L’Agence française anticorruption
Trois ans après la création de l’Agence française anticorruption, la J&R fait le point avec son directeur sur l’action menée auprès des entreprises.
REPÈRES
L’Agence française anticorruption est un service à compétence nationale placé auprès des ministres de la Justice et du Budget, qui a pour mission d’aider les personnes, morales ou physiques, qui y sont confrontées, à prévenir et à détecter les atteintes à la probité (faits de corruption, de trafic d’influence, de concussion, de prise illégale d’intérêt, de détournement de fonds publics et de favoritisme). Créée par la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, l’AFA a remplacé le Service central de prévention de la corruption (SCPC).
J & R : Trois ans après la création de l’AFA, les entreprises ont-elles bien intégré les nouvelles exigences en matière de conformité ?
D’un point de vue théorique, sans aucun doute, les entreprises connaissent parfaitement les huit dispositions de l’article 17 de la loi constituant l’ensemble des obligations en matière de conformité anticorruption. La question est plutôt celle de savoir si, en pratique, ces dispositifs existent et fonctionnent dans des conditions de traçabilité permettant de s’en assurer. C’est là l’objectif des contrôles de l’Agence française anticorruption. La qualité du dispositif repose tout entière sur celle de la cartographie des risques. Même si elle n’arrive qu’au troisième rang des exigences de l’article 17, la cartographie constitue bel et bien une obligation majeure.
Nos contrôles s’attachent en premier lieu à vérifier la réalité et l’importance de l’engagement de l’instance dirigeante qui, naturellement, donne le ton dans la définition des priorités de l’organisation ; ce contrôle de l’intention peut apparaître comme un peu formel, voire scolaire, car il se fonde évidemment sur des constats simples : l’instance dirigeante a‑t-elle manifesté son engagement par des prises de parole au sein de l’entreprise, par la signature de certains documents ou de certaines notes internes, par la mise en œuvre de moyens matériels et humains consacrés à la conformité anticorruption… ?
D’une manière générale, si les entités contrôlées s’inscrivent toujours à des niveaux différents sur la courbe de maturité de la conformité anticorruption, trois enseignements généraux peuvent être tirés :
Tout d’abord, bien que souvent insuffisant, l’engagement des instances dirigeantes progresse.
On relève ensuite que certaines mesures du dispositif anticorruption (code de conduite, formation, alerte interne…) semblent plus aisées à mettre en œuvre, alors que d’autres mesures, comme la cartographie des risques de corruption ou l’évaluation des tiers, pourtant déterminantes pour la robustesse du dispositif, pâtissent encore trop souvent d’approximations méthodologiques.
Enfin, en tout état de cause, si les constats de manquements liés à une absence totale de mise en œuvre des mesures et procédures obligatoires tendent à disparaître, de nombreux manquements sont encore observés pour non-conformité ou défaut de déploiement effectif des mesures prévues.
Trop souvent, la dimension systémique du dispositif anticorruption n’est pas perçue.
“Nos contrôles s’attachent
en premier lieu à vérifier la réalité
de l’engagement des dirigeants.”
Une mission de contrôle et d’alerte
Même si ce n’est pas leur objectif premier, nos contrôles peuvent être un redoutable outil de détection et c’est le législateur qui l’a voulu ainsi puisque l’Agence française anticorruption est, aux termes de la loi, « un service à compétence nationale… ayant pour mission d’aider les autorités compétentes et les personnes qui y sont confrontées à prévenir et à détecter les faits de corruption, de trafic d’influence, de concussion, de prise illégale d’intérêt, de détournement de fonds publics et de favoritisme ».
Sanctions de l’AFA et poursuites judiciaires, les entreprises font-elles bien la différence ?
Il n’est guère possible de confondre les deux, même si certains s’évertuent à entretenir l’amalgame. Les décisions de la commission des sanctions, d’ailleurs fort rares et de nature administrative, sanctionnent d’éventuels manquements aux obligations de conformité prévues par l’article 17 ; les poursuites judiciaires concernent quant à elles les faits de corruption consommés, l’un n’excluant évidemment pas l’autre ; il peut en effet être constaté, au sein d’une même entreprise, des défauts de conformité et des indices de commission d’un délit de corruption ou de trafic d’influence. Il arrive que nos contrôles nous conduisent à ce double constat et dans ce cas la loi prévoit que nous devons faire application des dispositions de l’article 40 du code de procédure pénale en communiquant ces informations au parquet.
Ce que nous reprochent certains, sans avoir le courage de le dire ouvertement car ils n’ignorent pas que leur position est contraire tant à la lettre qu’à l’esprit de la loi, c’est, d’une certaine manière, de favoriser par nos contrôles de conformité la détection d’infractions ou d’indices d’infraction qui peuvent parfois justifier l’engagement de poursuites pénales. Si ces situations restent marginales, elles peuvent néanmoins se produire.
Le législateur n’a pas entendu nous cantonner dans un rôle purement formel qui consisterait à constater la présence apparente des mesures et procédures prévues à l’article 17 sans chercher à vérifier si elles sont effectivement appliquées et respectées dans la mise en œuvre des processus métier et sans exiger des entreprises que cette mise en œuvre soit suffisamment documentée pour permettre l’exercice a posteriori du travail d’audit qui est le nôtre. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous sommes habilités à mener des entretiens et à solliciter la production de tout document, quel qu’en soit le support.
La conformité ne doit pas être conçue comme une méthode bureaucratique pour se donner bonne conscience, et derrière laquelle on dissimulerait les faits de corruption ; c’est malheureusement ce que font certains pays, n’oubliez pas que les précurseurs de la conformité bancaire étaient les places offshore ! La conformité bien pensée doit au contraire conduire à la mise en place, au sein de l’entreprise, d’une organisation par processus métier, propre à créer un environnement propice à la mise en œuvre de la loi et à détecter, dans cette organisation, les éventuelles failles qui pourraient favoriser le passage à l’acte.
Qui conteste aujourd’hui l’obligation faite au commerçant de tenir une comptabilité en procédant à l’enregistrement comptable des mouvements affectant le patrimoine de son entreprise ? La comptabilité, aussi coûteuse et contraignante qu’elle soit, ne sert pas qu’à l’administration fiscale ou à l’autorité judiciaire pour opérer des rectifications ou engager des poursuites pour abus de biens sociaux, c’est aussi pour l’entreprise un précieux outil de pilotage. Quand la conformité aura été bien comprise, convenablement assimilée, elle représentera pour tous un mode d’organisation sans doute lourd et coûteux, mais aussi un formidable instrument de pilotage.
L’ambition du législateur de 2016 était de doter la France des moyens nécessaires pour repousser ou pour cantonner l’action extraterritoriale de certains États étrangers en matière d’anticorruption qui, à plusieurs reprises, a conduit au prononcé de cuisantes sanctions financières contre de grands groupes français ; quelle crédibilité aurait notre agence vis-à-vis des institutions étrangères si nous faisions semblant en nous contentant de vérifier les apparences sans jamais chercher à regarder ce qu’il y a peut-être derrière, sans jamais passer de la prévention à la détection et de la détection à la sanction ?
“La conformité pourra devenir demain
un formidable instrument de pilotage
pour les entreprises.”
Les entreprises françaises ne sont-elles pas soumises à des contraintes supérieures à celles que rencontrent leurs concurrentes étrangères ?
La cartographie des risques constitue le socle du dispositif entier. Si elle est mal faite, les risques sont mal identifiés, mal évalués et mal hiérarchisés, et par conséquent les mesures mises en œuvre pour obvier à ces risques ou les limiter sont inefficaces. Certains, qui n’ont peut-être pas tout à fait compris les objectifs de la loi ou qui, de manière indicible, pensent encore que les intérêts économiques et financiers immédiats doivent l’emporter sur toute autre considération, nous reprochent un niveau d’exigence excessif, peu compatible avec la marche des affaires et susceptible de nuire à l’attractivité de la place. Cette vision est moyenâgeuse ; elle est l’apanage de ceux qui pensent que, finalement, la corruption, comme le blanchiment, mettrait de l’huile dans les rouages de l’économie. Il suffit de regarder où ce type de lubrification a conduit certains pays, sur un plan économique d’abord, mais surtout sur un plan démocratique, pour se convaincre de la nécessité de prévenir et de lutter contre la corruption ; on ne peut évidemment attendre de ceux qui s’enrichissent de cette corruption qu’ils partagent une telle position.
Nous avons et nous continuerons d’avoir une exigence forte sur la cartographie des risques et en particulier sur la cohérence de la méthode ayant présidé à son élaboration. Nous sommes très attachés à l’illustration et recommandons par exemple à l’entreprise de décrire et d’analyser les précédents qui caractérisent les risques de corruption auxquels elle est confrontée en raison de son secteur d’activité, de ses métiers, de la zone géographique dans laquelle elle exerce… Nous n’avons pas pour ambition d’éradiquer la corruption, mais simplement d’en évaluer les risques pour en limiter l’occurrence et l’impact ; que penser d’une entreprise dont la cartographie révisée ne tiendrait aucun compte des cas de corruption antérieurement révélés ?
Les exigences de l’AFA, qui doivent rester proportionnées aux moyens de l’entreprise sans jamais entraver ou obérer ses capacités opérationnelles, sont nécessaires si nous souhaitons que le dispositif soit efficace. Il n’est pas question de retenir tous les risques potentiels comme étant d’une importance équivalente et méritant un traitement identique, il s’agit de les identifier de la manière la plus exhaustive possible, de les évaluer, de les hiérarchiser et d’y apporter, à travers un plan d’action, des réponses propres à en limiter la survenance (occurrence) et la gravité des conséquences (impact).
Je dirais, en guise de transition, que, si vous prétendez vous protéger de la Covid, vous ne confectionnez pas votre masque dans un vieux filet de pêche ; c’est pareil pour la cartographie, si vous voulez filtrer les risques de corruption et de trafic d’influence, il faut vous imposer certaines exigences en termes de méthode et de granularité.
Quelles sont les conséquences de la Covid sur l’activité des entreprises et de l’AFA ?
L’activité de l’AFA se poursuit, selon des modalités différentes, avec un recours accru au télétravail et à la visioconférence. La Covid a évidemment eu pour effet de ralentir l’activité de tous, celle des entreprises comme celle de l’AFA. Il est à craindre que les difficultés économiques qui s’ensuivront ne conduisent les entreprises à limiter les moyens jusqu’alors consacrés à la conformité et nous ne pourrons pas ne pas faire preuve à cet égard d’une certaine compréhension.
Je crains que cette situation ne redonne du crédit à ceux qui défendent l’idée que la corruption est un mal nécessaire à la conduite des affaires.
Les 8 obligations de l’article 17 de la loi n° 2016–1691 du 9 décembre 2016 dite loi Sapin 2 :
- L’élaboration d’un code de conduite définissant et illustrant les différents types de comportements à proscrire comme étant susceptibles de caractériser des faits de corruption ou de trafic d’influence.
- La mise en œuvre d’un dispositif d’alerte interne destiné à permettre le recueil des signalements émanant d’employés
et relatifs à l’existence de conduites ou de situations contraires au code de conduite de la société. - L’élaboration d’une cartographie des risques prenant la forme d’une documentation régulièrement actualisée et destinée à identifier, analyser et hiérarchiser les risques d’exposition de la société à des sollicitations externes aux fins de corruption.
- La mise en œuvre de procédures d’évaluation de la situation des clients, fournisseurs de premier rang et intermédiaires au regard de la cartographie des risques.
- La mise en place de procédures de contrôles comptables, internes ou externes, destinées à s’assurer que les livres, registres et comptes ne sont pas utilisés pour masquer des faits de corruption ou de trafic d’influence.
- La mise en œuvre de formations destinées aux cadres et au personnel les plus exposés aux risques de corruption
et de trafic d’influence. - L’instauration d’un régime disciplinaire permettant de sanctionner les salariés de la société en cas de violation du code de conduite.
- La mise en place d’un dispositif de contrôle et d’évaluation interne des mesures mises en œuvre.