Charles MILLON, président du Conseil régional Rhône-Alpes

L’aménagement du temps de travail pour créer de la valeur : l’expérience de Rhône-Alpes

Dossier : Emploi et temps de travailMagazine N°532 Février 1998
Par Charles MILLON

Pour faire face à une concur­rence de plus en plus vive décou­lant de l’internationalisation des échanges, les entre­prises ont, et auront de plus en plus, besoin de flexi­bi­li­té. Par­tant de ce constat de bon sens, l’enjeu me paraît être, pour les entre­prises qui le sou­haitent, de négo­cier au cas par cas, entre par­te­naires sociaux, flexi­bi­li­té et annua­li­sa­tion, d’une part, contre réor­ga­ni­sa­tion et éven­tuel­le­ment réduc­tion du temps de tra­vail, d’autre part.
Si alors des emplois peuvent être créés notam­ment en faveur des jeunes, les pou­voirs publics, et par­ti­cu­liè­re­ment la Région, sont fon­dés à appor­ter à ces démarches volon­taires, leur sou­tien, afin d’en favo­ri­ser la mise en place initiale.
C’est dans cette pers­pec­tive que le Conseil régio­nal de Rhône-Alpes s’est enga­gé lors de son assem­blée plé­nière du 20 décembre 1995 dans une poli­tique d’aménagement du temps de tra­vail. Les mesures adop­tées per­mettent aux par­te­naires sociaux d’élaborer, au niveau des entre­prises, au cas par cas, les amé­na­ge­ments du temps de tra­vail qui favo­risent la com­pé­ti­ti­vi­té et donc la créa­tion d’emplois durables.

Une action novatrice du Conseil régional de Rhône-Alpes

Pour bien com­prendre cette déci­sion, il faut se repla­cer dans le contexte de l’é­poque. Nous sommes fin 95, au moment des grandes grèves consé­cu­tives à la réforme de la Sécu­ri­té sociale et au chan­ge­ment de sta­tut de la SNCF. Des fonc­tion­naires ou assi­mi­lés, qui béné­fi­cient de sta­tuts pro­tec­teurs, pour­suivent une grève qui prend en otage les sala­riés, beau­coup moins pro­té­gés, du sec­teur privé.

Ces der­niers se montrent cepen­dant éton­nam­ment com­pré­hen­sifs à l’é­gard des gré­vistes. Comme si, dans le fond, ils se disaient : « on ne peut pas en vou­loir aux fonc­tion­naires de défendre leurs avan­tages… », tout en étant convain­cus « in pet­to » que la mon­dia­li­sa­tion des échanges implique de néces­saires chan­ge­ments, et notam­ment l’as­sou­plis­se­ment des dis­po­si­tifs statutaires.

Pour sor­tir de ces contra­dic­tions, la Région doit agir. Dieu mer­ci, à la dif­fé­rence de l’É­tat, elle ne peut pas être ten­tée de créer des emplois publics car elle n’en a pas les moyens. En revanche, elle a la capa­ci­té de lan­cer des dyna­miques nou­velles par l’a­mé­na­ge­ment du temps de tra­vail et par la créa­tion de nou­velles acti­vi­tés…, objec­tifs qui peuvent être réunis sur les mêmes per­sonnes si l’on ima­gine que des sala­riés, dont le temps de tra­vail aurait été réor­ga­ni­sé et réduit, réin­ves­tissent leurs nou­velles dis­po­ni­bi­li­tés de temps dans d’autres acti­vi­tés. Je revien­drai sur ce point essen­tiel dans la suite de mon propos.

Pour l’ins­tant, res­tons sur l’a­mé­na­ge­ment du temps de tra­vail. Il ne s’a­git pas d’une vision mal­thu­sienne de par­tage du tra­vail mais de conce­voir, au contraire, une nou­velle orga­ni­sa­tion du temps sala­rié visant à plus d’ef­fi­ca­ci­té éco­no­mique. Ce chan­ge­ment doit se réa­li­ser en rédui­sant au maxi­mum les pertes de salaire et il faut, au contraire, conce­voir de nou­velles orga­ni­sa­tions du temps pour gagner encore en pro­duc­ti­vi­té. C’est dans cet esprit que le Conseil régio­nal s’est enga­gé en consi­dé­rant que les sommes consa­crées au trai­te­ment social du chô­mage étaient deve­nues telles qu’il fal­lait les « réin­jec­ter » le plus pos­sible dans les entre­prises créa­trices d’emplois pro­duc­tifs. N’est-il pas en effet absurde que des mil­lions de chô­meurs pri­vés d’emploi soient enfer­més dans une pas­si­vi­té dégra­dante pour eux et coû­teuse pour les autres ? N’a­vance-t-on pas le chiffre de 400 mil­liards de francs pour 3 mil­lions de chô­meurs, soit envi­ron 120 000 à 130 000 F d’in­dem­ni­sa­tion pas­sive par per­sonne et par an ? L’é­qui­valent d’un salaire de base.

Au regard de ces chiffres, les sommes mises en jeu par la Région (une cen­taine de mil­lions de francs) appa­raissent limi­tées mais les actions des pou­voirs publics en géné­ral et de la Région en par­ti­cu­lier ont une toute autre por­tée que celle des moyens finan­ciers qu’ils peuvent y affecter.

Pour moi les véri­tables enjeux ne sont pas là. En termes poli­tiques, la ques­tion est de savoir si une action vigou­reuse sur l’a­mé­na­ge­ment du temps de tra­vail sala­rié peut avoir des effets posi­tifs sur le chô­mage ? Si oui, com­ment impul­ser une démarche volon­taire des entre­prises dans une vision non mal­thu­sienne mais au contraire dans une logique de crois­sance d’activité ?

Pour tes­ter ces hypo­thèses et pour faire bou­ger les choses dans ce sens, 100 mil­lions de francs ne sont pas ridi­cules. Non plus d’ailleurs que l’ob­jec­tif que nous nous sommes don­né : créer 25 000 emplois en quatre ou cinq ans. 25 000 emplois, cela cor­res­pond à 1 point de chô­mage en Rhône-Alpes. Comme nous sommes déjà à 1,5 point en des­sous du niveau natio­nal, cet objec­tif paraît réaliste.

De plus la Région dis­pose d’un atout spé­ci­fique : chaque élu régio­nal peut assu­rer le relais de son action dans une démarche de proxi­mi­té et assu­rer la coor­di­na­tion avec les autres inter­ven­tions publiques et notam­ment celles de l’État.

Cette dyna­mique est bien lan­cée en Rhône-Alpes, des cen­taines d’en­tre­prises s’y sont enga­gées, la véri­table ques­tion est main­te­nant de savoir ce que va faire l’É­tat. En fonc­tion de ses choix, il fau­dra for­cé­ment recon­si­dé­rer l’ac­tion régio­nale. Je rap­pelle sim­ple­ment que, dès le départ, nous avons essen­tiel­le­ment tenu à une action entre­prise par entre­prise basée sur le volon­ta­riat avec l’ac­cord des par­te­naires sociaux et en com­plé­ment des inter­ven­tions de l’É­tat et de l’UNEDIC.

Du côté de l’U­NE­DIC, les choses bougent len­te­ment et l’i­dée d’un bonus- malus de l’as­su­rance chô­mage a de la peine à faire son che­min bien que ce soit pour­tant la solu­tion éco­no­mi­que­ment neutre pour aider les entre­prises qui embauchent dura­ble­ment en allé­geant les charges.

L’É­tat, de son côté, aurait tort, à mon avis, de légi­fé­rer de manière uni­forme et contrai­gnante sur ce sujet. Il aurait, au contraire, inté­rêt à encou­ra­ger une démarche prag­ma­tique, entre­prise par entre­prise, comme celle qui s’est enga­gée en Rhône-Alpes. Pour cela, il faut agir avec les par­te­naires sociaux, orga­ni­ser avec eux des réseaux capables de créer entre employeurs et sala­riés une dyna­mique en faveur d’une réflexion sur l’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail, sur les contraintes liées à la mon­dia­li­sa­tion des mar­chés, sur les besoins en flexi­bi­li­té et en réac­ti­vi­té des entre­prises, etc.

C’est aujourd’­hui pos­sible car le cadre ins­ti­tu­tion­nel a per­mis de se déga­ger pro­gres­si­ve­ment du dogme de la négo­cia­tion par branche pour rendre accep­table la négo­cia­tion entre­prise par entreprise.

Tout était donc en place pour gérer avec effi­ca­ci­té et prag­ma­tisme l’a­mé­na­ge­ment du temps de tra­vail ; je crains fort que, par excès de zèle poli­tique, l’a­mé­na­ge­ment du temps de tra­vail n’ait été sacri­fié, comme l’é­crit Géraud de Vau­blanc, ensei­gnant à Paris XIII, « sur l’au­tel des 35 heures »…

Une philosophie de la société basée sur la liberté

Il faut reve­nir sur la glo­ba­li­té du pro­blème pour démon­trer la cohé­rence des pro­po­si­tions de la Région Rhône-Alpes et abor­der la ques­tion du réin­ves­tis­se­ment du temps libéré.

Tout d’a­bord, je tiens à rap­pe­ler que la for­mule que je sug­gère n’est nul­le­ment contrai­gnante. Elle fait, au contraire, appel au volon­ta­riat, à une démarche entre­prise par entreprise.

Je fais le pari qu’il y a matière à un échange équi­li­bré entre temps réduit et réamé­na­gé d’un côté contre plus de réac­ti­vi­té et de flexi­bi­li­té de l’autre. En outre, c’est une épreuve de véri­té, entre des par­te­naires, employeurs et sala­riés qui, dans une socié­té ins­truite et infor­mée, doivent, dans la trans­pa­rence, fon­der leurs rap­ports sur le débat et le contrat.

Ensuite, je veux sou­li­gner que l’a­mé­na­ge­ment du temps de tra­vail dont je parle concerne l’ac­ti­vi­té sala­riée. Or, mon « uto­pie » est de faire en sorte que cha­cun puisse avoir, à l’a­ve­nir, un tra­vail sala­rié et une autre acti­vi­té, disons une fonc­tion « entre­pre­neu­riale », lucra­tive ou béné­vole. En sorte que cha­cun puisse expri­mer, à tra­vers ces diverses situa­tions, ses facul­tés, son dyna­misme, sa créa­ti­vi­té, vivre des rela­tions humaines dif­fé­rentes, faire mieux fruc­ti­fier la varié­té des talents dont il dispose.

De quelles acti­vi­tés s’a­git-il ? : de la créa­tion d’en­tre­prise, de l’ac­tion publique et spé­ci­fi­que­ment poli­tique, de l’en­ga­ge­ment dans les domaines cultu­rels ou spor­tifs, de l’in­ves­tis­se­ment intel­lec­tuel par l’é­du­ca­tion per­ma­nente… Je rejoins dans cette vision des auteurs et des apports aus­si divers que docu­men­tés. Ceux du groupe ani­mé par Jean BOISSONNAT avec l’i­dée du contrat d’ac­ti­vi­té, ceux de Domi­nique MÉDA, qui sou­haite que cha­cun puisse consa­crer du temps à « une action poli­tique renou­ve­lée parce que déprofessionnalisée »…

Je suis, avec ces auteurs, éco­no­mistes, socio­logues ou phi­lo­sophes, convain­cu qu’il faut agir sur ces deux volets, et, à terme, faire en sorte que les mêmes per­sonnes puissent s’in­ves­tir dans ces deux domaines : le sala­riat réor­ga­ni­sé et repen­sé d’une part et la créa­tion d’ac­ti­vi­té ou d’en­ga­ge­ments nou­veaux d’autre part.

Pour sou­li­gner ce pro­pos, je pren­drai volon­tiers quelques exemples. Tout d’a­bord celui des femmes. L’un des chan­ge­ments socio­lo­giques les plus pro­fonds que nous ayons connus au cours des der­nières décen­nies est bien celui de la géné­ra­li­sa­tion de leur acti­vi­té sala­riée. Aujourd’­hui, la plu­part d’entre elles – y com­pris dans les foyers à hauts reve­nus – ne se satis­font plus d’une vie de mère de famille et de femme au foyer. Quant aux femmes qui ont un emploi, elles n’ont nul­le­ment envie de renon­cer à la mater­ni­té. Toutes veulent à la fois « gagner leur vie » par un emploi rému­né­ré et consa­crer du temps à leur famille et à l’é­du­ca­tion de leurs enfants, mais, aus­si, s’in­ves­tir dans la vie de la cité, etc.

Il appar­tient aux res­pon­sables poli­tiques de prendre en compte ces ques­tions et de créer les condi­tions favo­rables à l’ex­pres­sion de ce besoin d’ac­ti­vi­té diversifiée.

Autre exemple, celui de l’ac­tion publique. Qu’est-ce qui pousse les gens à exer­cer un man­dat de conseiller muni­ci­pal, d’autres à s’en­ga­ger dans l’ac­tion syn­di­cale ou pro­fes­sion­nelle… ? Cer­tai­ne­ment pas le goût de la tran­quilli­té ni celui de l’argent. Ces acti­vi­tés sont dévo­reuses de temps, astrei­gnantes et bien peu indem­ni­sées. Mais ces enga­ge­ments « paral­lèles » sont très géné­ra­le­ment vécus comme un rééqui­li­brage de la vie pro­fes­sion­nelle. Je pour­rais mul­ti­plier les exemples en par­lant des asso­cia­tions, des orga­ni­sa­tions spor­tives, cultu­relles, cari­ta­tives, confes­sion­nelles, etc.

C’est sur ce thème que je conclu­rai mon pro­pos. L’emploi sala­rié éten­du au plus grand nombre est un fait his­to­rique récent, conco­mi­tant de la révo­lu­tion indus­trielle. La socié­té de la connais­sance qui est en train de naître ne sup­pri­me­ra pas l’emploi sala­rié, mais elle en rédui­ra la place rela­tive. Par suite, dès lors que c’est au sala­riat qu’est prin­ci­pa­le­ment atta­chée la pro­tec­tion sociale, de deux choses l’une : ou bien il concer­ne­ra un nombre de plus en plus res­treint de per­sonnes qui appa­raî­tront comme des « nan­tis », ou bien au contraire il conti­nue­ra d’at­teindre des effec­tifs éten­dus mais alors com­po­sés de per­sonnes plu­ri­ac­tives. À la fois sala­rié et entre­pre­neur, rému­né­ré ou béné­vole… C’est, me semble-t-il, vers cette diver­si­té maî­tri­sée qu’il faut désor­mais que nous allions.

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