Harmoniser les dissonances, la vocation d’un photographe atypique
Après un long parcours dans l’informatique, François Bourdoncle (84) a embrassé la carrière photographique. Son profil atypique y a trouvé un vecteur de communication et de compréhension du monde dans sa complexité.
François, tu es désormais photographe, peux-tu nous parler rapidement de ton parcours ?
Je suis X‑Mines 84, avec un début de carrière dans la recherche en informatique théorique, en France et dans la Silicon Valley. J’ai ensuite créé Exalead, une entreprise de logiciel que j’ai développée pendant dix ans puis revendue en 2010 à Dassault Systèmes. J’ai fait également un peu de conseil en stratégie à mon compte pendant quelques années, avant de décider de me consacrer entièrement à la photographie dite d’auteur, ou artistique (voir fjb.photo).
Justement, pourquoi avoir choisi la photographie ?
C’est une bonne question à laquelle je n’ai que très récemment trouvé un début de réponse. J’ai toujours eu un appareil photo et j’ai commencé par photographier mes chats avec un 6 x 6 argentique. Mais je n’ai jamais eu de passion au sens où l’entendent les membres de clubs photo par exemple, et je n’ai jamais été tenté par le développement argentique. Prendre des photos en voyage était une sorte de réflexe mais pas une nécessité, je préfère en général mes souvenirs à une image. Et je n’ai jamais eu non plus de culture photographique qui, il faut bien le reconnaître, est toujours très confidentielle aujourd’hui, même chez les gens cultivés.
Alors je pourrais peut-être dire que c’est à la suite d’une rupture sentimentale et d’un stage de narration photographique un été à Arles, il y a trois ans, que j’ai eu la révélation du pouvoir évocateur de la photo, et pris conscience que c’était une forme de langage à part entière. J’ai aussi constaté que l’objet photographique ne parlait pas à la même partie de mon cerveau que le genre de communication rationnelle que j’avais pu pratiquer jusqu’alors. Enfin, j’ai été frappé de constater, et je le suis toujours, à quel point la photographie parle de celui ou de celle qui la regarde, plus que de l’artiste qui en est à l’origine. Cette prise de conscience m’a permis de pratiquer une forme de lâcher prise dans ma communication et j’ai trouvé cela fascinant.
Quel regard sur le monde portes-tu en tant que photographe ?
Je constatais dans le même temps que le monde devenait de plus en plus réfractaire à toute forme de rationalité, notamment à cause de la montée des populismes et de l’effet extrêmement néfaste des réseaux sociaux qui, à l’extrême, peuvent conduire à n’accepter de parler qu’à des gens qui pensent comme vous. Or cet enfermement communautaire m’affecte profondément. J’ai donc décidé de consacrer le reste de ma vie à « l’intime », sans pour autant oublier la manière de voir le monde que j’ai construite dans mes vies antérieures et en gardant intacte l’envie de traiter de certains sujets afin de susciter une réflexion chez le spectateur. Mais de manière indirecte, comme si je parlais de « l’ombre portée » de nos sociétés sur l’intime, sans dénoncer ni accuser personne, le militantisme étant par essence dans mon collimateur. D’ailleurs, je ne suis pas loin de penser que le militantisme généralisé qui parasite notre monde actuel n’est au final que la forme la plus aboutie d’un conformisme contemporain.
Pourquoi la photographie, donc ? Eh bien justement, pour échapper au manichéisme des mots et laisser le spectateur entrer librement en résonance avec les images, sans volonté d’imposer une lecture et sans rien définir de manière précise, en tentant d’échapper ainsi à des conflits sémantiques que je juge, par essence, stériles.
Tu associes souvent des photos plutôt abstraites ou conceptuelles avec d’autres plus figuratives. Pourquoi ?
En tant qu’enfant (sans doute) précoce, je me suis toujours senti un peu décalé par rapport aux autres. Intellectuellement plus agile, affectivement plus pataud. Doué pour manier les concepts, nul pour le bricolage. Et j’ai gardé cette difficulté à adopter un point de vue normé sur les choses et à accepter bien entendu que l’on (me) colle des étiquettes. La complexité du monde m’a toujours profondément excité et j’ai toujours eu le plus grand mal à comprendre qu’il n’en soit pas de même pour tout le monde. Du coup, les discours réducteurs ou militants me heurtent profondément, ainsi que l’incapacité que je peux ressentir chez certains à adopter le point de vue de l’Autre pour tenter de comprendre son attitude ou ses réactions. J’ai toujours constaté que la simplification est la source de bien des problèmes car, quand on simplifie, on fausse et on biaise inévitablement.
Que cherches-tu dans la photo d’art ?
Je crois que ce qui me fascine, fondamentalement, ce sont les dissonances cognitives et esthétiques. Cela fait très longtemps que cela est le cas pour moi en musique où les dissonances, et plus encore les ruptures ou les glissements harmoniques, les changements de tonalité, sont une source d’émerveillement puissant, qui peuvent instantanément me couper le souffle et me faire pleurer. Au fond, la complexité est la forme la plus aboutie d’intelligence et ce qu’il y a de plus délectable dans l’esprit humain. En tout cas pour ce qui me concerne.
“Créer un malaise qui engage l’esprit
de celui ou celle qui regarde mes photos
à sortir de sa zone de confort.”
Alors je pense que mon travail photographique, que je le veuille ou non, doit probablement procéder de la même approche autour des dissonances. Esthétiques (par exemple figuratif-documentaire vs conceptuel-abstrait) ou sémantiques (comme jouer avec les codes, les confronter ou les détourner), pour créer un malaise qui engage l’esprit de celui ou celle qui regarde mes photos à sortir de sa zone de confort et, surtout, de ses certitudes, d’essayer de comprendre. Pour faire court, de déstabiliser et de faire douter.
Comment donnes-tu corps à ton regard ?
Évidemment, pour donner une cohérence formelle, il faut sans doute recourir à des artifices, comme le noir et blanc. Mais, au-delà de cet aspect formel, le noir et blanc est également un puissant outil de décontextualisation – le cerveau ayant moins d’informations pour interpréter et reconstituer « la » réalité – qui permet de détourner, de réinterpréter et d’engendrer le doute. Il y a d’autres procédés techniques pour atteindre ces mêmes résultats bien entendu, comme la distance focale et le cadrage, l’angle de vue, le flou, etc. En utilisant ces artifices, on peut faire cohabiter des styles photographiques traditionnellement considérés comme très différents, car au final on les détourne tous. En associant ou détournant des symboles également. Là où un photographe comme Ralph Gibson cherchait les résonances (voire les harmoniques) visuelles, parfois très sophistiquées, je m’applique plutôt à harmoniser les dissonances. Et c’est une source de plaisir infini.
« Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre.
Puis il fit jaillir la lumière et la sépara des ténèbres.
Ainsi fut le soir, ainsi fut le matin.
Au sixième jour, Dieu demanda à Adam de nommer les animaux.
Curieusement, il se garda bien de le faire lui-même.
Sur les liens entre langage, soumission et religion, Paul Valéry écrit ces mots
magnifiques : « Il y a une clarté apparente qui résulte de l’habitude de se servir
de notions obscures. Cette clarté est l’échange d’une obscurité consentie. »
Le mot, caricature ambiguë du réel, serait ainsi un mal nécessaire.
Nécessaire pour apaiser nos angoisses, en réduisant la complexité du monde
dans lequel nous vivons. Mais aussi fondamentalement problématique,
la caricature et l’ambiguïté formant de tous temps le terreau de violents conflits.
Car telle est la terrible dualité du Verbe, à la fois libérateur, quand on est en mesure
d’exprimer sa vérité haut et fort, et aliénateur, quand on se soumet volontairement à la
parole d’autrui en échange d’une promesse de paix intérieure.
Ce livre évoque l’acte de défense aussi fondamental qu’hostile qui consiste
à nommer les choses, et ses conséquences sur l’intime. »
Présentation de la série Ainsi Fut Le Noir par François Bourdoncle