L’Agence française anticorruption

L’Agence française anticorruption

Dossier : ConformitéMagazine N°757 Septembre 2020
Par Charles DUCHAINE

Trois ans après la créa­tion de l’Agence fran­çaise anti­cor­rup­tion, la J&R fait le point avec son direc­teur sur l’action menée auprès des entreprises.


REPÈRES

L’Agence fran­çaise anti­cor­rup­tion est un ser­vice à com­pé­tence natio­nale pla­cé auprès des ministres de la Jus­tice et du Bud­get, qui a pour mis­sion d’aider les per­sonnes, morales ou phy­siques, qui y sont confron­tées, à pré­ve­nir et à détec­ter les atteintes à la pro­bi­té (faits de cor­rup­tion, de tra­fic d’influence, de concus­sion, de prise illé­gale d’intérêt, de détour­ne­ment de fonds publics et de favo­ri­tisme). Créée par la loi du 9 décembre 2016 rela­tive à la trans­pa­rence, à la lutte contre la cor­rup­tion et à la moder­ni­sa­tion de la vie éco­no­mique, l’AFA a rem­pla­cé le Ser­vice cen­tral de pré­ven­tion de la cor­rup­tion (SCPC).


J & R : Trois ans après la création de l’AFA, les entreprises ont-elles bien intégré les nouvelles exigences en matière de conformité ?

D’un point de vue théo­rique, sans aucun doute, les entre­prises connaissent par­fai­te­ment les huit dis­po­si­tions de l’article 17 de la loi consti­tuant l’ensemble des obli­ga­tions en matière de confor­mi­té anti­cor­rup­tion. La ques­tion est plu­tôt celle de savoir si, en pra­tique, ces dis­po­si­tifs existent et fonc­tionnent dans des condi­tions de tra­ça­bi­li­té per­met­tant de s’en assu­rer. C’est là l’objectif des contrôles de l’Agence fran­çaise anti­cor­rup­tion. La qua­li­té du dis­po­si­tif repose tout entière sur celle de la car­to­gra­phie des risques. Même si elle n’arrive qu’au troi­sième rang des exi­gences de l’article 17, la car­to­gra­phie consti­tue bel et bien une obli­ga­tion majeure.

Nos contrôles s’attachent en pre­mier lieu à véri­fier la réa­li­té et l’importance de l’engagement de l’instance diri­geante qui, natu­rel­le­ment, donne le ton dans la défi­ni­tion des prio­ri­tés de l’organisation ; ce contrôle de l’intention peut appa­raître comme un peu for­mel, voire sco­laire, car il se fonde évi­dem­ment sur des constats simples : l’instance diri­geante a‑t-elle mani­fes­té son enga­ge­ment par des prises de parole au sein de l’entreprise, par la signa­ture de cer­tains docu­ments ou de cer­taines notes internes, par la mise en œuvre de moyens maté­riels et humains consa­crés à la confor­mi­té anticorruption… ?

D’une manière géné­rale, si les enti­tés contrô­lées s’inscrivent tou­jours à des niveaux dif­fé­rents sur la courbe de matu­ri­té de la confor­mi­té anti­cor­rup­tion, trois ensei­gne­ments géné­raux peuvent être tirés :

Tout d’abord, bien que sou­vent insuf­fi­sant, l’engagement des ins­tances diri­geantes progresse.

On relève ensuite que cer­taines mesures du dis­po­si­tif anti­cor­rup­tion (code de conduite, for­ma­tion, alerte interne…) semblent plus aisées à mettre en œuvre, alors que d’autres mesures, comme la car­to­gra­phie des risques de cor­rup­tion ou l’évaluation des tiers, pour­tant déter­mi­nantes pour la robus­tesse du dis­po­si­tif, pâtissent encore trop sou­vent d’approximations méthodologiques.

Enfin, en tout état de cause, si les constats de manque­ments liés à une absence totale de mise en œuvre des mesures et pro­cé­dures obli­ga­toires tendent à dis­pa­raître, de nom­breux man­que­ments sont encore obser­vés pour non-confor­mi­té ou défaut de déploie­ment effec­tif des mesures prévues.

Trop sou­vent, la dimen­sion sys­té­mique du dis­po­si­tif anti­cor­rup­tion n’est pas perçue.

“Nos contrôles s’attachent
en premier lieu à vérifier la réalité
de l’engagement des dirigeants.”


Une mission de contrôle et d’alerte

Même si ce n’est pas leur objec­tif pre­mier, nos contrôles peuvent être un redou­table outil de détec­tion et c’est le légis­la­teur qui l’a vou­lu ain­si puisque l’Agence fran­çaise anti­cor­rup­tion est, aux termes de la loi, « un ser­vice à com­pé­tence natio­nale… ayant pour mis­sion d’aider les auto­ri­tés com­pé­tentes et les per­sonnes qui y sont confron­tées à pré­ve­nir et à détec­ter les faits de cor­rup­tion, de tra­fic d’influence, de concus­sion, de prise illé­gale d’intérêt, de détour­ne­ment de fonds publics et de favoritisme ».


Sanctions de l’AFA et poursuites judiciaires, les entreprises font-elles bien la différence ?

Il n’est guère pos­sible de confondre les deux, même si cer­tains s’évertuent à entre­te­nir l’amalgame. Les déci­sions de la com­mis­sion des sanc­tions, d’ailleurs fort rares et de nature admi­nis­tra­tive, sanc­tionnent d’éventuels manque­ments aux obli­ga­tions de confor­mi­té pré­vues par l’article 17 ; les pour­suites judi­ciaires concernent quant à elles les faits de cor­rup­tion consom­més, l’un n’excluant évi­dem­ment pas l’autre ; il peut en effet être consta­té, au sein d’une même entre­prise, des défauts de confor­mi­té et des indices de com­mis­sion d’un délit de cor­rup­tion ou de tra­fic d’influence. Il arrive que nos contrôles nous conduisent à ce double constat et dans ce cas la loi pré­voit que nous devons faire appli­ca­tion des dis­po­si­tions de l’article 40 du code de pro­cé­dure pénale en com­mu­ni­quant ces infor­ma­tions au parquet.

Ce que nous reprochent cer­tains, sans avoir le cou­rage de le dire ouver­te­ment car ils n’ignorent pas que leur posi­tion est contraire tant à la lettre qu’à l’esprit de la loi, c’est, d’une cer­taine manière, de favo­ri­ser par nos contrôles de confor­mi­té la détec­tion d’infractions ou d’indices d’infraction qui peuvent par­fois jus­ti­fier l’engagement de pour­suites pénales. Si ces situa­tions res­tent mar­gi­nales, elles peuvent néan­moins se produire.

Le légis­la­teur n’a pas enten­du nous can­ton­ner dans un rôle pure­ment for­mel qui consis­te­rait à consta­ter la pré­sence appa­rente des mesures et pro­cé­dures pré­vues à l’article 17 sans cher­cher à véri­fier si elles sont effec­ti­ve­ment appli­quées et res­pec­tées dans la mise en œuvre des pro­ces­sus métier et sans exi­ger des entre­prises que cette mise en œuvre soit suf­fi­sam­ment docu­men­tée pour per­mettre l’exercice a pos­te­rio­ri du tra­vail d’audit qui est le nôtre. C’est d’ailleurs la rai­son pour laquelle nous sommes habi­li­tés à mener des entre­tiens et à sol­li­ci­ter la pro­duc­tion de tout docu­ment, quel qu’en soit le support.

La confor­mi­té ne doit pas être conçue comme une méthode bureau­cra­tique pour se don­ner bonne conscience, et der­rière laquelle on dis­si­mu­le­rait les faits de cor­rup­tion ; c’est mal­heu­reu­se­ment ce que font cer­tains pays, n’oubliez pas que les pré­cur­seurs de la confor­mi­té ban­caire étaient les places off­shore ! La confor­mi­té bien pen­sée doit au contraire conduire à la mise en place, au sein de l’entreprise, d’une orga­ni­sa­tion par pro­ces­sus métier, propre à créer un envi­ron­ne­ment pro­pice à la mise en œuvre de la loi et à détec­ter, dans cette orga­ni­sa­tion, les éven­tuelles failles qui pour­raient favo­ri­ser le pas­sage à l’acte.

Qui conteste aujourd’hui l’obligation faite au com­mer­çant de tenir une comp­ta­bi­li­té en pro­cé­dant à l’enregistrement comp­table des mou­ve­ments affec­tant le patri­moine de son entre­prise ? La comp­ta­bi­li­té, aus­si coû­teuse et contrai­gnante qu’elle soit, ne sert pas qu’à l’administration fis­cale ou à l’autorité judi­ciaire pour opé­rer des rec­ti­fi­ca­tions ou enga­ger des pour­suites pour abus de biens sociaux, c’est aus­si pour l’entreprise un pré­cieux outil de pilo­tage. Quand la confor­mi­té aura été bien com­prise, conve­na­ble­ment assi­mi­lée, elle repré­sen­te­ra pour tous un mode d’organisation sans doute lourd et coû­teux, mais aus­si un for­mi­dable ins­tru­ment de pilotage.

L’ambition du légis­la­teur de 2016 était de doter la France des moyens néces­saires pour repous­ser ou pour can­ton­ner l’action extra­ter­ri­to­riale de cer­tains États étran­gers en matière d’anticorruption qui, à plu­sieurs reprises, a conduit au pro­non­cé de cui­santes sanc­tions finan­cières contre de grands groupes fran­çais ; quelle cré­di­bi­li­té aurait notre agence vis-à-vis des ins­ti­tu­tions étran­gères si nous fai­sions sem­blant en nous conten­tant de véri­fier les appa­rences sans jamais cher­cher à regar­der ce qu’il y a peut-être der­rière, sans jamais pas­ser de la pré­ven­tion à la détec­tion et de la détec­tion à la sanction ?

“La conformité pourra devenir demain
un formidable instrument de pilotage
pour les entreprises.”

Les entreprises françaises ne sont-elles pas soumises à des contraintes supérieures à celles que rencontrent leurs concurrentes étrangères ? 

La car­to­gra­phie des risques consti­tue le socle du dis­po­si­tif entier. Si elle est mal faite, les risques sont mal iden­ti­fiés, mal éva­lués et mal hié­rar­chi­sés, et par consé­quent les mesures mises en œuvre pour obvier à ces risques ou les limi­ter sont inef­fi­caces. Cer­tains, qui n’ont peut-être pas tout à fait com­pris les objec­tifs de la loi ou qui, de manière indi­cible, pensent encore que les inté­rêts éco­no­miques et finan­ciers immé­diats doivent l’emporter sur toute autre consi­dé­ra­tion, nous reprochent un niveau d’exigence exces­sif, peu com­pa­tible avec la marche des affaires et sus­cep­tible de nuire à l’attractivité de la place. Cette vision est moyen­âgeuse ; elle est l’apanage de ceux qui pensent que, fina­le­ment, la cor­rup­tion, comme le blan­chi­ment, met­trait de l’huile dans les rouages de l’économie. Il suf­fit de regar­der où ce type de lubri­fi­ca­tion a conduit cer­tains pays, sur un plan éco­no­mique d’abord, mais sur­tout sur un plan démo­cra­tique, pour se convaincre de la néces­si­té de pré­ve­nir et de lut­ter contre la cor­rup­tion ; on ne peut évi­dem­ment attendre de ceux qui s’enrichissent de cette cor­rup­tion qu’ils par­tagent une telle position.

Nous avons et nous conti­nue­rons d’avoir une exi­gence forte sur la car­to­gra­phie des risques et en par­ti­cu­lier sur la cohé­rence de la méthode ayant pré­si­dé à son éla­bo­ra­tion. Nous sommes très atta­chés à l’illustration et recom­man­dons par exemple à l’entreprise de décrire et d’analyser les pré­cé­dents qui carac­té­risent les risques de cor­rup­tion aux­quels elle est confron­tée en rai­son de son sec­teur d’activité, de ses métiers, de la zone géo­gra­phique dans laquelle elle exerce… Nous n’avons pas pour ambi­tion d’éradiquer la cor­rup­tion, mais sim­ple­ment d’en éva­luer les risques pour en limi­ter l’occurrence et l’impact ; que pen­ser d’une entre­prise dont la car­to­gra­phie révi­sée ne tien­drait aucun compte des cas de cor­rup­tion anté­rieu­re­ment révélés ?

Les exi­gences de l’AFA, qui doivent res­ter pro­por­tion­nées aux moyens de l’entreprise sans jamais entra­ver ou obé­rer ses capa­ci­tés opé­ra­tion­nelles, sont néces­saires si nous sou­hai­tons que le dis­po­si­tif soit effi­cace. Il n’est pas ques­tion de rete­nir tous les risques poten­tiels comme étant d’une impor­tance équi­va­lente et méri­tant un trai­te­ment iden­tique, il s’agit de les iden­ti­fier de la manière la plus exhaus­tive pos­sible, de les éva­luer, de les hié­rar­chi­ser et d’y appor­ter, à tra­vers un plan d’action, des réponses propres à en limi­ter la sur­ve­nance (occur­rence) et la gra­vi­té des consé­quences (impact).

Je dirais, en guise de tran­si­tion, que, si vous pré­ten­dez vous pro­té­ger de la Covid, vous ne confec­tion­nez pas votre masque dans un vieux filet de pêche ; c’est pareil pour la car­to­gra­phie, si vous vou­lez fil­trer les risques de cor­rup­tion et de tra­fic d’influence, il faut vous impo­ser cer­taines exi­gences en termes de méthode et de granularité.

Quelles sont les conséquences de la Covid sur l’activité des entreprises et de l’AFA ?

L’activité de l’AFA se pour­suit, selon des moda­li­tés dif­fé­rentes, avec un recours accru au télé­tra­vail et à la visio­con­fé­rence. La Covid a évi­dem­ment eu pour effet de ralen­tir l’activité de tous, celle des entre­prises comme celle de l’AFA. Il est à craindre que les dif­fi­cul­tés éco­no­miques qui s’ensuivront ne conduisent les entre­prises à limi­ter les moyens jusqu’alors consa­crés à la confor­mi­té et nous ne pour­rons pas ne pas faire preuve à cet égard d’une cer­taine compréhension.

Je crains que cette situa­tion ne redonne du cré­dit à ceux qui défendent l’idée que la cor­rup­tion est un mal néces­saire à la conduite des affaires.


Les 8 obligations de l’article 17 de la loi n° 2016–1691 du 9 décembre 2016 dite loi Sapin 2 :

  • L’élaboration d’un code de conduite défi­nis­sant et illus­trant les dif­fé­rents types de com­por­te­ments à pros­crire comme étant sus­cep­tibles de carac­té­ri­ser des faits de cor­rup­tion ou de tra­fic d’influence.
  • La mise en œuvre d’un dis­po­si­tif d’alerte interne des­ti­né à per­mettre le recueil des signa­le­ments éma­nant d’employés
    et rela­tifs à l’existence de conduites ou de situa­tions contraires au code de conduite de la société.
  • L’élaboration d’une car­to­gra­phie des risques pre­nant la forme d’une docu­men­ta­tion régu­liè­re­ment actua­li­sée et des­ti­née à iden­ti­fier, ana­ly­ser et hié­rar­chi­ser les risques d’exposition de la socié­té à des sol­li­ci­ta­tions externes aux fins de corruption.
  • La mise en œuvre de pro­cé­dures d’évaluation de la situa­tion des clients, four­nis­seurs de pre­mier rang et inter­mé­diaires au regard de la car­to­gra­phie des risques.
  • La mise en place de pro­cé­dures de contrôles comp­tables, internes ou externes, des­ti­nées à s’assurer que les livres, registres et comptes ne sont pas uti­li­sés pour mas­quer des faits de cor­rup­tion ou de tra­fic d’influence.
  • La mise en œuvre de for­ma­tions des­ti­nées aux cadres et au per­son­nel les plus expo­sés aux risques de corruption
    et de tra­fic d’influence.
  • L’instauration d’un régime dis­ci­pli­naire per­met­tant de sanc­tion­ner les sala­riés de la socié­té en cas de vio­la­tion du code de conduite.
  • La mise en place d’un dis­po­si­tif de contrôle et d’évaluation interne des mesures mises en œuvre.

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