« Lady X » : une fiction historique sur une femme à Polytechnique en 1853
La nouvelle qui suit est une fiction historique de notre camarade Jean-Jacques Salomon (X74) mettant en scène une mystérieuse élève de l’X ainsi que des personnages historiques tels qu’Arago, le procureur impérial Pinard ou encore George Sand.
L’été de l’année 1853 fut un des plus chauds de la première période de ce qu’il fallait désormais appeler le Second Empire. À Paris, en août, aucune pluie n’avait rafraîchi les arbres, secs et jaunis comme si l’on était déjà en octobre. Le 28 de ce mois, vers cinq heures du soir, le soleil jetait un semblant de poussière rouge sur les cimes des rangées de tilleuls qui menaient, telle une avenue seigneuriale, à ce bâtiment remarquable où, par décision spéciale de l’empereur, François Arago, pratiquement aveugle, avait été autorisé à vivre la dernière saison de son exceptionnelle destinée.
Un homme vêtu d’une veste en coutil rouge à boutons d’or et d’une culotte de la même étoffe, chaussé de bottes basses à semelles minces et coiffé d’un chapeau aux larges bords qui dissimulait sa chevelure, pénétra dans l’Observatoire par une porte latérale menant à l’appartement qu’y occupait le grand savant. Venu à pied de la rue Racine par le jardin du Luxembourg, cet homme n’avait rien dans sa démarche qui eût annoncé qu’il cachait un secret. Un observateur aurait certes pu remarquer le sourire nostalgique qui avait éclairé les traits fins, presque féminins, de son visage au moment de croiser la rue Cassini, mais nul n’aurait pu deviner ce qui l’amenait au chevet de l’astronome en ce dimanche étouffant.
Un landau à grand attelage, bâché malgré la chaleur, déposa peu après devant la même porte trois autres visiteurs, pressés de la pousser comme s’ils craignaient d’être reconnus. Dans la chambre d’Arago, où nous les découvrons maintenant, se trouvent ainsi réunis autour de la Science, la Justice, les Armes, la Médecine et les Lettres.
Pourquoi, malgré la maladie qui va bientôt l’emporter, l’éminent physicien – conscience républicaine irréprochable – reçoit-il chez lui le procureur impérial Pinard, qui se distinguera plus tard en faisant blâmer Flaubert et condamner Baudelaire ? Pourquoi a‑t-il invité le maréchal de Saint-Arnaud, ce ministre de la Guerre aux « états de service de chacal » selon Victor Hugo ? Pourquoi, Henri Conneau, le premier médecin de la maison impériale est-il aussi présent ? Et que fait George Sand, que le lecteur aura reconnue dans le personnage à la culotte rouge, au côté de ces trois-là ?
L’affaire qui les amène est si extravagante qu’on peine aujourd’hui à y croire. Elle commence peu avant l’étrange conciliabule qui se prépare derrière les murs épais de l’Observatoire. Depuis la réforme du concours d’entrée l’année précédente, les élèves admis à l’École polytechnique ne sont plus soumis à une visite médicale d’aptitude physique. Profitant de son prénom épicène, Dominique Garnier, une autodidacte lyonnaise, décide de maquiller son identité et de se présenter aux épreuves habillée en garçon. Le jury de tournée s’y laisse prendre, la jeune femme est reçue. Dans les premiers temps de son arrivée à l’X, Mlle Garnier réussit, par d’habiles contorsions, à se faire passer pour un homme. Mais là voilà atteinte par le choléra qui redémarre à Paris ! Le médecin-chef qui la soigne et la tirera d’affaire découvre inévitablement la supercherie.
Le secret médical n’est pas encore aussi codifié qu’il l’est devenu par la suite. L’article 378 du Code pénal de 1810 prévoit cependant déjà que, hors le cas où la loi les oblige à se porter dénonciateurs, les médecins révélant des secrets dont l’exercice de leur fonction les ont rendus dépositaires peuvent être sanctionnés. Le major hésite : doit-il se comporter en soldat ou d’abord en médecin ? Au-delà de la question déontologique, il mesure aussi l’enjeu politique. Un an à peine après la réforme de 1852, la réputation du concours ne risque-t-elle pas d’être compromise s’il dévoile l’imposture ?
Sa décision ne tarde pas. C’est en médecin qu’il choisit d’agir et, plutôt que d’en référer à sa hiérarchie, il s’adresse à Henri Conneau, le médecin personnel de Napoléon III, déjà réputé pour sa liberté de parole et son goût pour les missions secrètes. Conneau avise l’empereur. Badinguet, comme on sait, aime les femmes et les déguisements. Romanesque et volontiers chevaleresque, il songe à se faire présenter l’impétrante. Mais c’est aussi un homme d’ordre. Indécis à son tour, il charge le toubib de sonder Arago – auquel il conserve son estime malgré ce qui les oppose depuis le 2 décembre – sur la conduite à tenir. Et le directeur de l’Observatoire décide de réunir, dans la plus grande discrétion, un jury d’honneur pour statuer sur le cas Garnier. Les noms de Pinard, Saint-Arnaud et Conneau s’imposent ex officio. Celui de George Sand lui est suggéré par son fils Emmanuel dont elle est l’amie. Grâce à une lettre – demeurée inédite jusqu’à ces derniers temps – qu’elle a adressée au jeune Arago, on peut assez bien reconstituer ce qu’il s’est dit dans la chambre de son père.
Les grandes figures du féminisme sont parfois en privé bien différentes de ce qu’elles affichent en public. En cet après-midi torride d’août 1853, la dame de Nohant s’apprête à en faire la démonstration. François Arago était sur le point de convaincre le maréchal et le médecin de sortir de l’ornière en ouvrant, par dérogation, l’accès de l’X à une femme chaque année, lorsque George Sand, restée jusque-là silencieuse, prit la parole.
« Messieurs, dit-elle avec l’éloquence qu’on imagine, vous vous égarez. La cause des femmes vaut mieux qu’une dérogation. Votre proposition serait non seulement hypocrite mais elle retarderait longtemps encore leur accès à l’égalité. C’est une fausse bonne idée ! Quel sens y aurait-il à faire une exception pour une alors que tant d’autres resteront condamnées à la servilité ? L’affranchissement de la femme doit commencer dans les familles, pas à Polytechnique !
— Ah que c’est bien parlé ! s’exclama Pinard, soulagé de ne pas devoir protester lui-même. Le temps de la réforme viendra, mais il est encore loin. »
Arago était dérouté. De sa double expérience d’homme de science et d’État, il avait acquis cette qualité rare qu’est l’aptitude à bien évaluer les rapports de forces. Il comptait sur l’auteure de Lélia pour pousser une solution novatrice et voilà qu’elle défendait le statu quo ! Dès ses premiers mots, il avait compris que personne ne se risquerait à la contredire.
« Puisque vous ne voulez pas du plan A, voyons le plan B, proposa l’astronome – mettant au passage en orbite une formule qui devait faire florès un siècle et demi plus tard. Peut-on envisager de conserver secret le genre de l’élève Garnier ? s’enquit-il auprès de Conneau.
— Au prix de certificats médicaux opportuns et de quelques escobarderies, cela devrait être possible, répondit le médecin avec un sourire de carabin. Je me fais fort d’en convaincre l’empereur ! »
Ainsi fut réglée, motus et bouche cousue, cette rocambolesque affaire. Qu’est devenue Garnier après sa sortie de l’X ? On ne retrouve sa trace dans aucune liste des écoles d’application ou des corps de l’État. Son nom apparaît en revanche à partir de 1890 en qualité de membre honoraire dans les registres de la Royal Astronomical Society sous l’intitulé Lady X (Garnier). Conneau aurait-il facilité son installation en Angleterre, où – paradoxe de l’ère victorienne – la science était plus ouverte au deuxième sexe qu’en France ? L’idée lui en aurait-elle été soufflée par l’empereur en personne ? Arago le jeune s’est-il épris du sous-lieutenant Garnier, ce qui pourrait expliquer que la lettre soit si longtemps restée dans un tiroir ? George Sand, affligée par la mort de sa petite fille au moment où la jeune femme sortait de l’École, a‑t-elle fini par lui accorder sa protection ? Qui peut le dire ?
D’aucuns se sont étonnés que la visite médicale ne fût rétablie à l’X qu’après Sedan. On en comprend maintenant la raison : tout au long de l’Empire, elle est restée taboue !