L’Allemagne, un partenaire à mieux connaître
A certains moments, par exemple pendant la guerre de Cent Ans, absorbés par leur effort pour empêcher les Anglais de conquérir leur territoire et de s’opposer à l’unification du royaume, les Français ne se sont guère souciés de leur voisin de l’est. À d’autres moments, il s’est agi de situations de concurrence, mais, plutôt qu’à l’Allemagne, c’est au Saint Empire romain germanique que la France s’est opposée, soit pour échapper juridiquement à sa suzeraineté (les légistes de Philippe le Bel défendant le principe le roi, empereur en son royaume), soit parce que l’empereur, l’Espagnol Charles Quint, pratiquait de fait une politique d’encerclement du royaume.
Berlin © OFFICE NATIONAL ALLEMAND DU TOURISME
Pendant la guerre de Trente Ans, la France de Richelieu s’est efforcée de maintenir une Allemagne affaiblie en favorisant les oppositions entre princes catholiques et protestants. Plus tard, c’est avec plus d’agressivité que se sont manifestées les oppositions entre la France et la Prusse, qu’il s’agisse de celle de Frédéric II ou de Frédéric Guillaume III, l’adversaire de Napoléon.
Toutefois, c’est depuis le milieu du XIXe siècle, que s’observent de claires situations d’affrontement, et que la France ne cesse de poser « la question allemande », les évolutions démographiques contrastées au profit de son voisin contribuant notamment à renforcer son inquiétude. À cette question, la guerre de 1870 donna une réponse allemande, par la création, dans la galerie des Glaces de Versailles, de l’Empire allemand. La guerre de 1914–1918 déboucha sur une réponse, peut-être psychologiquement compréhensible sur le moment, mais témoignant d’une ahurissante incompréhension des réactions probables d’un grand peuple (le congrès de Vienne, en 1815, avait été beaucoup plus perspicace, favorisé il est vrai, par le rétablissement en France d’un régime politique qui convenait aux autres États monarchiques).
Le dernier affrontement, par contre, reçoit enfin une réponse à la hauteur de la question, une réponse européenne dont la mise en œuvre est favorisée aussi par une profonde volonté de réconciliation entre les deux peuples, matérialisée à la base par un rapide rétablissement des relations culturelles, par des jumelages entre communes, par d’amples échanges touristiques, et traduite politiquement par le traité franco-allemand de 1963 (dont une des grandes réalisations est la création de l’Office franco-allemand de la jeunesse).
Il est devenu classique d’observer qu’il faut historiquement remonter à Charlemagne pour trouver le plein épanouissement d’une situation de coopération, qui s’est malheureusement terminée en 843 au traité de Verdun démembrant l’Empire carolingien et c’est donc en sautant hardiment environ 1 110 ans qu’on voit s’ouvrir à nouveau – et cette fois, on peut le penser, de façon durable – non seulement une coexistence pacifique, mais mieux, une volonté de véritable coopération visant à préparer l’avenir par la construction de l’Union européenne.
En état d’indifférence, on peut s’ignorer. Ce n’est déjà plus le cas dans la perspective d’un affrontement : il faut connaître l’adversaire et ce fut, par exemple, une grande maladresse de Napoléon III de s’attaquer à son voisin dont, par méconnaissance, il sous-estimait la puissance. Ce fut une grave erreur politique d’interdire en France la lecture de Mein Kampf à la fin des années 30. Mais, et paradoxalement seulement en apparence, c’est surtout quand on veut coopérer qu’il faut bien se connaître. Telle est la situation actuelle.
Au nécessaire cadrage historique, l’article d’Ingo Kolboom contribue par un « rappel d’un passé présent », qui couvre les périodes d’avant et d’après la Seconde Guerre mondiale : une paix perdue, par une incompréhension profonde de la transformation de l’équilibre mondial, par l’incapacité – ou le refus – de reconnaître que « chacun de nos pays n’est plus une véritable grande puissance » (Heinrich Mann, 1924). C’est grâce à l’acceptation de cette réalité que l’imagination et le réalisme de Jean Monnet, l’intuition et la volonté politique de Robert Schuman, la perspicacité de Konrad Adenauer (et de quelques autres grands Européens) ont engagé sur la voie de la coopération l’Europe, à six d’abord, à plus ensuite. L’expérience a montré que les progrès ne sont possibles que si les deux grands pays fondateurs sont d’accord, ce qui va au fond assez de soi, mais aussi que les initiatives prometteuses viennent le plus souvent du couple franco-allemand ; il faut éviter certes qu’il freine, mais il faut surtout obtenir qu’il joue un rôle moteur.
Or, pour que ce « couple moteur » tourne harmonieusement et exerce son dynamisme, il faut que les deux partenaires se comprennent bien, ce qui est loin d’aller de soi, tellement l’histoire a fait surgir de différences. Que d’écarts entre la tradition politique fortement centralisée qui a progressivement créé la France et persiste encore aujourd’hui et la formule fédérale allemande, que d’écarts entre un syndicalisme unitaire – et puissant – outre-Rhin et la juxtaposition de syndicats concurrents – et s’affaiblissant mutuellement – en France, que d’écarts entre une certaine tradition dite colbertiste – même atténuée – d’interventions étatiques nombreuses dans la vie économique et une vision économique très libérale outre-Rhin, que d’écarts, dans deux ans, entre l’armée citoyenne allemande et la disparition de la conscription en France, que d’écarts aussi entre les grandes traditions philosophiques des deux pays ; la liste pourrait s’allonger.
Professor Dr Roman Herzog, président de la République fédérale d’Allemagne. © PRESSE-UND INFORMATIOSAMT DER BUNDESREGIERUNG
Mais aussi que d’analogies, d’intérêt réciproque, de complémentarités également. Dans les deux pays, aujourd’hui, les valeurs fondamentales sont les mêmes : respect de la personne humaine, pratiques démocratiques, souci de solidarité entre les composantes de la nation se traduisant par des institutions politiques à base d’un parlementarisme tempéré, par un État-providence d’assez grande ampleur, par la mise en œuvre d’une forme de capitalisme nettement différente de la forme anglo-saxonne. La devise française de Liberté, égalité, fraternité est autant mise en œuvre en Allemagne, qu’en France. Si on accepte de surmonter les obstacles immédiats créés par des pratiques différentes (y compris en matière culinaire !), on peut assez aisément se comprendre ; de nombreux Français ayant eu des expériences variées (c’est le cas du signataire de ces lignes, il sait qu’il n’est pas une exception) estiment qu’après un nécessaire délai d’adaptation, il est souvent plus facile de travailler avec des Allemands qu’avec d’autres nationaux voisins. Nombreux sont aussi ceux qui savent qu’à condition de faire l’effort de bien combiner les qualités des deux partenaires pour en valoriser des synergies, des équipes binationales (et évidemment bilingues) peuvent faire des prouesses.
L’attitude française vis-à-vis de l’Allemagne a toujours été ambivalente (n’en est-il pas de même en sens inverse ?)1. Encore aujourd’hui, si, lors d’un sondage récent (janvier 1997), les Français approuvent à environ 60 % les affirmations que l’Allemagne est l’allié le plus important de la France et qu’elle ne peut plus renoncer à l’association avec la France, par contre environ un tiers estiment que la France a des raisons de craindre l’Allemagne et que celle-ci dominera l’Europe. La réaction spontanée (corrigée ensuite) à l’unification allemande du président Mitterrand reflétait bien cette crainte diffuse, d’autant plus forte chez certains qu’elle n’est pas étayée par une argumentation concrète, traduisant chez d’autres, par un effet de ricochet (Kolboom parle de miroirs allemands que cherchent les Français pour mieux regarder la France), la crainte que la France soit moins capable que sa voisine de réagir positivement et rapidement aux défis que posent aux deux pays la mondialisation et la rapide transformation, économique et politique, de la planète ; il reste aux premiers à mieux s’informer (en lisant ce numéro !), aux seconds à mieux prendre conscience que ce n’est qu’en acceptant de jouer un rôle actif dans l’Union européenne, en partenariat vigoureux avec l’Allemagne, que la France peut répondre efficacement à ces défis mondiaux ; mais pour faire fonctionner ce partenariat, il faut se comprendre et ne pas vivre sur des clichés trop abondamment répétés.
C’est donc pour le bénéfice des Français, des Allemands, des Européens en général, que La Jaune et la Rouge essaie, modestement, de contribuer à une meilleure compréhension des Germains par les Gaulois.
Quand on demande aux Français qui sont en relations avec l’Allemagne quels sont les traits les plus marquants et les plus originaux de l’organisation sociétale de notre grand voisin, quelques points reviennent particulièrement fréquemment dans leurs réponses.
L’organisation fédérale de l’État allemand, contrastant avec le caractère très centralisé de la France
L’article de Henrik Uterwedde rappelle d’abord l’origine historique de ce système fédéral et des multiples avantages qu’il présente pour répondre à la variété des aspirations des différents sous-ensembles régionaux de la population allemande2. Le système fédéral est adapté à la réalité sociologique du peuple allemand. Mais, et l’auteur y insiste fortement, son fonctionnement quotidien soulève de sérieuses difficultés. Notamment les risques de contradictions et d’incohérences ne sont évités que par de multiples occasions, spontanées ou organisées, de dialogues, permettant au minimum des confrontations, souvent aussi de véritables coordinations. Le système est démocratique, mais lourd. Il fonctionne bien parce que, sur les points essentiels, le peuple allemand a, dans sa très grande majorité, des visions communes et qu’il y a un accord implicite pour progresser par des compromis chaque fois que nécessaire ; jusqu’à maintenant, la formule ne choque pas, au contraire
L’article de Christine de Mazières apporte toutefois ici un bémol, en montrant les écarts, non seulement de niveau économique, mais – ce qui est plus durable – de visions culturelles entre les deux ex-parties de l’Allemagne : si, institutionnellement, la réunification est faite, psychologiquement et sociologiquement, elle n’est pas achevée.
Renforçant cette observation, l’article de Renata Fritsch-Bournazel insiste sur la difficulté qu’éprouvent les Allemands, après l’histoire des dernières décennies, à concevoir leur identité nationale ; le problème n’est apparemment pas nouveau, Goethe et Schiller l’évoquaient déjà, il ne faudrait toutefois pas l’exagérer.
L’accent mis sur l’économie de marché, sous sa forme originale de l’économie sociale de marché, avec donc un partage assez bien défini des tâches entre le marché et la puissance publique, contrastant avec le système français qui serait marqué par une prolifération d’interventions publiques, souvent regrettées par certains, mais aussi souvent sollicitées par d’autres (et parfois aussi par les premiers). La contribution de Wim Kösters rappelle qu’il s’agit là d’une conception de l’économie qui date d’après-guerre, imaginée par Walter Eucken et l’école de Fribourg et mise en place par Ludwig Ehrard. Cette conception fait une synthèse entre des visions libérales fortement inspirées de l’exemple américain (d’où l’accent mis sur la politique de concurrence), le souci d’une politique sociale, qu’on trouvait déjà dans la création, à la fin du XIXe siècle, de systèmes de protection sociale, une certaine méfiance, découlant de l’expérience récente, vis-à-vis des interventions de l’État, même sous une forme fédérale. Après le ralliement du SPD à ce système économique, on peut considérer qu’il est accepté par la quasi-totalité de la population. Toutefois, et Wim Kösters l’évoque à la fin de son article, pour permettre à l’économie allemande de garder son efficacité dans le monde moderne, il est indispensable de rééquilibrer correctement le « principe de la liberté » et le « principe de l’équilibre social », en d’autres termes de revenir à la conception ordo-libérale d’origine.
Une des raisons de ce nécessaire rééquilibrage de l’économie sociale de marché se trouve dans le fait que l’équilibre financier de l’État-providence pose en Allemagne des problèmes analogues à ceux que nous connaissons en France et les efforts pour redresser la situation y recourent également à une vaste panoplie de moyens. Toutefois, l’article de Véronique Donat, après avoir mis en lumière de substantielles différences d’organisation des systèmes sociaux dans les deux pays (notamment pour l’assurance maladie), fait ressortir également que, contrairement à la France, c’est du côté de la réduction des prestations (et d’une certaine privatisation des risques) plus que de celui de l’augmentation des cotisations (ou des impôts) que, jusqu’à maintenant, l’Allemagne s’est dirigée, menant certains à se demander s’il s’agit toujours d’un véritable système de solidarité sociale, qui est cependant une longue tradition allemande.
L’importance économique fondamentale de la Banque centrale (la Bundesbank), alors qu’en France, jusqu’à tout récemment, la Banque de France était un acteur parmi d’autres dans la définition et la mise en œuvre de la politique macroéconomique.
La présentation de Otmar Issing situe bien les spécificités du cas allemand : l’acceptation d’un rôle primordial joué, dans le fonctionnement de l’économie, par la Banque centrale est le résultat des drames économiques et des traumatismes psychologiques provoqués par les deux « grandes » inflations, celle de 1923 (il en reste, pour les philatélistes, des timbres usuels de plusieurs milliards de marks) et celle qui a suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale ; l’inflation est considérée comme un fléau de première grandeur, le maintien de la stabilité des prix comme un objectif prioritaire, et ce consensus général facilite singulièrement la mise en œuvre d’une politique monétaire axée sur la stabilité. L’extrapolation d’une telle expérience à la Banque centrale européenne doit donc se faire avec beaucoup de circonspection, et c’est une des raisons de la méfiance de la population face au remplacement du Deutsche Mark par l’euro, l’autre étant le fait que le mark est, à côté de la Constitution (das Grundgesetzt), l’un des deux symboles de l’indépendance et de la prospérité retrouvées.
Une organisation spécifique de l’entreprise allemande marquée par un profond souci de la permanence concernant tant son type d’activité que les relations avec son personnel, avec ses clients (et avec son banquier), qui sur plusieurs points contraste avec le modèle américain.
Maurice Bommensath insiste ainsi sur quatre caractéristiques qui font de l’entreprise allemande « un modèle bien typé, inscrit dans la continuité, autour d’un métier et d’une communauté humaine bien soudée » ; mais après avoir rappelé qu’il a été à la source des succès économiques allemands du dernier siècle, il estime que ce modèle donne des signes d’essoufflement et va jusqu’à parler de sa remise en question.
Cette description – y compris l’annonce de sérieux changements – est corroborée par d’autres articles. Celui de Michel Pébereau confirme les spécificités du système bancaire allemand classique, assez différent du français dans les relations avec la clientèle et ayant une rentabilité plus forte ; mais il expose avec force que les spécificités, d’ordre culturel en Allemagne (système de banque-industrie), héritées de l’histoire en France (circuits administrés de financement), connaissent une pleine transformation qui rapproche les comportements déjà depuis quelques années sous l’influence de la mondialisation et encore plus demain avec la mise en place de l’euro.
Deux contributions, l’une de Christian Fayard, l’autre cosignée par un Français, Pierre de Bartha, et un Allemand, Jochen-Peter Breuer, apportent à partir d’expériences vécues des éclairages fort instructifs et des conseils très précieux sur les difficultés et les richesses du partenariat franco-allemand.
Enfin, c’est à un secteur productif très particulier que s’intéresse Michel Walrave, puisqu’il s’agit des chemins de fer, relevant d’entreprises publiques en Allemagne comme en France. Mais c’est précisément parce que le cadre juridique est du même type qu’il est intéressant de voir apparaître, à côté d’analogies techniquement inévitables, de notables différences dans la conception de la gestion et des prises de décision lors des grands choix. Ainsi, dans le cas du train à grande vitesse (TGV et ICE), le rôle initiateur de la SNCF a été beaucoup plus grand que celui de la Deutsche Bundesbahn ; inversement, sur l’application de la directive communautaire menant à une refonte de l’organisation des chemins de fer, la DB est allée plus vite et plus loin que la SNCF. Les différences de culture, mais aussi d’attitude des cadres du plus haut niveau vis-à-vis de l’entreprise publique, ont été déterminantes.
Christian Marchal apporte une contribution dans le domaine de la démographie, mettant en évidence les difficultés qui attendent l’Allemagne dans une trentaine d’années, conséquences du faible taux actuel de renouvellement des générations.
Un système de formation à base fortement décentralisée, contrastant avec le » mammouth » français
Le fait apparaît déjà dans l’article d’Uterwedde, il est illustré plus concrètement dans la note de René-François Bernard et Claude Maury sur la formation comparée des ingénieurs ainsi que dans la note de Philippe Hein retraçant l’évolution au XIXe siècle des établissements de formation d’ingénieurs en Allemagne. Maurice Bommensath y fait aussi allusion en parlant de l’apprentissage. Enfin, il est largement développé par Werner Zettelmeier qui distingue entre l’enseignement primaire et secondaire, relevant exclusivement des Länder, et l’enseignement supérieur, où les compétences sont partagées. Il souligne aussi l’apparition de mutations sociologiques importantes dans le secondaire et enfin la perspective d’une refonte profonde de l’enseignement supérieur. Il n’est pas interdit de penser (ou d’espérer) que le développement des séjours d’étudiants de chaque pays européen dans un – ou plusieurs – des pays voisins favorisera une comparaison concrète et fondée des divers systèmes d’enseignement, et poussera à un rapprochement peut-être au moins sur le continent en utilisant ce qu’il y a de meilleur dans chacun, tout en respectant les diversités culturelles.
Un dialogue systématique entre partenaires sociaux, prenant parfois des expressions vigoureuses, mais constituant un point de départ fondamental pour l’obtention de compromis atteints généralement sans intervention de l’État et qui sont ensuite parfaitement respectés, ce qui contraste avec une démarche beaucoup plus chaotique en France, et où les rôles respectifs des trois partenaires (au lieu de deux) sont mal définis et constamment à repenser et où ce jeu à trois partenaires permet des coalitions fluctuantes qui hypothèquent la cohérence dans le temps des grands compromis auxquels on parvient. Au-delà de ces aspects souvent décrits, le texte de René Lasserre présente d’abord certaines difficultés que connaît actuellement ce modèle social, du fait d’excessives rigidités et du fait de l’existence, dans la société allemande, d’un réseau très dense de rapports contractuels, bénéfique au dialogue et à la concertation, mais limitant la marge d’innovation ; par contre, les mécanismes de codécision et de cogestion que connaît l’entreprise allemande permettent une gestion négociée des mutations. Cette recherche d’un nouveau contrat social pourra-t-elle faire « une synthèse entre mondialisation et identité nationale » ? La question préoccupe tous ceux qui se soucient de la définition d’un modèle social européen.
Le rôle décisif joué par le tandem franco-allemand dans toutes les avancées de la construction européenne
Le souci de faire mieux tourner ce moteur a été présenté, plus haut, comme une des motivations de ce numéro spécial. Il est donc important de lire attentivement l’article de Valérie Guérin-Sendelbach qui, avec beaucoup de doigté, mais aussi une clarté dont il faut lui être reconnaissant, montre tant les succès que les heurts que connaît, depuis des années, la vie de ce couple ; sa conclusion, selon laquelle il n’existe pas d’harmonie préétablie, mais une volonté commune d’aller de l’avant, n’est pas pour surprendre : n’en est-il pas de même pour tous les couples, n’est-ce pas la condition même de leurs succès ?
Cette liste de traits spécifiques de la société allemande n’est probablement pas exhaustive, chaque lecteur pourrait souhaiter y ajouter quelque chose (en particulier en matière culturelle), mais chacun de ces points est fort important et doit être connu par tous ceux – de plus en plus nombreux – qui souhaitent dialoguer avec des interlocuteurs ou travailler avec des partenaires allemands. À chacun des points précédents est donc consacré au moins un article, rédigé soit par un Français, soit par un Allemand. Ils sont regroupés sous les grands thèmes de la société, l’entreprise, la population. Ils sont encadrés par les visions sur le dialogue franco-allemand au service de la construction européenne.
Le lecteur attentif sera souvent frappé par le contraste (déjà évoqué ci-dessus) entre les conceptions, les organisations, les comportements entre l’Allemagne et la France ; il ne faudrait toutefois pas les exagérer, les oppositions étant souvent plus marquées au niveau du discours qu’à celui des réalités concrètes. D’autre part, l’attention doit être attirée sur le fait que la réalité allemande connaît une intense évolution, ceci apparaît, parfois en filigrane, le plus souvent très clairement, dans beaucoup d’articles.
Il est intéressant d’observer que, profondément immergée dans un environnement planétaire en plein changement, l’Allemagne évolue, peut-être plus vite que la France, dans certains cas par des transformations voulues, et restant alors pleinement dans la ligne du génie allemand, dans d’autres par des adaptations plus subies, et qui risquent à terme de transformer assez profondément la société allemande.
Dans son fameux discours du 26 avril 1997, trop ignoré en France, le président fédéral allemand Roman Herzog a dressé un constat sans complaisance de la situation actuelle de la société allemande. « La perte de dynamisme économique, la paralysie de la société, une incroyable dépression mentale, telle est la trilogie qui caractérise la crise en Allemagne », indiquant que « tous sont concernés, tous doivent consentir à des sacrifices, tous doivent s’y mettre », ce tous comprenant le patronat, les travailleurs, les syndicats, le Bundestag et le Bundesrat (synonymes de la majorité et de l’opposition actuelles), les groupes de pression.
Mais le fait que ce discours ait fait pratiquement l’unanimité suggère que dans ce processus de réaction adaptative aux défis lancés par la mondialisation, la société allemande est probablement plus malléable que son homologue française. Comme les deux sont engagées dans la construction européenne, il est crucial pour celle-ci que les deux pays confrontent sans relâche leurs analyses de cette évolution et, tout en respectant leurs diversités (élément de richesse de l’Europe) de leurs cultures, se soucient de contribuer conjointement, avec leurs partenaires de l’Union, à la mise en place, certains diront d’un modèle européen, d’autres parleront d’un capitalisme à l’européenne, de toute façon d’un type de société qui respecte et valorise les grandes bases éthiques de notre culture européenne commune3.
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1. L’intérêt manifesté dans chaque pays pour les événements et la culture de l’autre relève d’une longue tradition : rappelons l’émotion du philosophe de Koenigsberg à l’annonce de la Révolution française, l’admiration (déçue ensuite) de Beethoven pour Bonaparte, la vision idyllique donnée par Germaine de Staël dans son livre De l’Allemagne (contredite d’ailleurs largement par les articles de Henri Heine dans la Revue des Deux Mondes sous le même titre), la passion d’écrivains français comme Renan ou Taine pour les philosophes allemands. On trouverait d’ailleurs des exemples aussi nombreux de regards empreints d’animosité. Chaque pays a longtemps éprouvé des difficultés à regarder l’autre objectivement et calmement.
Une remarquable description des relations entre les deux pays tout au long du XIXe siècle est donnée dans l’exposition Marianne et Germania, un siècle de passions franco-allemandes, présentée à Berlin fin 1996 et à Paris, au Petit Palais, jusqu’au 15 février 1998.
2. Cette variété est effectivement une constatation que l’on est amené couramment à faire ; ainsi, j’ai personnellement remarqué à maintes reprises que lorsqu’un nouveau collègue arrivait dans les services de la Commission européenne, la première question posée à son sujet concernait, pour un Français, sa formation (est-ce un X, un énarque, un universitaire juriste, etc.?), pour un Allemand, sa provenance géographique (est-ce un Souabe, un Hambourgeois, un Saxon, un Rhénan… ?).
3. La préparation de ce numéro spécial a bénéficié notamment de conseils de l’ambassade d’Allemagne en France et du CIRAC (Centre d’information et de recherche sur l’Allemagne contemporaine). À ces organismes et à tous les auteurs des contributions s’adressent nos très vifs remerciements.