La traversée de l’hiver
Brahms par Mikhaïl Rudy
Brahms est un musicien qui appelle la subjectivité, peut-être celui qui suscite le plus chez l’auditeur la remontée des souvenirs et, partant, de la mélancolie des temps révolus et des désirs assouvis mais dont la satisfaction a été trop longtemps attendue.
Rendez-vous à Bray, de Delvaux, un film rare et fort, rend compte merveilleusement de ce pouvoir quasi unique ; il est bâti entièrement sur les trois Intermezzi de l’opus 119, opus qui clôt l’ensemble des enregistrements des pièces pour piano de Brahms par Mikhaïl Rudy de 1988 à 1994, qui vient d’être republié en coffret1.
Cet ensemble comprend les Klavierstücke de l’opus 76, les Rhapsodies de l’opus 79, les Valses, les Variations (sur un thème de Schumann, sur un thème de Haendel, sur un thème hongrois, sur le Sextuor à cordes, opus 18 – celui des Amants de Louis Malle), et puis les oeuvres de la fin de la vie de Brahms, les Fantaisies, opus 116, les Intermezzi, opus 117 et les Klavierstücke opus 118 et 119.
Nul n’a jamais joué aussi “ vrai ”, à ce jour, ces pièces, que Rudy, avec cette précision pour les Variations et surtout, surtout, ce désenchantement et cette mélancolie à peine douloureuse pour les pièces de la fin. Une parfaite musique d’hiver, à écouter avec un grog ou, mieux, un vin chaud aux épices – un glugg suédois – en se disant tout de même, sous peine de sombrer dans le désespoir, que tout cela n’est, en définitive, que de la musique.
Vengerov joue Dvorak et Elgar
Brahms a eu une influence majeure sur ses contemporains et leurs disciples, et cela n’est vrai ni de Schumann, ni de Schubert, ni même de Mendelssohn ; en cela, Brahms est le père de toute la musique tonale moderne. Nul besoin d’être musicologue pour s’en convaincre, ni d’analyser les superpositions de rythmes ternaire/quaternaire, ou les enchaînements harmoniques typiquement brahmsiens : il suffit d’écouter Dvorak, Elgar, ou même Franck, Chausson et autres franckistes.
Cet héritage est particulièrement frappant dans deux oeuvres que vient d’enregistrer Maxim Vengerov, l’une avec le New York Philharmonic dirigé par Kurt Masur, l’autre avec Revital Chachamov au piano : le Concerto pour violon de Dvorak, et la Sonate pour violon et piano d’Elgar2.
Le Concerto de Dvorak est, inexplicablement, peu joué, moins en tout cas que les grands concertos romantiques du répertoire, et ceux qui ne le connaissent pas pourraient en déduire qu’il s’agit d’une oeuvre mineure, à tort.
Très proche du Concerto de Brahms, dont il est une sorte de jumeau, mais rien moins qu’un démarquage, et très personnel en même temps, on peut à bon droit en préférer au moins l’adagio, au lyrisme poignant, au mouvement lent de celui de Brahms.
La Sonate d’Elgar, elle, a été composée en 1918, et elle est à la fois dans la lignée des Sonates de Brahms et de celles de Franck et Lekeu. Surtout, c’est ce qu’Elgar – l’auteur de l’inénarrable Pump and Circumstances, repris chaque année en choeur par le public des Promenade Concerts à l’Albert Hall – a écrit de plus fort, et l’un des rares diamants de la musique anglaise du XXe siècle.
Deux oeuvres dont la découverte vous réservera des joies fortes et inattendues, d’autant que Vengerov a maintenant atteint la plénitude de son jeu chaud et lyrique, qui fait ici merveille aussi bien que dans ses enregistrements – qui seraient légendaires s’ils n’avaient moins de dix ans – des Concertos de Prokofiev et Chostakovitch.
Latinos encanaillés : Piazzolla et Barenboïm
La mode est, pour les musiciens dits classiques (la distinction remonte à peine au XIXe siècle), à l’aventure dans des genres qui relèvent de la musique populaire : tangos (Kremer), musique kletzmer (Perlman). Barenboïm, touche-à- tout hyperdoué, s’est déjà essayé au tango (Mi Buenos Aires Querido). Le voici aujourd’hui, Argentin égaré plus au Nord, dans des sambas, réunies sous le titre de Brasilian Rhapsody3, avec un petit ensemble – bois, percussion, voix.
Il y a deux Saudades de Milhaud, mais tout le reste est musique populaire indiscutablement et traité comme tel, au premier degré, avec des standards de Jobim et autres Cardoso. C’est joliment joué, parfaite musique de fond si vous attendez des amis, mais Brahms n’a‑t-il pas commencé sa carrière comme pianiste de brasserie ?
Piazzolla, lui, était un compositeur de musique traditionnelle qui a intellectualisé le tango tout en s’en défendant (“ Une musique faite pour être jouée par des musiciens à moitié soûls, dans un bordel ”, disait-il). On publie aujourd’hui un enregistrement de Piazzolla et ses amis réalisé à New York en 1987 sous le titre The rough dancer and the cyclical night4. C’est vraiment de la musique canaille, que Piazzolla a écrite, arrangée et jouée mieux que personne. Et ce traitement du bandonéon, que celui qui a visité l’Amérique latine ne pourra plus oublier, n’appartient qu’à lui ; ou plutôt c’est lui qui l’a renouvelé, ouvrant ainsi la voie à ceux qui sont venus ensuite, notamment le Cuartetto Cedron.
Vivaldi, encore – Callas, toujours
L’Orchestre Baroque de Venise s’est donné pour tâche de dépoussiérer la musique baroque, et de l’interpréter librement, comme à l’époque. Le résultat est assez vivifiant, comme on peut en juger avec les Saisons et trois Concertos pour violon5. C’est vif, précis, pas coincé, et cela renouvelle agréablement les interprétations qui ont fait date, aujourd’hui dépassées, des Musici et autres ensembles courageux et novateurs qui avaient tiré Vivaldi de l’oubli.
Cela étant dit, Vivaldi est un musicien foisonnant et léger, et il ne faut pas chercher dans sa musique autre chose que le plaisir de l’instant qui passe, comme dans… Piazzolla.
Enfin Maria Callas, puisqu’il faut en passer par là, même si l’on est exaspéré par le battage médiatique ancien et actuel. Ce fut indiscutablement une diva, parmi les plus grandes, et l’exploitation qui a été faite – et qui l’est encore – de son image, ne doit pas faire oublier son talent, et surtout sa présence scénique, non perceptible au disque.
Il y a eu des voix, notamment françaises, plus pures dans le bel canto. Callas ne laissera pas une trace impérissable dans Mozart, encore moins dans Wagner. Mais c’est une légende, et c’est comme telle qu’il faut la juger aujourd’hui.
Un coffret superbement présenté (iconographie, etc.) précisément nommé Maria Callas, la légende rassemble une trentaine d’airs de Bellini, Puccini, Giordano, Verdi, et aussi Massenet, Meyerbeer, Saint-Saëns, Charpentier, de celle qui fut une des idoles du XXe siècle6.
On peut être irrationnel et se pâmer, ou être critique et réservé. Mais Callas est désormais intégrée, avec Elvis Presley et d’autres, dans le panthéon des artistes populaires. Et le peuple ne saurait avoir tort.
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1. 3 CD EMI.
2. 1 CD TELDEC.
3. 1 CD TELDEC.
4. 1 CD NONESUCH.
5. 1 CD SONY.
6. 2 CD EMI.