L’aménagement du temps de travail pour créer de la valeur : l’expérience de Rhône-Alpes
Pour faire face à une concurrence de plus en plus vive découlant de l’internationalisation des échanges, les entreprises ont, et auront de plus en plus, besoin de flexibilité. Partant de ce constat de bon sens, l’enjeu me paraît être, pour les entreprises qui le souhaitent, de négocier au cas par cas, entre partenaires sociaux, flexibilité et annualisation, d’une part, contre réorganisation et éventuellement réduction du temps de travail, d’autre part.
Si alors des emplois peuvent être créés notamment en faveur des jeunes, les pouvoirs publics, et particulièrement la Région, sont fondés à apporter à ces démarches volontaires, leur soutien, afin d’en favoriser la mise en place initiale.
C’est dans cette perspective que le Conseil régional de Rhône-Alpes s’est engagé lors de son assemblée plénière du 20 décembre 1995 dans une politique d’aménagement du temps de travail. Les mesures adoptées permettent aux partenaires sociaux d’élaborer, au niveau des entreprises, au cas par cas, les aménagements du temps de travail qui favorisent la compétitivité et donc la création d’emplois durables.
Une action novatrice du Conseil régional de Rhône-Alpes
Pour bien comprendre cette décision, il faut se replacer dans le contexte de l’époque. Nous sommes fin 95, au moment des grandes grèves consécutives à la réforme de la Sécurité sociale et au changement de statut de la SNCF. Des fonctionnaires ou assimilés, qui bénéficient de statuts protecteurs, poursuivent une grève qui prend en otage les salariés, beaucoup moins protégés, du secteur privé.
Ces derniers se montrent cependant étonnamment compréhensifs à l’égard des grévistes. Comme si, dans le fond, ils se disaient : « on ne peut pas en vouloir aux fonctionnaires de défendre leurs avantages… », tout en étant convaincus « in petto » que la mondialisation des échanges implique de nécessaires changements, et notamment l’assouplissement des dispositifs statutaires.
Pour sortir de ces contradictions, la Région doit agir. Dieu merci, à la différence de l’État, elle ne peut pas être tentée de créer des emplois publics car elle n’en a pas les moyens. En revanche, elle a la capacité de lancer des dynamiques nouvelles par l’aménagement du temps de travail et par la création de nouvelles activités…, objectifs qui peuvent être réunis sur les mêmes personnes si l’on imagine que des salariés, dont le temps de travail aurait été réorganisé et réduit, réinvestissent leurs nouvelles disponibilités de temps dans d’autres activités. Je reviendrai sur ce point essentiel dans la suite de mon propos.
Pour l’instant, restons sur l’aménagement du temps de travail. Il ne s’agit pas d’une vision malthusienne de partage du travail mais de concevoir, au contraire, une nouvelle organisation du temps salarié visant à plus d’efficacité économique. Ce changement doit se réaliser en réduisant au maximum les pertes de salaire et il faut, au contraire, concevoir de nouvelles organisations du temps pour gagner encore en productivité. C’est dans cet esprit que le Conseil régional s’est engagé en considérant que les sommes consacrées au traitement social du chômage étaient devenues telles qu’il fallait les « réinjecter » le plus possible dans les entreprises créatrices d’emplois productifs. N’est-il pas en effet absurde que des millions de chômeurs privés d’emploi soient enfermés dans une passivité dégradante pour eux et coûteuse pour les autres ? N’avance-t-on pas le chiffre de 400 milliards de francs pour 3 millions de chômeurs, soit environ 120 000 à 130 000 F d’indemnisation passive par personne et par an ? L’équivalent d’un salaire de base.
Au regard de ces chiffres, les sommes mises en jeu par la Région (une centaine de millions de francs) apparaissent limitées mais les actions des pouvoirs publics en général et de la Région en particulier ont une toute autre portée que celle des moyens financiers qu’ils peuvent y affecter.
Pour moi les véritables enjeux ne sont pas là. En termes politiques, la question est de savoir si une action vigoureuse sur l’aménagement du temps de travail salarié peut avoir des effets positifs sur le chômage ? Si oui, comment impulser une démarche volontaire des entreprises dans une vision non malthusienne mais au contraire dans une logique de croissance d’activité ?
Pour tester ces hypothèses et pour faire bouger les choses dans ce sens, 100 millions de francs ne sont pas ridicules. Non plus d’ailleurs que l’objectif que nous nous sommes donné : créer 25 000 emplois en quatre ou cinq ans. 25 000 emplois, cela correspond à 1 point de chômage en Rhône-Alpes. Comme nous sommes déjà à 1,5 point en dessous du niveau national, cet objectif paraît réaliste.
De plus la Région dispose d’un atout spécifique : chaque élu régional peut assurer le relais de son action dans une démarche de proximité et assurer la coordination avec les autres interventions publiques et notamment celles de l’État.
Cette dynamique est bien lancée en Rhône-Alpes, des centaines d’entreprises s’y sont engagées, la véritable question est maintenant de savoir ce que va faire l’État. En fonction de ses choix, il faudra forcément reconsidérer l’action régionale. Je rappelle simplement que, dès le départ, nous avons essentiellement tenu à une action entreprise par entreprise basée sur le volontariat avec l’accord des partenaires sociaux et en complément des interventions de l’État et de l’UNEDIC.
Du côté de l’UNEDIC, les choses bougent lentement et l’idée d’un bonus- malus de l’assurance chômage a de la peine à faire son chemin bien que ce soit pourtant la solution économiquement neutre pour aider les entreprises qui embauchent durablement en allégeant les charges.
L’État, de son côté, aurait tort, à mon avis, de légiférer de manière uniforme et contraignante sur ce sujet. Il aurait, au contraire, intérêt à encourager une démarche pragmatique, entreprise par entreprise, comme celle qui s’est engagée en Rhône-Alpes. Pour cela, il faut agir avec les partenaires sociaux, organiser avec eux des réseaux capables de créer entre employeurs et salariés une dynamique en faveur d’une réflexion sur l’organisation du travail, sur les contraintes liées à la mondialisation des marchés, sur les besoins en flexibilité et en réactivité des entreprises, etc.
C’est aujourd’hui possible car le cadre institutionnel a permis de se dégager progressivement du dogme de la négociation par branche pour rendre acceptable la négociation entreprise par entreprise.
Tout était donc en place pour gérer avec efficacité et pragmatisme l’aménagement du temps de travail ; je crains fort que, par excès de zèle politique, l’aménagement du temps de travail n’ait été sacrifié, comme l’écrit Géraud de Vaublanc, enseignant à Paris XIII, « sur l’autel des 35 heures »…
Une philosophie de la société basée sur la liberté
Il faut revenir sur la globalité du problème pour démontrer la cohérence des propositions de la Région Rhône-Alpes et aborder la question du réinvestissement du temps libéré.
Tout d’abord, je tiens à rappeler que la formule que je suggère n’est nullement contraignante. Elle fait, au contraire, appel au volontariat, à une démarche entreprise par entreprise.
Je fais le pari qu’il y a matière à un échange équilibré entre temps réduit et réaménagé d’un côté contre plus de réactivité et de flexibilité de l’autre. En outre, c’est une épreuve de vérité, entre des partenaires, employeurs et salariés qui, dans une société instruite et informée, doivent, dans la transparence, fonder leurs rapports sur le débat et le contrat.
Ensuite, je veux souligner que l’aménagement du temps de travail dont je parle concerne l’activité salariée. Or, mon « utopie » est de faire en sorte que chacun puisse avoir, à l’avenir, un travail salarié et une autre activité, disons une fonction « entrepreneuriale », lucrative ou bénévole. En sorte que chacun puisse exprimer, à travers ces diverses situations, ses facultés, son dynamisme, sa créativité, vivre des relations humaines différentes, faire mieux fructifier la variété des talents dont il dispose.
De quelles activités s’agit-il ? : de la création d’entreprise, de l’action publique et spécifiquement politique, de l’engagement dans les domaines culturels ou sportifs, de l’investissement intellectuel par l’éducation permanente… Je rejoins dans cette vision des auteurs et des apports aussi divers que documentés. Ceux du groupe animé par Jean BOISSONNAT avec l’idée du contrat d’activité, ceux de Dominique MÉDA, qui souhaite que chacun puisse consacrer du temps à « une action politique renouvelée parce que déprofessionnalisée »…
Je suis, avec ces auteurs, économistes, sociologues ou philosophes, convaincu qu’il faut agir sur ces deux volets, et, à terme, faire en sorte que les mêmes personnes puissent s’investir dans ces deux domaines : le salariat réorganisé et repensé d’une part et la création d’activité ou d’engagements nouveaux d’autre part.
Pour souligner ce propos, je prendrai volontiers quelques exemples. Tout d’abord celui des femmes. L’un des changements sociologiques les plus profonds que nous ayons connus au cours des dernières décennies est bien celui de la généralisation de leur activité salariée. Aujourd’hui, la plupart d’entre elles – y compris dans les foyers à hauts revenus – ne se satisfont plus d’une vie de mère de famille et de femme au foyer. Quant aux femmes qui ont un emploi, elles n’ont nullement envie de renoncer à la maternité. Toutes veulent à la fois « gagner leur vie » par un emploi rémunéré et consacrer du temps à leur famille et à l’éducation de leurs enfants, mais, aussi, s’investir dans la vie de la cité, etc.
Il appartient aux responsables politiques de prendre en compte ces questions et de créer les conditions favorables à l’expression de ce besoin d’activité diversifiée.
Autre exemple, celui de l’action publique. Qu’est-ce qui pousse les gens à exercer un mandat de conseiller municipal, d’autres à s’engager dans l’action syndicale ou professionnelle… ? Certainement pas le goût de la tranquillité ni celui de l’argent. Ces activités sont dévoreuses de temps, astreignantes et bien peu indemnisées. Mais ces engagements « parallèles » sont très généralement vécus comme un rééquilibrage de la vie professionnelle. Je pourrais multiplier les exemples en parlant des associations, des organisations sportives, culturelles, caritatives, confessionnelles, etc.
C’est sur ce thème que je conclurai mon propos. L’emploi salarié étendu au plus grand nombre est un fait historique récent, concomitant de la révolution industrielle. La société de la connaissance qui est en train de naître ne supprimera pas l’emploi salarié, mais elle en réduira la place relative. Par suite, dès lors que c’est au salariat qu’est principalement attachée la protection sociale, de deux choses l’une : ou bien il concernera un nombre de plus en plus restreint de personnes qui apparaîtront comme des « nantis », ou bien au contraire il continuera d’atteindre des effectifs étendus mais alors composés de personnes pluriactives. À la fois salarié et entrepreneur, rémunéré ou bénévole… C’est, me semble-t-il, vers cette diversité maîtrisée qu’il faut désormais que nous allions.