L’action et le système du monde
Dans l’œuvre déjà abondante de Thierry de Montbrial, ce livre occupe une place à part, non seulement parce qu’il est le fruit d’un travail de trois décennies, mais aussi et surtout parce qu’il cherche à tirer de longues réflexions pluridisciplinaires une méthode de nature à formuler des projets d’action visant à changer une partie – grande ou petite – du monde.
Certes le pari est ambitieux et n’aurait pas souffert l’improvisation, mais beaucoup de lecteurs le considéreront comme gagné. Pourquoi ?
Avant tout parce qu’un auteur ne peut s’éloigner davantage de la langue de bois. Montbrial donne un sens précis aux termes et aux concepts qu’il utilise, ce qui, tout compte fait, est rare.
Ensuite parce qu’il a le courage de l’abstraction. Oui.
Loin de tomber dans la manie du “ faire concret ”, il sait que la réalité est trop complexe pour être embrassée (et analysée en vue de l’action) sans y découvrir des structures abstraites. Il faut un certain courage pour prôner ce qui est, en définitive, une économie de pensée, mais ne peut être obtenu qu’au prix d’efforts difficiles.
Il est temps, même s’il n’est pas question ici de résumer ou d’analyser complètement pareil gros livre, de dire pour l’essentiel quels sont l’objet de l’ouvrage et les principaux concepts utilisés.
L’objet : jeter les bases d’une science de l’action que Montbrial appelle praxéologie, reprenant un terme qui a parfois été utilisé depuis la fin du XIXe siècle et, chose significative, successivement par un sociologue, par un philosophe et par un économiste.
L’action dont il s’agit porte sur une ou plusieurs unités actives ; une telle unité étant un groupe humain possédant trois attributs : une Culture (avec une majuscule pour distinguer l’acception retenue de deux ou trois autres qui créent souvent des malentendus), une organisation et des ressources.
Abstractions utiles pour faire bénéficier d’une même méthode des entités de taille et de nature aussi variées que des États, des entreprises, des Églises, des syndicats, des partis politiques, des organisations internationales (pures ou impures), etc. Mais attention ! Ne peuvent être considérées comme unités actives que les entités possédant toutes les caractéristiques ci-dessus.
Les autres concepts que le livre définit et commente avec soin sont ceux de puissance, de conflit, de stratégie et de stabilité.
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Rien d’ingrat ou de pédant dans l’exposé de ces bases théoriques. Celles-ci sont illustrées par de très nombreux exemples dont la plupart sont tirés de l’histoire récente.
La seconde partie de l’ouvrage développe plus abondamment les exemples d’application de cette méthode et permet d’en mesurer l’efficacité avec une grande honnêteté intellectuelle, c’est-à-dire en ne présentant pas la théorie comme une panacée et en ne cachant ni les difficultés rencontrées ni les limites.
Il apparaît très clairement dans cette seconde partie la valeur irremplaçable du regard systématiquement pluridisciplinaire de Montbrial. Je ne peux à cette occasion et à titre d’exemple m’empêcher de rappeler qu’au grand dam de l’intérêt général sont extrêmement rares les hommes, comme feu Maurice Lauré, qui, dans leurs réflexions approfondies en vue de l’action, associent totalement les aspects fiscaux et les aspects économiques.
Répétons que l’objet du livre est l’action. Les analyses historiques, les explications de caractère économique, politique, etc., sont présentes ; elles ne sont pas pour l’auteur une fin en soi.
Il est toujours intéressant de regarder l’index situé à la fin d’un bon livre – et surtout celui des personnes citées. J’avoue qu’il m’arrive souvent de commencer ainsi un livre par la fin ! Eh bien ! amusez-vous à cocher les noms cités plus de sept fois – et aussi à noter ceux que vous croiriez y trouver et qui n’y sont pas ; par exemple Arnold Toynbee, Bentham, Burlamaqui ou Pufendorf (alors que Grotius est cité une fois). Sans attacher à ce petit jeu “ arithmétique ” plus de valeur qu’il n’en a, nous y verrons que sont hors de propos les grandes perspectives historiques, la théorie du droit naturel et celle des fondements du droit international. Pourtant, rien de tout cela n’est inconnu de l’auteur ou n’est négligé par lui ; mais il a veillé avec force à la clarté et à la cohérence du propos.
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Nous pouvons nous demander si ce livre méritait un autre titre – toute considération commerciale de l’éditeur mise à part ! – par exemple Traité de praxéologie ou Précis de praxéologie. En fait, ce n’est pas cela qui importe, mais plutôt la suite qui sera donnée à cet ouvrage remarquable. Suite donnée par l’auteur ? par ses collaborateurs de l’Institut français des relations internationales ? par ses élèves ?
Il est clair que deux voies sont possibles, qui ne s’excluent nullement l’une l’autre :
– ou bien poursuivre avec raison et mesure la construction théorique, par exemple en faisant intervenir plus explicitement les considérations éthiques (à bien distinguer des considérations morales) ;
– ou bien approfondir du point de vue de cette théorie un certain nombre de problèmes actuels, au premier rang desquels celui de la construction européenne ; mais aussi ceux que posent bien des idées reçues, comme celles – floues et dangereuses – sur la “ société civile ”.
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Pour conclure, et c’est loin d’être une critique, ce livre est une somme, ce n’est pas une fin.