Laisser une place au sujet pensant
La science s’intéresse à la pensée de l’homme. Les connaissances accumulées dans ce domaine deviennent considérables. En apparence tout le monde s’en félicite. En fait, nombreux sont ceux qui s’en inquiètent : l’automate sophistiqué qu’on leur présente correspond-il vraiment à ce qu’ils pensent être, des sujets conscients libres de leurs actes ? On trouve ici la résurgence d’un vieux débat philosophique.
En illustration : Représentation symbolique du chercheur rongé par les limites de sa compréhension rationnelle du monde
(Melencolia d’Albrecht Dürer).
Il y a quelques mois une adolescente de 17 ans, Laura, est venue me voir en consultation accompagnée de sa mère. Cette dernière est désemparée : Laura ne va plus en cours depuis deux ans. Elle reste dans sa chambre la plus grande partie de son temps, voit encore quelques amies. Elle n’est nullement rebelle, ils ne comprennent pas…
La science ne souffre pas d’ambiguïté
Je vois Laura seule longuement et écarte au fur et à mesure une entrée dans la schizophrénie, une dépression, un trouble obsessionnel compulsif, une addiction, etc. Elle sourit en me voyant évoquer tous ces symptômes. Au bout d’environ une demi-heure, maintenant en confiance, elle me dit avec pudeur et retenue : » En fait, je ne comprends pas à quoi ça sert de vivre… je reste dans ma chambre parce que je ne vois pas pourquoi je ferais autre chose… »
Comprendre ou ne pas comprendre
Un » Yalta » du savoir a été proposé par un penseur allemand bien connu : il y aurait d’une part ce que l’on peut comprendre à partir d’observations (donc ce qui est issu de la science) et d’autre part ce que l’on ne pourrait pas comprendre, mais auquel on accéderait tout de même parce que nous le » savons » a priori, parce que c’est inhérent à notre humanité : l’Âme, le Cosmos, Dieu. Ce point de vue est, grosso modo, toujours largement prévalent, chez l’homme de la rue comme chez beaucoup de scientifiques d’ailleurs (au moins inconsciemment).
Médicament ou discussion
Je lui explique alors qu’il nous arrive presque tous d’être parfois un peu comme cela. Que beaucoup de philosophes ont écrit sur le sujet et qu’il ne faut pas s’étonner si ses parents ou la télé n’évoquent jamais ce type d’interrogation : c’est un peu tabou. Je lui conseille de se trouver une occupation (trouver un stage). Ne pouvant m’empêcher d’évoquer les premiers symptômes d’un trouble schizophrénique à venir, je lui prescris également une posologie faible d’une molécule antipsychotique. Je revois Laura quatre semaines plus tard, elle va beaucoup mieux. Est-ce l’effet du médicament, de notre discussion ? Je ne le saurai sûrement jamais.
Cette vignette illustre bien une des difficultés que l’on rencontre dans l’exercice de la psychiatrie. Le psychiatre prescrit des médicaments qui se fixent sur un organe (le cerveau) en réponse à des plaintes en rapport avec ce que nous considérons souvent comme la nature même de notre humanité (le sujet conscient, livré à une existence dont souvent le sens lui échappe). Or, il n’est pas si simple d’imaginer un lien entre d’un côté le fonctionnement objectif d’un cerveau et d’un autre côté des phénomènes aussi singuliers que ce que l’on dénomme » amour « , » conscience de soi » ou encore » Dieu « .
Voilà qui n’arrange pas bien entendu les affaires du psychiatre. Heureusement cette perspective, bien que très séduisante, n’en est pas moins fort critiquable. Passons sur le Cosmos. Oublions Dieu pour quelques instants. En ce qui concerne l’Âme, les neuro-scientifiques l’étudient en ce moment sous toutes les coutures, avec beaucoup d’énergie et de talent.
Le refus d’être substance
Mais parle-t-on vraiment de la même chose ? Il est vrai que quand on assiste à une conférence donnée par un neuroscientifique, on ne retrouve en général pas ce que l’on perçoit subjectivement de notre propre vie psychique. Prenons un exemple. Quand un neuroscientifique s’intéresse à la conscience de soi, il étudie les modalités de traitement de l’information qu’un sujet utilise à propos de ce qui le concerne.
Une carence dans les outils actuellement utilisés pour représenter l’intimité psychique
Voilà qui est bien éloigné de ce petit texte de J.-P. Sartre (Situations I) : » […] La conscience n’a pas de » dedans » ; elle n’est rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance qui la constitue comme une conscience. […] Que la conscience essaye de se reprendre, de coïncider enfin avec elle-même, tout au chaud, volets clos, elle s’anéantit. »
Pourquoi cette impression de gouffre entre l’énoncé scientifique concernant le sujet pensant et le vécu subjectif de ce sujet pensant à propos de lui-même ? Une explication possible est qu’un énoncé scientifique est fortement dépendant du système de représentation des connaissances qu’il utilise. Les physiciens ont recours à la mathématique. Les biologistes et les psychologues (et donc les neuro-scientifiques) utilisent, quant à eux, le langage naturel. Mais pas n’importe quel langage naturel : un langage qui écarte tout recours à la métaphore ou à la polysémie car la science ne souffre pas d’ambiguïté.
Le recours à la métaphore
Le discours du neuroscientifique est bien souvent sec, raide, éloigné de la belle prose sartrienne et ce, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur, c’est un corpus de connaissances consistant. Le pire c’est, possiblement, le fait que la description fine du psychisme humain impose le recours à la métaphore ou à la polysémie. Il y aurait alors une incomplétude du corpus neuroscientifique du fait des limitations de son système de représentation des connaissances.
Le Yalta évoqué dans l’encadré aurait donc toute sa pertinence ? Pas si sûr. À la fin des années 1970, des biophysiciens et des informaticiens ont proposé des représentations formelles, mathématisées, du fonctionnement psychique. Avec cette approche, les collections de neurones sont abordées sous un angle thermodynamique et non sous celui d’une dynamique linéaire. Une énergie est associée à chaque état possible de la collection de neurones (chaque état mental) ; il est possible de montrer que si le système est isolé, son énergie décroît nécessairement au cours du temps.
La dynamique psychique peut alors être représentée géométriquement : les états mentaux se succèdent les uns aux autres par contiguïté. On retrouve d’ailleurs ici le fonctionnement associatif cher aux psychanalystes.
Au total, s’il arrive parfois au lecteur de travaux neuroscientifiques de se sentir frustré de ne pas vraiment reconnaître ce qui constitue son intimité psychique, rien ne dit qu’il se trompe sur lui-même, rien ne dit non plus que ce soit dû à des limites inhérentes à l’approche scientifique. Il est plutôt possible que cela découle d’une carence dans les outils actuellement utilisés pour représenter les connaissances dans ce domaine.
Bibliographie
• Kant E. Critique de la raison pure. PUF.
• Falissard B. Cerveau et psychanalyse : tentative de réconciliation. L’Harmattan (2008).