La valorisation des brevets
Selon une statistique communément répandue, à peine un brevet sur mille va générer des revenus exceptionnels pour l’entreprise. La méthode Shadock consisterait donc à se dépêcher de déposer et d’obtenir la délivrance des 999 premiers brevets, afin de soigner la préparation du millième.
Les coûts liés à chacun de ces brevets sont quant à eux sensiblement constants d’un dossier à l’autre, et estimables : frais de rédaction, de procédures de délivrance, de maintien en vigueur, étendue géographique de la protection, voire primes aux inventeurs. La majorité de ces coûts sont engagés le plus souvent avant qu’il ne soit possible d’estimer réellement les retombées économiques de l’invention sur l’entreprise.
Toutefois, dans les entreprises pour lesquelles il est impensable de déposer mille brevets pour obtenir une valorisation positive, et dans celles qui souhaitent également tirer le maximum de leurs autres inventions, il est bénéfique de disposer d’un moyen d’estimer la valeur de ces autres titres.
Il est possible de définir quelques critères communs pour évaluer la valeur d’un tel titre de propriété industrielle, comme sa qualité technique, ou sa qualité juridique. La qualité technique s’estime principalement sur le nombre d’exemples et le détail et la clarté de la description de l’invention, ce qui permet d’asseoir une protection large. La qualité juridique correspond à la portée des revendications du brevet : les différents aspects (produit, procédé de fabrication, utilisation, » logiciel « , etc.) sont-ils revendiqués ? Les revendications apparaissent-elles contournables ? Ces critères doivent être étudiés pour les différents brevets d’une même famille, et plus laborieusement pour un portefeuille entier.
Toutefois, on remarquera vite que la valeur du titre s’estimera différemment selon qu’on est le titulaire du titre, son concurrent, un investisseur, ou autre. En corollaire, quel est le but de l’évaluation : s’agit-il d’évaluer un brevet, ou une demande pour savoir s’il est opportun de les maintenir en vigueur, ou de les acquérir ? S’agit-il d’évaluer un portefeuille complet en vue de rentrer sur un marché ? S’agit-il d’une évaluation du passé, du présent, ou de l’avenir ? Les méthodes d’évaluation étant nombreuses, la réponse à ces quelques questions permettra déjà de déterminer les méthodes d’évaluation les mieux adaptées.
L’évaluation par un tiers
Quand on n’est pas le breveté, une méthode simple d’évaluation peut se dégager facilement : on peut évaluer la valeur que le titulaire donne au brevet en fonction de la façon dont il gère son portefeuille de brevets. On évalue les frais engagés par le titulaire pour l’obtention, la défense ou le maintien en vigueur du titre. Par rapport à une moyenne globalement connue de ces coûts, liée aux frais listés ci-dessus, le titulaire peut avoir été particulièrement attaché à la procédure : les procédures longues peuvent être un signe que le breveté a tenté d’obtenir une protection large. Le nombre de pays désignés est un indicateur. Si la demande de brevet mère a donné naissance à une quantité de demandes filles par le biais de demandes divisionnaires, de continuation ou de continuation par parties, c’est un signe de la ténacité du demandeur. Si des procédures d’opposition par des tiers ont été engagées, c’est un signe que le brevet présente une réalité économique.
Si on est tenté d’investir dans un brevet, les premières questions à se poser sont les suivantes : le brevet est-il librement exploitable ? s’il existe un produit du breveté, le brevet couvre-t-il ce produit, dans quelles régions, et au plus jusqu’à quand ? Existe-t-il des produits concurrents et sur quels marchés, et tombent-ils sous le coup du brevet ? La chute du brevet dans le domaine public serait-elle préjudiciable à l’entreprise, ou est-elle bien préparée ?
L’évaluation par le breveté
Quand on est breveté, impossible bien entendu d’évaluer la valeur du titre en fonction des frais engagés pour sa défense.
Du point de vue comptable, deux types de revenus sont directement quantifiables : les revenus de licences du brevet et les revenus provenant des produits couverts par le brevet. Outre ces indicateurs financiers directement exploitables, une demande ou un brevet » non exploités » peuvent constituer un actif insoupçonné.
Ci-dessous, je liste différentes façons de considérer ces titres de propriété industrielle comme un actif, tout au long de la vie d’un brevet, de l’invention à l’expiration du titre. Une invention, une demande de brevet ou un brevet ne rapportent pas nécessairement au niveau comptable. Toutefois, par certains aspects, ils contribuent à la richesse de l’entreprise.
Hélas, la question de l’opportunité de maintenir en vigueur le titre se pose généralement plusieurs années après le dépôt du titre, et le plus souvent à un moment où le responsable du service juridique, le responsable du service propriété industrielle, le rédacteur de la demande, les personnes s’étant occupé de la procédure de délivrance ou les inventeurs ont quitté la société ou ont changé de poste, ce qui rend l’étude complexe.
a) Stimuler la recherche et développement
La politique de brevet est une bonne incitation pour les équipes de recherche et développement. Outre la présence valorisante du nom de l’inventeur sur la publication de la demande de brevet, la mise en place d’une politique contrôlée de rémunération supplémentaire des inventeurs de mission stimule la recherche. L’essentiel est ici de garder le contrôle de cette politique, afin de s’assurer que la recherche a pour but des inventions qui, en plus d’être brevetables, ont un intérêt économique réel pour l’entreprise.
b) Dissuader les tiers dès la procédure de délivrance
Cette option est par définition la mieux adaptée aux premières années de la vie de la demande de brevet. Aujourd’hui, l’examen de brevetabilité n’est couramment entamé, pour une invention considérée, que quatre à six ans après l’invention aux États-Unis, en Europe ou au Japon. La portée réelle de la protection ne sera définie que sept ans après l’invention. La demande de brevet est, elle, publiée dès dix-huit mois après le dépôt.
Pendant ces sept ans, c’est à la concurrence de faire le travail des Offices de brevets. La société concurrente devra donc investir pour vérifier le contenu de la demande, faire une recherche d’antériorités, surveiller la procédure de délivrance, le cas échéant s’opposer au brevet délivré pour faire réduire sa portée lors d’une procédure judiciaire.
Les frais engagés par la société concurrente peuvent être de l’ordre de ceux engagés par la société brevetée pour obtenir la délivrance des titres. À dépenses comparables, la société brevetée fait donc nettement un bénéfice.
Pendant ces années, la société titulaire bénéficie ainsi virtuellement d’une protection large. En effet, sous certaines conditions, la société titulaire bénéficie d’une protection provisoire dès la publication de sa demande. Elle est de plus susceptible de modifier sa protection, en l’adaptant aux produits des concurrents arrivant sur le marché pendant ces environ sept années, dans les limites de l’objet de la demande initiale.
De plus, la société titulaire peut allonger les procédures devant les Offices de brevet, augmentant ainsi d’un ou deux ans les durées standard décrites ci-dessus. Aujourd’hui, de nombreuses demandes déposées en 1998 reçoivent seulement leur premier rapport d’examen de l’Office européen des brevets (cf. figure 3). Gageons que les concurrents de ces déposants n’ont pas attendu si longtemps pour se faire une idée par eux-mêmes de la portée de la protection.
c) Différencier ses produits par le brevet
Outre les offices américain, japonais, européen et allemand qui sont réputés pour imposer un seuil de brevetabilité assez élevé, certains offices, tels que l’Office français des brevets, ne pratiquent pas un examen détaillé de brevetabilité.
Pour être brevetable, une invention doit répondre principalement à trois critères : la nouveauté, l’activité inventive (ou » non-évidence »), et l’application industrielle (ou » utilité »). Le critère d’application industrielle est le plus facile à remplir : il suffit que l’invention puisse être fabriquée ou utilisée par tout type d’industrie, ce qui est indéniablement le cas du produit ou service commercialisé. Le critère de nouveauté est également facile à remplir : il suffit d’être différent des généralement trois à six documents antérieurs opposés lors de l’examen de brevetabilité. Les mérites de cette différence ne sont pas étudiés dans le cadre de l’examen de nouveauté.
Quant au critère d’activité inventive, qui correspond sensiblement aux mérites de la différence entre le brevet et l’art antérieur, il n’est pas étudié, par l’Office français des brevets, dans le cadre de la délivrance d’un brevet. Voici donc notre produit nouveau breveté en France !
Cet examen » partiel » de brevetabilité est également beaucoup plus court que l’examen complet pratiqué par les Offices mentionnés ci-dessus, de sorte qu’en à peine trois ans (cf. figure 2) il est possible d’appliquer la mention » breveté » sur un produit. La mention » produit breveté » est donc facilement et rapidement obtenue en France. De quoi rendre à faible coût un produit plus attractif.
Quant aux concurrents, la découverte de la mention » produit breveté » pourra les amener à réfléchir à deux fois avant de développer un produit concurrent :
- en quoi le produit est-il breveté ?
- le cas échéant, le brevet est-il susceptible de couvrir mon produit, et en quoi ?
- le brevet délivré est-il brevetable (ou en d’autres termes, le brevet fait-il preuve » d’activité inventive ») ?
- le cas échéant, dois-je intenter une action en justice afin de faire annuler le brevet, pour pouvoir commercialiser mon produit librement, ou me rapprocher du titulaire pour obtenir une licence ?
Pendant ce temps, l’entreprise titulaire peut faire valoir une exclusivité pour son nouveau produit.
d) Communiquer sur le portefeuille
Pour les entreprises de grande taille, on pourra mettre en oeuvre à grande échelle la politique d’un dépôt français permettant d’obtenir rapidement un titre à des fins promotionnelles, et d’un dépôt européen ou américain à procédure longue pour, le cas échéant, adapter sa protection aux produits concurrents.
Exemple de communication d’entreprise innovante basée sur la croissance du nombre de dépôts
En parallèle, la politique innovante de la société est mise en avant en communiquant sur le nombre de brevets déposés (cf. figure 4), ou le nombre de brevets délivrés.
Seuls les tiers avisés savent que ces statistiques peuvent parfois être trompeuses. Le nombre de brevets déposés n’est pas forcément révélateur : un même dépôt peut conduire à la délivrance de 20 titres de propriété intellectuelle à travers le monde, ou être abandonné sans donner la moindre délivrance. Le nombre de brevets délivrés n’est pas révélateur : les brevets délivrés aujourd’hui peuvent avoir été déposés pour certains trois ans auparavant, ou dix à douze ans auparavant.
e) Évaluer les frais de développement d’un produit concurrent
Pour évaluer un brevet, on pourra classiquement commencer par étudier sa portée, et s’il couvre un produit commercialisé par l’entreprise, voire par un concurrent. Si le brevet ne couvre aucun produit de concurrents, cela peut être que celui-ci n’offre aucun avantage notable au produit. Cela peut au contraire être parce que les concurrents ont pris le soin d’étudier et de contourner ce brevet. À ce titre, l’étude des produits du concurrent pourra s’avérer riche d’enseignements. Si celui-ci a dû développer un procédé plus coûteux pour contourner le brevet, l’abandon de ce dernier, même s’il n’était à proprement parler pas reproduit, serait à coup sûr une perte de valeur.
f) Obtenir la liberté d’exploitation
Extrait d’un brevet ancien de vélocipède
Contrairement à quelques idées reçues, un titulaire de brevet n’est pas nécessairement libre d’exploiter un produit objet du brevet. Le brevet n’est en effet pas un droit de faire, mais un droit d’interdire à autrui de faire.
À titre d’exemple si, en des temps immémoriaux, la société Z avait inventé la roue, et l’avait brevetée (cf. figure 1), et si, dans les vingt ans, la société Y avait inventé la bicyclette, et l’avait brevetée (cf. figure 5) (la bicyclette étant par essence brevetable par rapport à la roue), alors Z aurait pu empêcher Y de mettre des roues dans sa bicyclette, ce qui rend la commercialisation par Y de la bicyclette brevetée fortement compromise.
On en arrive donc à une situation de blocage puisqu’aucune des deux sociétés ne peut commercialiser librement la bicyclette, sauf accord entre Y et Z.
Y aura toutefois été bien inspirée de breveter son invention de la bicyclette, pour empêcher Z d’en produire en toute impunité, si Y n’avait pas été en mesure de garder le secret sur son invention. Breveter la bicyclette permet donc à Y de disposer d’une monnaie d’échange dans le cadre de ses relations avec Z, en attendant la mort du brevet sur la roue, ou même avant en cas d’accord.
Conclusion
Il est rare qu’on puisse attribuer à un brevet un revenu. Toutefois, celui-ci peut quand même être une source de valeur pour l’entreprise. Ci-dessus, quelques schémas ont été décrits. La valeur d’un brevet s’évalue toutefois de manière très variable selon la personne qui cherche à évaluer, le but de l’évaluation, ou l’instant de celle-ci.