L’Allemagne à la recherche de son identité
Renata Fritsch-Bournazel vient de publier dans la collection Hachette supérieur un ouvrage consacré à l’Allemagne depuis 1945, dont ces pages s’inspirent.
Les Allemands forment – et formeront encore pendant au moins une génération – une nation aux souvenirs fragmentés : un tiers de la population a encore des souvenirs de la Seconde Guerre mondiale et du national-socialisme, un quart a vécu avant 1989 sous un régime communiste. À ces acquis personnels s’ajoute la somme des appartenances qui constituent l’identité individuelle et collective : les bouleversements majeurs successifs à l’absorption de la RDA par la République fédérale ont entraîné une perte de repères quasi généralisée pour les Allemands de l’Est.
Enfin, la mémoire « collective », le savoir transmis par la famille, par le milieu, par l’école, par les médias diffère sur bien des points dans les deux demi-États allemands qui se sont rejoints. La barbarie nazie puis la coexistence de deux Allemagnes aux modèles politiques antagonistes n’ont pas facilité l’émergence d’une conscience nationale commune, et l’identité de l’Allemagne nouvelle reste à interroger et à construire.
Depuis le 3 octobre 1990, et pour la première fois dans l’histoire de l’Allemagne, il y a une parfaite adéquation entre la nation et l’État, mais cette nation est en même temps plus cadre que réalité et reste encore largement à créer.
Alors que, du temps de la division en deux États, il convenait d’établir une distinction entre la nation politique (Staatsnation) et la nation culturelle (Kulturnation) pour décrire la particularité de la situation allemande, on peut parler désormais d’un retour à la normalité. Bien qu’en termes transformés, la nation continue toutefois de faire problème, divisant les Allemands plus qu’elle ne les unifie. Le débat autour du fait national et de l’héritage reçu de la RDA est probablement l’expression du fait que les Allemands ont, en raison de leur histoire récente, perdu la possibilité d’entretenir avec leur propre passé ce rapport simple et naturel qu’ont d’autres nations européennes.
Une nation à contrecœur ?
Malgré l’unité retrouvée, le pays qui porte Hitler et Auschwitz dans son patrimoine éprouve des difficultés à s’accepter comme nation et à se reconnaître comme telle. Le traité d’unification du 31 août 1990 entre la RFA et la RDA, en faisant coïncider grosso modo la nouvelle entité politique avec la communauté historico-culturelle allemande, scelle l’avènement d’un État national, mais sa réalisation s’est faite comme à la dérobée, en absence d’un débat préalable pour préparer l’événement. Ce n’est qu’a posteriori que l’on a commencé à s’interroger sur la problématique nationale, l’unification réactivant en fait des discussions et des controverses qui avaient marqué le débat public des années 80.
Weimar © OFFICE NATIONAL ALLEMAND DU TOURISME
« La question allemande restera ouverte tant que la porte de Brandebourg sera close ». Cette formule, forgée à Berlin, décrivait assez bien ce qu’était la division de l’Allemagne. Mais ce slogan ne se laissait pas retourner comme un doigt de gant : paradoxalement elle est à nouveau à l’ordre du jour et, plus que jamais, elle divise l’intelligentsia et la classe politique allemandes, comme si la chute du Mur et l’unification avaient provoqué une véritable rupture culturelle doublée d’une crise identitaire. La délégitimation du fait national, provoquée par le IIIe Reich, en avait fait un sujet tabou pendant longtemps et, de surcroît, le conflit Est-Ouest avait dispensé les Allemagnes d’une définition de soi.
Dans l’ancienne RFA, le sentiment d’appartenance collective qui a fini par prévaloir avant l’unification se fondait en partie sur une identité post-nationale liée au principe de l’État de droit, mais se nourrissait aussi des succès économiques et sportifs de l’État ouest-allemand. Le retour sur la nation par l’intermédiaire de son histoire du début des années 80 coïncidait non seulement avec une prolifération de rencontres et de débats autour de l’identité allemande mais aussi avec des interrogations existentielles lors de l’émergence du mouvement de paix. Pour ce qui est de la RDA, à côté de la doctrine officielle fondée sur l’internationalisme et l’antifascisme, et par-delà les identités de groupe fondées sur des micro-solidarités, il y avait bien persistance d’un sentiment d’appartenance à la nation allemande englobante. Il est vrai que la RDA était bien plus refermée sur le fait national que la République fédérale qui, en s’ouvrant sur l’Occident, s’est davantage libérée du sentiment national conventionnel.
Une identité par défi
Après s’être voulus Allemands, citoyens de cette république dont ils aspiraient à partager la prospérité et les institutions, une partie des Allemands de l’Est s’est réfugiée dans un sentiment d’appartenance reconstruite. Cette identité par défi (Trotzidentität), selon le mot de Jens Reich, l’un des acteurs de l’automne 1989, est née des difficultés d’adaptation à une société fonctionnant principalement sur le mode de la concurrence et dans laquelle il faut souvent savoir jouer des coudes.
Dès lors que l’accès aux biens de la République fédérale semble différé, ils revendiquent leur différence, identité au demeurant apolitique, « nostalgie de l’Est » (Ostalgie) en absence de tout désir de restaurer l’ancien régime. On mesure là la fêlure, le malaise profond de tous ceux pour qui la chute du Mur n’est probablement pas arrivée au moment le plus opportun, et qui ont des difficultés à trouver leur place dans un nouvel ordre social et économique, alors que les mentalités ne sont pas encore tout à fait dégagées de l’ombre d’un État tout-puissant tel que le précédent régime politique.
L’unité dans la diversité
Cet état de fait incite beaucoup de personnes d’horizons les plus divers à affirmer que l’unification des cœurs et des esprits ne se fera pas avant une génération. D’après une plaisanterie célèbre, le cri de ralliement des Allemands de l’Est « Nous sommes un (seul) peuple » se serait transformé en dialogue de sourds, les « nouveaux » compatriotes de l’Ouest ayant tendance à répondre : « Nous aussi ! ».
Certains, tel le dernier président du Conseil de la RDA, le démocrate-chrétien Lothar de Maizière, vont jusqu’à inverser le célèbre concept de Willy Brandt (« Deux États, une nation ») pour affirmer que la réalité d’aujourd’hui correspondrait plutôt à « Un État, deux nations ». Toutes ces formules en disent long sur les difficultés éprouvées en Allemagne dès qu’il s’agit de se définir comme entité nationale.
Si l’on considère au contraire que l’identité – individuelle et collective – est faite d’allégeances multipôles, « l’unité intérieure » (innere Einheit) conjurée par hommes politiques et experts résultera plutôt de l’acceptation, par les uns et les autres, de différences qui ne seraient plus considérées comme polarisantes et déviantes. Être capable de définir une identité qui ne soit plus fonction de celle de l’Autre, de la marche des événements ou bien encore d’une communauté révolue, permet seul de dépasser les blocages actuels.
Déjà lorsque la conscience nationale commençait à se former, dans un débat sur le concept de nation né de la Révolution française, Schiller se lamentait, dans une de ses épigrammes des Xenien : « L’Allemagne ? Mais où est-ce ? Je ne sais où trouver ce pays. Là où commence l’Allemagne érudite, s’arrête l’Allemagne politique ».
C’est de la même œuvre que sont tirés les vers célèbres de Goethe et de Schiller sur le caractère national allemand, sur les moyens de transcender le national par l’humain. Ils montrent bien que, déjà dans le passé, le débat tournait autour de la conception de l’homme et de la dignité humaine : « Allemands vous espérez en vain vous former en Nation. Formez-vous plutôt, vous le pouvez, en hommes plus libres ! »