L’agronomie : une science pour l’impact
Une situation en forte évolution
La pratique de la recherche évolue et se diversifie. À côté d’une recherche totalement libre et poussée par la seule curiosité se développent des recherches « finalisées » qui partent des questions posées par la société. Dès 2008, lors de l’adoption de la « Vision 2020 pour l’espace européen de la recherche », l’élargissement des objectifs « aux réponses aux besoins de la société » au-delà de la seule demande de l’économie était reconnu.
L’agronomie mobilise sciences de la vie, sciences économiques et sociales et sciences de l’environnement
Défis de santé, défis de gestion durable des ressources naturelles ou d’atténuation du changement climatique, défis de la sécurité alimentaire mondiale : autant de questions essentielles pour ces recherches finalisées.
Comment les pratiques ont-elles évolué dans ce domaine ? Initialement, l’agronomie concernait essentiellement la connaissance des techniques agricoles en interaction avec le milieu physique.
Avec l’élargissement du rôle de l’agriculture et pour répondre aux questions de la société, elle a peu à peu mobilisé sciences de la vie, sciences économiques et sociales et sciences de l’environnement.
REPÈRES
La perception des sciences et technologies dans l’Union européenne, d’après une enquête menée en 2013, met en évidence des tendances fortes : 77 % des personnes interrogées reconnaissent leur influence positive sur la société, 76% d’entre elles demandent le respect de principes éthiques et une majorité souhaite être mieux informée des résultats obtenus.
On attend désormais des sciences une meilleure compréhension du monde et un moteur de transformation mais aussi que la société contribue à l’avancement des savoirs et voie son rôle reconnu à plusieurs étapes des processus de recherche.
L’agriculture entre sciences, économie et société2
L’agriculture est aujourd’hui reconnue bien au-delà de sa seule fonction de production. Figure nourricière, entrepreneuriale, génératrice d’environnement, elle joue un rôle moteur dans le développement économique et social des territoires.
Des recherches participatives
Lorsque le projet agro-écologique – celui qui vise la double performance économique et environnementale des agricultures – devient l’axe d’innovation privilégié, les chercheurs ne décident plus seuls de leurs orientations ; ils conduisent des recherches participatives, ils collaborent avec des organisations professionnelles pour s’assurer de la mise en pratique des solutions nouvelles – qu’il s’agisse du « sans labour », du mélange des variétés, de l’aménagement des paysages ou du bouclage des circuits biologiques.
Ils évaluent a priori et a posteriori les bilans globaux et modélisent les évolutions à long terme pour anticiper les facteurs limitants.
Elle s’est intensifiée avec la révolution industrielle, diversifiée avec la révolution technologique et « écologisée » plus récemment pour assurer la durabilité des milieux.
Entrée dans une forme exacerbée de compétition, elle n’a cependant pas coupé avec ses racines culturelles, tiraillée entre la relocalisation et la mondialisation de ses objets. Elle touche à des valeurs universelles : droit à l’alimentation, développement durable, viabilité des zones rurales.
Dès lors, la recherche agronomique elle-même est conduite à adopter un nouveau mode de production des connaissances, plus ouvert aux partenaires et imbriquant les domaines de l’alimentation, de l’agriculture et de l’environnement.
D’une pluralité d’enjeux à une approche systémique
Le changement est particulièrement perceptible dès lors qu’il s’agit de nourrir le monde durablement : un monde dont la population croît toujours mais surtout dont bientôt 3 milliards d’habitants auront le pouvoir économique de consommer au-delà du nécessaire.
Olivier de Serres (1539−1619), un des premiers à étudier de manière scientifique les techniques agricoles.
Aussi les contraintes seront-elles plus fortes et simultanées : produire plus en respectant l’environnement, s’adapter aux variations climatiques, encourager des pratiques alimentaires durables, et les réponses devront aller au-delà de celles données à chacune de ces questions individuellement. C’est bien d’un travail d’ingénierie des sciences dont il s’agit, intégrant des échelles de temps et de territoires, et articulant les connaissances en systèmes.
Proposer des pratiques agricoles performantes et flexibles face aux fluctuations du marché et du climat, par des changements d’organisation et des approches techniques renouvelées. Collecter auprès des acteurs innovants leurs pratiques, les analyser, les confronter. Collaborer à l’échelle internationale pour partager outils, programmes et compétences.
Ces démarches reposent sur la capacité de la recherche agronomique à interagir avec les professionnels qui bâtissent l’agriculture de demain, avec les acteurs qui consomment ses produits, avec des habitants qui vivent sur des territoires divers, sans oublier les changements environnementaux globaux à l’oeuvre. Cela demande une stratégie partagée, une politique scientifique, une méthodologie, et des compétences ; ceci implique une véritable ingénierie des sciences.
L’agriculture est aujourd’hui reconnue bien au-delà de sa seule fonction de production
C’est bien la révolution à l’oeuvre dans les organisations de recherche agronomique partout dans le monde, qu’il s’agisse des programmes des centres internationaux de recherche agricole du CGIAR3, de ceux de l’EMBRAPA au Brésil, de l’ARS aux États-Unis ou de l’INRA en France. Développement de consultations en amont du choix des priorités, exercices de prospective, synthèses critiques des connaissances sur des sujets complexes, recherches associant les agriculteurs sont autant de travaux menés par les organisations de recherche, avec leurs partenaires, qui contribuent à produire des connaissances « socialement robustes ».
Des consultations pour arrêter une stratégie scientifique4
Quand nous avons mis en chantier le document d’orientation de l’INRA pour 2010–2020, nous avons commencé par organiser de nombreux débats internes et externes pour réinterroger nos problématiques et nos priorités.
Nourrir 9 milliards de personnes en 2050. © ISTOCK
Se reconnaissant à la fois comme producteur de connaissances et comme contributeur à la compréhension des évolutions de la planète, au bien-être du citoyen et à l’innovation socio-économique, l’INRA se devait en effet de le faire.
Pour établir un tel document, il était dès lors naturel à la fois d’augmenter la capacité d’anticipation de l’institut et d’intensifier le dialogue entre science et société pour mieux saisir l’évolution des demandes adressées à l’institut ou les attentes implicites vis-à-vis de ses recherches.
Concrètement, il s’est agi de concevoir et de conduire des prospectives qui, par la construction de scénarios, ont permis de dessiner plusieurs futurs possibles et d’identifier les facteurs importants à travailler. Ainsi, « Agrimonde » a éclairé la place de l’évolution des régimes alimentaires pour déterminer les besoins de production agricoles dans le monde ou mis en évidence des leviers majeurs pour assurer la sécurité alimentaire comme les échanges commerciaux et la diminution des pertes et gaspillages.
Il faut intensifier le dialogue entre science et société
Simultanément, le rôle des acteurs non scientifiques dans les processus de changement a été reconnu au sein de la sphère scientifique, ainsi que leur capacité d’interpellation sur les objets ou les modalités des recherches. La consultation mise en place à travers des réunions avec les partenaires ou le Web a enrichi les propositions faites par les scientifiques de l’institut.
À un grain plus fin, de grands programmes collaboratifs ont été construits avec les partenaires du monde agricole et alimentaire sur les nouveaux modes de production (production intégrée) ou sur les innovations attendues (génomique animale, biotechnologies vertes, chimie du végétal, alimentation durable).
S’assurer de l’impact sur le terrain des résultats de la recherche
Au-delà des sujets ainsi analysés par les équipes de recherche, seules ou en collaboration, il est important de se préoccuper de la diffusion des résultats mais plus encore de l’adoption effective des innovations qui en résultent pour s’assurer de leur impact réel. Ce qui est bien sûr facilité si les programmes de recherche ont été dès l’origine discutés avec les acteurs professionnels ou sociaux.
Impacts socio-économiques
La mesure des impacts socio-économiques des travaux conduits par la recherche agronomique se développe partout dans le monde.
Il s’agit par exemple, pour les centres internationaux de recherches agricoles, d’impliquer des partenaires des pays en développement dès le début des programmes, afin d’identifier avec eux les questions à résoudre, puis, quelques années plus tard, d’accompagner la mise en place des innovations – anticipées ou inattendues – issues de la recherche.
Pour un institut de recherche finalisée, qui se situe à la croisée des connaissances scientifiques et des problèmes sur lesquels bute la société, porter attention à l’impact des travaux conduits est particulièrement important. Son activité concerne en effet une production scientifique originale mais aussi les effets socio-économiques de ses innovations et de ses contributions à la production de biens publics.
Ce dernier domaine est sans doute le plus difficile à mesurer ; il peut s’agir d’une synthèse des connaissances sur les méthodes permettant l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre par l’agriculture comme de travaux sur le maintien de sols vivants ou la recherche de bio-indicateurs de la qualité des eaux de rivière.
Accepter les questions de la société nécessite donc, pour une organisation de recherche, à la fois d’adapter ses pratiques de recherche, ses modalités institutionnelles de fonctionnement et le choix de ses programmes prioritaires. Ces exigences portent en particulier sur l’évolution de ses compétences, de ses modalités de gestion et de ses systèmes d’évaluation. C’est tout cela à la fois qu’implique la volonté de pratiquer une science pour l’impact.
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Agreenium est un consortium qui regroupe les principaux acteurs de la recherche et de la formation supérieure agronomiques et vétérinaires en France.
2. Marion Guillou, « Recherche agronomique », La Recherche en mouvement, Éd. Gutenberg Sciences, 2009.
3. www.cgiar.org
4. Document d’orientation INRA 2010–2020.
5. www.cgiar.org Annual report 2012.
Dernier ouvrage de l’auteur : 9 milliards d’hommes à nourrir, avec Gérard Matheron, Éd. Bourin, Paris 2011.