L’aménagement du territoire
On n’aborde pas le Viêt-nam sans émotion : tous ceux qui ont connu le pays en sont restés marqués, et il est difficile d’en parler sereinement, tant les partis-pris sont encore vivaces. Mais le pays, qui s’est relevé après trente ans de guerres, où l’héroïsme autant que l’horreur ont fait la une de l’histoire mondiale, a été tellement déchiré qu’il n’est pas rare d’avoir eu des liens dans l’un et l’autre camp, comme c’est le cas dans tant de familles vietnamiennes. On s’aperçoit alors que l’essentiel est une affaire de cœur, qui dépasse tous les clivages, comme les liens familiaux l’emportent sur les divisions politiques.
Cette histoire de cœur fut aussi depuis longtemps celle de l’auteur, et c’est bien à cela que les Vietnamiens toujours sentimentaux reconnaissent leurs vrais amis. Sans cette profonde connivence, il ne serait pas possible de s’intégrer dans un organisme vietnamien, de nouer des relations personnelles et chaleureuses, d’être admis et même écouté aux plus hauts niveaux de décision. La grande qualité des responsables qui sont mes interlocuteurs, leur charme personnel font un vrai plaisir de cette relation, si spartiates que soient les conditions de travail et de vie au milieu de gens très simples et tendus par l’effort depuis les temps les plus anciens.
Le renouveau de la planification et de l’aménagement du territoire : coïncidence franco-vietnamienne
L’aménagement du territoire est une démarche interministérielle, et l’accord franco-vietnamien implique plusieurs ministères de part et d’autre dans le Comité de pilotage.
FRANCE :
• Ministère des Affaires étrangères,
• DATAR (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale),
• Ministère de l’Équipement et des Transports.
VIÊT-NAM :
• Ministère du Plan et de l’Investissement (ISD),
• Ministère de la Construction (INPUR),
• Ministère des Sciences, de la Technologie et de l’Environnement.
ISD : Institut de Stratégie du Développement
INPUR : Institut national de Planification urbaine et rurale
En septembre 1994, la DATAR signait un accord de coopération avec l’Institut de Stratégie du Développement du Viêt-nam après une année de contacts à Hanoi, faisant suite à la visite de François Mitterrand début 1993. Quelles étaient les motivations de part et d’autre ?
Du côté vietnamien la politique de renouveau (dôi moi), avec la transition vers l’économie de marché, obligeait à revoir le contenu de la planification, avec la volonté d’accélérer le développement en ouvrant le pays aux investisseurs étrangers, en l’arrimant à la croissance rapide des pays de l’ASEAN, mais en veillant aussi à limiter l’aggravation des disparités régionales, de l’écart villes-campagnes et d’une manière générale des inégalités résultant inévitablement du jeu du marché.
Les cadres vietnamiens du Plan, aux niveaux central et provincial, avaient été formés aux méthodes soviétiques désormais périmées, et le Viêt-nam ne souhaitant pas jeter le bébé avec l’eau du bain, l’expérience française du Plan et de l’Aménagement du territoire lui paraissait assez adaptée pour forger une méthodologie de l’aménagement régional et recycler ses cadres.
Par chance, cet intérêt pour l’expérience française allait trouver un écho inespéré lors du grand débat sur l’aménagement du territoire lancé par Charles Pasqua fin 1993 : le délégué à l’Aménagement du territoire, Pierre-Henri Paillet, me donnait alors carte blanche pour faire profiter le Viêt-nam du bouillonnement d’idées et des exercices de prospective qui avaient lieu en France. On peut dire que les dirigeants vietnamiens ont assisté en direct à la genèse de la Loi d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire, que P.-H. Paillet venait exposer lui-même à Hanoi en avril 1995.
« Une conception commune de l’aménagement du territoire » entre la France et le Viêt-nam ? Ce commentaire du président vietnamien de la Commission mixte, M. Lê Quy An, lors de la signature de l’accord, s’explique, au-delà des différences, par des préoccupations fondamentales très voisines :
- plus de la moitié des investissements étrangers est concentrée dans la métropole de Saigon et les provinces adjacentes : cela rappelle l’alarme de « Paris et le désert français » qui motiva la création de la DATAR ;
- éviter à tout prix la fracture du territoire entre le Nord et le Sud, entre les villes et la campagne, les plaines et la montagne : même souci de l’unité nationale comme finalité de l’aménagement du territoire.
L’enjeu stratégique du Centre-Viêt-nam pour l’unité nationale
Pour comprendre quel enjeu cela représente pour le Viêt-nam, il faut avoir présentes à l’esprit les déchirures de l’histoire du pays : non seulement la séparation entre le Nord et le Sud depuis les accords de Genève jusqu’à la chute de Saigon et la réunification, mais les luttes du XVIIe siècle entre les seigneurs Trinh et Nguyên qui ne devaient s’achever qu’avec la brève unification par les frères Tây-Son (1788), puis la reconquête du trône par Gia-Long (1802), fondateur de la dernière dynastie des Nguyên.
Mais cette dynastie ouvrait aussi la voie à la pénétration française et à un autre dépeçage du territoire national, entre les 3 Ky (Tonkin, Annam, Cochinchine), les deux riches deltas du Nord et du Sud devenant des colonies administrées par la France et l’empereur n’ayant plus qu’un semblant de pouvoir sur la partie centrale, rebaptisée du nom péjoratif d’Annam. Le nom générique figurant dans le Dai-Viêt des Lê depuis la fin du Xe siècle ou le Viêt-nam de Gia-Long disparaissait, remplacé par le nom du protectorat chinois d’antan (« le Sud pacifié »), jusqu’à la proclamation de la République par Hô Chi Minh en 1945.
Une image classique compare la physionomie du Viêt-nam au fléau que portent les paysannes sur l’épaule, avec leurs deux paniers lourdement chargés : ces paniers figurent les deltas, greniers à riz du pays distants de 1 000 km, et le fléau la longue bande côtière qui, à la hauteur de Huê, n’a pas plus de 60 km de large. C’est là que les Nguyên établissent leur capitale, à la fois par défiance à l’égard d’Hanoi, fidèle aux dynasties précédentes, par précaution à l’égard des incursions chinoises dans le Nord qui ont jalonné l’histoire du Viêt-nam, et par souci de marquer l’unité retrouvée entre le Nord et le Sud.
C’est ce même souci de l’unité nationale qui amène aujourd’hui le gouvernement vietnamien à porter une attention particulière au corridor central du Viêt-nam, en réunissant dans une même démarche de « corridor stratégique » nous dirions d’aire métropolitaine, les deux villes de Huê et Da Nang, distantes de 100 km, mais séparées par le col des Nuages, rupture climatique, historique et psychologique.
C’est ainsi que la province de Huê (Thua Thiên-Huê) a été choisie par les Vietnamiens comme étude de cas pour la DATAR. Au cœur du corridor central, elle en est pourtant le parent pauvre, fière de sa citadelle et de ses tombeaux royaux classés au patrimoine mondial par l’UNESCO, mais un peu figée sur ses traditions mandarinales, comparée au port animé de Da Nang qui a toujours su tirer parti de la concession française puis de la base américaine, pour le meilleur comme pour le pire.
Le choix de Huê est éminemment symbolique : ancienne capitale, ce fut aussi le lieu de la formation des élites, y compris Hô Chi Minh. Pour la même raison, c’est un lieu de tradition éducative et culturelle où la langue française a toujours eu un rôle important, au point qu’on a continué à y enseigner la médecine en français malgré toutes les vicissitudes de la guerre. C’est resté une des villes les plus francophones du Viêt-nam et une des destinations favorites des touristes français, nos organisations caritatives et de solidarité y sont particulièrement actives.
Huê-Da Nang : stratégies pour une aire métropolitaine
Cette circonstance favorable a permis d’épauler la mission de la DATAR par la « coopération décentralisée » entre collectivités territoriales, qui apporte une dimension humaine et concrète. En effet dès janvier 1994 le Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais signait un accord avec les deux provinces et les deux villes de Huê et Da Nang : c’est une coopération tournée vers les problèmes d’environnement, avec déjà des réalisations significatives dans les deux villes, comme un broyeur d’ordures à Huê, un traitement des eaux par lagunage à Da Nang.
Grâce à l’aide de cette région, le laboratoire « environnement et aménagement régional » de l’université de Lille 1 dirigé par le professeur Gachelin a pu participer à nos études et séminaires, a envoyé des étudiants et a étudié de façon approfondie avec les universitaires de Huê certains milieux fragiles, comme la grande lagune qui s’étend sur 80 km de part et d’autre de l’embouchure de la rivière des Parfums. L’interaction entre la lagune et cette rivière est très complexe, et les problèmes qui se posent tant en crue qu’à l’étiage ne peuvent pas être résolus séparément : la DATAR a mobilisé à cet effet la Compagnie Nationale du Rhône qui propose un réseau hydrographique permettant de modéliser le bassin.
Placé dans un territoire exigu et ingrat, exposé aux typhons, ravagé par les guerres, le Centre n’a pas les atouts des deux « triangles de croissance » autour d’Hanoi et Saigon. Mais l’ouverture du Viêt-nam, son intégration à l’ASEAN, la croissance rapide de tous les pays de la région changent les données du problème. Pour tout l’est de la Thaïlande et pour le Laos, c’est la côte vietnamienne qui offre l’accès le plus proche à la mer.
Après une étude de la Banque Asiatique et le choix de la RN 9 (Savannakhet-Dong Ha) comme liaison prioritaire dans le corridor est-ouest reliant les trois pays, c’est maintenant dans les choix portuaires que se joue le schéma d’aménagement du corridor central, porte vers les pays du Mekong et non plus seulement trait d’union nord-sud du territoire vietnamien. Trois sites sont en compétition : la magnifique baie de Da Nang, la mieux protégée mais qui pose des problèmes urbains, d’accès et d’environnement ; la baie de Dung Quat à la limite de la province de Quang Ngai, où le gouvernement a décidé d’installer la première raffinerie ; et la baie de Canh Duong sous le cap Chân Mây, qui a l’avantage d’être au nord du col des Nuages, donc la mieux placée pour un éclatement du trafic par conteneurs vers la Thaïlande.
C’est ce projet de port en eau profonde de Chân Mây que nous avons étudié plus en détail avec Bouygues-Offshore et Total, avec une attention particulière au site qui possède aussi une des plus belles plages du Viêt-nam, au centre d’une zone de patrimoine naturel et de potentiel touristique à ne pas détruire (triangle du parc national de Bach Ma, de la lagune de Câu Hai et de celle de Lang Co).
L’aide française et l’aide japonaise : perspectives de co-investissements ?
Nous ne sommes pas seuls à étudier cette zone : si notre assistance est restée délibérément méthodologique, avec des séminaires aidant à poser les problèmes et à confronter nos expériences, les Vietnamiens ont également reçu une aide japonaise de la JICA pour réaliser cette année un plan intégré de développement régional du corridor stratégique des 4 provinces du Centre-Viêt-nam (Quang Tri, Thua Thiên-Huê, Quang Nam-Da Nang, Quang Ngai).
Ce que les Vietnamiens attendent de cette aide, ce n’est pas seulement une étude, c’est l’assurance que l’identification des projets de développement permettra au MITI de décider les investisseurs industriels japonais à s’implanter dans cette zone. Cette démarche est aussi la nôtre, avec la différence que les projets pouvant intéresser des investisseurs français sont forcément plus limités. Les Japonais peuvent partir des besoins de développement de la région pour positionner leurs investisseurs, nous devons partir des possibilités des entreprises françaises pour voir comment leurs stratégies peuvent s’appliquer dans la région.
Les responsables du projet à l’Institut de Stratégie du Développement nous ont associés aux principales étapes du travail des Japonais et il ne serait pas impossible de trouver un terrain d’entente. À la vérité c’est pour nos entreprises la possibilité d’une stratégie s’appuyant sur des financements japonais, le Japon étant de loin en Asie le premier donateur d’aide publique au développement (APD), même s’il est encore distancé au Viêt-nam en investissements directs (IDE) par les Chinois de Taiwan, Hong-Kong ou Singapour et maintenant par la Corée du Sud.
C’est précisément ce thème des co-investissements franco-asiatiques en Indochine que j’avais étudié en 1993, lorsque basé à Tokyo comme responsable de l’Agence de la DATAR pour l’Asie, j’avais fait une mission au Viêt-nam et dans les pays investisseurs proches. Le résultat avait été un accueil très positif par les milieux d’affaires français connaissant bien la région, notamment par les banques françaises bien implantées en Asie, et par les Chambres de commerce françaises dans la région.
En effet, il est désormais vital pour des entreprises françaises d’être présentes en Asie. Pas seulement exporter en Asie, ce qui est difficile avec des coûts européens, mais investir pour profiter de l’extraordinaire dynamisme de cette région du monde. Le Viêt-nam n’est pas encore, avec un PIB moyen par habitant de 220 $ (plutôt 500 $ en revenus réels corrigés des prix du marché), un débouché aussi intéressant que les pays riches comme le Japon ou Taiwan, ou que la Chine avec sa croissance rapide et son énorme potentiel, ou même que ses voisins de l’ASEAN. Mais justement tous ces pays investissent au Viêt-nam pour profiter de ses avantages comparatifs, de ses fortes perspectives de croissance et de sa situation géographique qui lui permet d’être tiré par le dynamisme de la région tout autour.
Si une entreprise ne vise pas seulement le Viêt-nam mais pense en stratégie pour l’Asie, elle a de nombreux avantages à s’associer avec des Asiatiques pour investir au Viêt-nam : en effet ces partenaires délocalisent souvent au Viêt-nam pour profiter de coûts de production plus bas, et réexportent tout ou partie. Si l’entreprise française adopte une stratégie semblable, alors non seulement elle a intérêt à trouver des capitaux supplémentaires en Asie, où ils sont moins frileux qu’en Europe, mais encore elle peut tirer avantage de son partenaire japonais ou chinois pour pénétrer les pays qu’ils connaissent bien, et qui sont réputés difficiles si on n’est pas asiatique, avec les réseaux nécessaires.
L’accueil des investissements étrangers et la réforme administrative : régionalisation du Viêt-nam ?
Cette stratégie vaut surtout pour les investissements manufacturiers, pour lesquels les Vietnamiens ont d’ailleurs prévu des sites d’accueil avec des facilités spéciales, les « export processing zones ». Mais ils ont réalisé que les investisseurs misaient à la fois sur le marché intérieur et sur l’exportation en Asie, si bien que les EPZ au régime trop contraignant sont en train d’être transformées en Zones industrielles, plus souples et mieux adaptées aux stratégies d’entreprises.
La loi sur les investissements étrangers vient d’être encore amendée pour rendre le pays plus attrayant. Le gouvernement vietnamien est conscient qu’il reste au pays d’énormes progrès à faire, non seulement en réseaux d’infrastructures à moderniser, mais en réformes de l’environnement administratif, juridique et financier des investissements.
La réforme administrative est ainsi devenue la priorité, en même temps que la création d’un système bancaire fiable capable de mobiliser l’épargne. La France y contribue de multiples façons, soit indirectement par le biais du PNUD auprès du Premier ministre et du comité gouvernemental d’organisation, soit directement par une mission auprès du ministère des Finances, une Maison du Droit, un Centre franco-vietnamien de formation à la gestion.
En aménagement du territoire, la question d’actualité qui rejoint la réforme administrative est la régionalisation. Avec ses 53 provinces de la taille de nos départements, dernièrement redécoupées en 61, le Viêt-nam est dans la situation de la France avant la réforme régionale. Comme en France, il ne s’agira sans doute pas de créer d’emblée un échelon régional semblable aux provinces, aux districts et aux communes, les 3 niveaux figurant dans la Constitution.
Les étapes de la régionalisation devraient être en effet très progressives, comme chez nous ; plus que de décentralisation, le pays a d’abord besoin d’une plus forte présence de l’État sur le terrain, capable d’arbitrer entre les baronnies locales. On s’orienterait donc plutôt vers un échelon d’étude et de planification, au niveau de 8 ou 9 grandes régions, afin de créer progressivement des habitudes de coopération entre provinces et d’éclairer les indispensables arbitrages par le pouvoir central (localisation de ports, d’aéroports, d’aménagements touristiques). Les Japonais ont également proposé cette approche très pragmatique pour la mise en œuvre des plans du corridor central. La France ne manque pas d’exemples, des missions d’aménagement de la DATAR aux OREAM, qui ont progressivement fait avancer l’idée régionale.
Toutefois nous ne serons crédibles que si des investisseurs français viennent concrétiser des projets d’aménagement : c’est cela que les Vietnamiens attendent de nos études comme de celles des Japonais. C’est aussi l’intérêt de nos entreprises : des pistes sérieuses sont déjà étudiées dans les domaines de l’hôtellerie, de l’industrie du bâtiment, de l’habillement, de la transformation des produits de l’agriculture, de l’élevage et de la pêche. Les projets portuaires, le tunnel sous le col des Nuages, l’agrandissement de l’aéroport de Huê devraient en amener d’autres. Huê a une longue tradition de coopération avec la France et c’est la ville la plus francophone du Viêt-nam : elle mérite qu’on s’intéresse à elle. ___________________________________________________________
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Illustration :
AXES DE COMMUNICATION : comparaison des 3 sites portuaires du corridor central du Viêt-nam
Port
axes Est-Ouest à aménager
axes Nord-Sud à moderniser
© MISSION DATAR-INSTITUT DE STRATÉGIE ET DÉVELOPPEMENT