L’Amiral de France Rigault de Genouilly (X1825)
L’amiral de France Charles Rigault de Genouilly n’est pas le plus connu des polytechniciens, mais sa carrière dans le monde si particulier de la « Royale » n’en est pas moins particulièrement brillante, et surtout il survit dans la mémoire nationale par la création de l’ancêtre de la SNSM. Rendons-lui un hommage bien mérité !
Charles Rigault de Genouilly naît le 12 avril 1807 à Rochefort, où son père Jean-Charles (1777−1857) œuvre comme ingénieur de la marine (ancêtre du génie maritime) à l’arsenal, à l’époque en pleine activité et souvent à la pointe des évolutions techniques. Issu de la première promotion des polytechniciens (1795), il avait participé à la campagne d’Égypte. Il deviendra chevalier de la Légion d’honneur vers 1826. Par son épouse Adélaïde Caroline, il avait pu ajouter « de Genouilly » à son patronyme, afin d’améliorer sa position sociale dans un milieu « marine » encore très entiché d’aristocratie, d’autant plus que son oncle, Claude Mithon de Senneville de Genouilly (1725−1803), s’était illustré dans la guerre navale d’indépendance de l’Amérique en y commandant des vaisseaux dans l’escadre du comte de Grasse, puis avait été promu chef d’escadre (contre-amiral) avant sa retraite.
Un officier de marine brillant
Suivant l’exemple paternel, Charles entre à l’X en 1825, probablement un des premiers élèves de « seconde génération ». Il n’hésite guère avant de choisir le corps des officiers de marine, ouvert à la sortie depuis 1822 seulement, avec ses condisciples L. A. Bonard et Théogène François Page. Il embarque comme aspirant sur la frégate la Fleur de lys, avec laquelle il participe d’emblée à l’expédition de Morée pour l’indépendance de la Grèce ; puis il chasse les pirates en mer Égée sur La Résolue à partir de l’automne 1828.
Promu enseigne de vaisseau en février 1830, il passe sur le vaisseau le Breslaw à bord duquel il œuvre au débarquement de Sidi-Ferruch puis à la prise d’Alger. Muté sur le Suffren basé à Brest en 1831, il participe à l’audacieux « forcement » d’un estuaire fortifié, celui du Tage à Lisbonne, par une escadre le… 14 juillet 1831, sous les ordres de l’amiral Roussin.
Toujours sur le même Suffren, mais en Adriatique, il mouille avec les frégates Artémise et Gloire devant Ancône pour s’élever contre le maintien des armées autrichiennes dans les États pontificaux. La compagnie de débarquement est mise à terre le 22 février ; l’enseigne Rigault de Genouilly escalade en premier les remparts, ce qui entraîne une rapide capitulation de la ville. Il monte ensuite à bord de la frégate Médée qui croise l’essentiel de 1833 en mer du Nord pour assurer le blocus des côtes flamandes et hollandaises dans les soubresauts induits par l’indépendance belge de l’automne 1830.
« Rigault de Genouilly acquiert une réputation de manœuvrier habile et audacieux. »
Lieutenant de vaisseau en juillet 1834, il navigue en Méditerranée sur des navires de l’escadre d’évolution afin de disposer d’équipages bien entraînés. Officier de manœuvre sur le Duquesne (1834), le Suffren à nouveau en 1836, où il reçoit la croix de la Légion d’honneur, puis l’Hercule en 1838, Rigault de Genouilly acquiert une réputation de manœuvrier habile et audacieux. Il reçoit son premier commandement à la mer en 1839 avec le brick-aviso Surprise : il s’y distingue fin 1840 dans des sauvetages consécutifs à un ouragan dans le secteur de Barcelone.
En juillet 1841, il est promu à 34 ans à peine capitaine de frégate, un avancement exceptionnel à une époque où le grade de « corvettard » (quatre galons) n’existait pas. Après 14 ans de services continus à la mer, il est affecté au Dépôt des cartes et plans, un bureau stratégique du ministère malgré sa dénomination, où il travaille à la mise au point d’un Routier des Antilles qui sera publié en 1843.
Commandements à la mer
En janvier 1843, il est nommé au commandement de la corvette La Victorieuse : elle part de Brest en décembre, atteint Singapour en juillet 1844, via Ténériffe puis la Réunion. Il passe près de deux ans dans l’archipel philippin à traquer les pirates et dresser une hydrographie de l’archipel.
L’empereur d’Annam de la dynastie Nguyen ayant brimé des chrétiens, le 15 avril 1847 au large de Tourane (désormais Danang) les frégates La Gloire (capitaine de vaisseau Lapierre) et La Victorieuse détruisent complètement la marine vietnamienne. Les deux navires cinglent ensuite vers la Chine, au nord de Canton, mais faute de cartes ils s’échouent en juillet, sans perte dans les équipages, ravitaillés par les indigènes puis rapatriés par deux navires anglais : Rigault de Genouilly est traduit en conseil de guerre pour la perte de son bâtiment, mais il est acquitté le 14 juin 1848 et… reçoit même le grade de capitaine de vaisseau.
Les débuts de la navigation à vapeur
Chef de cabinet de l’amiral ministre de la Marine et membre de plusieurs commissions administratives importantes, il prend fin 1849 le commandement de la frégate Vauban, munie de roues à aubes, apprend la navigation à vapeur, y est promu officier de la Légion d’honneur. L’année suivante lui sont confiés les essais du Charlemagne, 66 canons, nouveau vaisseau mixte doté d’un moteur à vapeur de 500 cv : les expérimentations réussies au Levant jusqu’à Constantinople lui valent un témoignage de satisfaction du ministre et un siège au Conseil des travaux dont on mesure le rôle primordial dans une arme si technique, puis la cravate de commandeur de la Légion d’honneur, promotion exceptionnelle par sa rapidité, en fin décembre 1852.
Une belle guerre de Crimée
Capitaine de pavillon de l’amiral Hamelin sur le Ville de Paris, commandant l’escadre de la Méditerranée, il entre en mer Noire dès le 3 mars 1854, avant la déclaration de guerre à la Russie le 27. Les Franco-Anglais bombardent Odessa puis bloquent Sébastopol, port-base de la flotte russe. Le débarquement d’Eupatoria le 13 septembre, grâce à la passivité russe, met à terre sans encombre 28 000 hommes, 1 400 chevaux et 68 canons, mais la bataille de l’Alma n’est pas décisive. Rigault de Genouilly commande mi-octobre le transport à terre de 50 pièces de marine de gros calibre, 500 canonniers et autant de fusiliers : la précision de leurs tirs constitue un élément fort de la victoire. Rigault de Genouilly acquiert une certaine notoriété dans l’opinion publique française, les étoiles de contre-amiral en décembre 1854, dans sa 48e année, puis la plaque de grand officier de la Légion d’honneur.
Amiral en Extrême-Orient
En novembre 1856, il devient commandant de la division navale de la Réunion et de l’Indochine, pavillon frappé au mât de la frégate Némésis : la coalition franco-anglaise bloque Canton. Fin décembre 1857, Rigault de Genouilly commande en personne le débarquement de 5 600 hommes dont moins de mille Français et obtient la reddition d’une ville, millionnaire en âmes. La coalition navale se porte au nord vers Peï-Ho puis T’ien-tsin, prise le 26 mai. Un traité de paix est signé le 27 juin 1858, qui ouvre six nouveaux ports au commerce des Occidentaux. Il est promu vice-amiral le 9 août et nommé commandant en chef du corps expéditionnaire français, l’amiral Charner devant prendre la relève pour 1860.
Premières implantations indochinoises
Rigault de Genouilly rejoint alors l’Annam. Arrivé le 31 août au large de Tourane à bord de la frégate Némésis, l’amiral réduit les forts au silence, débarque mais constate que ses moyens sont bien faibles pour se maintenir dans une province d’Annam qui reste profondément hostile. Il se décide à se rabattre sur Saïgon (environ 100 000 habitants). Puis, sans carte, il remonte prudemment le Mékong, réussit à bombarder la citadelle qu’il fera sauter début mars par le Génie, puis laisse le capitaine de frégate Jauréguiberry s’organiser au mieux dans ce tout début d’implantation en Cochinchine, avant de revenir sur Tourane fin avril 1859. Le 8 mai il y débarque, se dépense sans compter au milieu des escarmouches militaires, avec le choléra, la dysenterie et les fièvres qui minent ses moyens humains.
En octobre, le contre-amiral Page, son condisciple de l’X, arrive à Tourane, prend la suite le 1er novembre et permet à Rigault de Genouilly de mettre un terme à 32 mois d’un commandement de théâtre plein de difficultés politiques et diplomatiques, sanitaires comme militaires et logistiques (car la France ne dispose pas encore de bases navales hors métropole). À son retour, l’Empereur lui confère la Médaille militaire (créée en 1852 pour les militaires non-officiers, sauf les généraux ayant commandé en chef devant l’ennemi).
Une décennie aux plus hautes responsabilités
Membre du Conseil de l’amirauté, nommé sénateur en 1860, il reprend du service à la mer en janvier 1862 pour deux ans à la tête de l’escadre d’évolution en Méditerranée, sur La Bretagne puis le Ville de Paris qu’il avait déjà commandé. La dignité d’amiral de France lui est octroyée en 1864, puis la grand-croix de la Légion d’honneur lui est décernée fin décembre. En janvier 1867, il succède à Chasseloup-Laubat comme ministre de la Marine, avec compétence sur les pêches et la marine marchande, l’inscription maritime et la domanialité maritime, comme tout l’outre-mer, hors Algérie, en pleine période d’expansion coloniale, soit un département ministériel de poids. Il y reste trois ans et demi, y déployant toute son énergie.
Un défenseur de la Marine
Malgré des restrictions budgétaires, il s’efforce de maintenir la qualité d’une flotte composée de 400 navires, dont 34 cuirassés, alors sans conteste la deuxième du monde. Soucieux de progrès techniques, outre la mise à flot d’une nouvelle classe de cuirassés, il encourage la mise au point de corvettes-cuirassés, armées de 6 canons de 240, qui se révéleront très efficaces une dizaine d’années plus tard en Extrême-Orient. Il suit avec attention le développement de la torpille et favorise la construction d’une première chaloupe armée de porte-torpilles, soit l’ancêtre des navires « torpilleurs ».
Un ministre soucieux des hommes
Il obtient une majoration significative des soldes en décembre 1868, mais dégressive entre 25 % pour les matelots et 6 % pour les amiraux, ce qui semble être une première française en matière de revalorisation générale des traitements. Il réorganise la formation professionnelle des équipages en deux étapes (préparatoire et normale), partie du cursus obligatoire des spécialités qui sont soldées et décomptées en temps de service, en favorisant les mécaniciens avec l’objectif qu’un officier mécanicien soit à bord de tout bâtiment hauturier. Précurseur étonnant de Jules Ferry, il impose dans chaque bâtiment de plus de 50 hommes une « école » à bord, chargée d’inculquer à tous la lecture, l’écriture, le calcul, plus la comptabilité, la natation, voire la musique… et avec une bibliothèque. Il institue la spécialité d’instituteur élémentaire de la flotte.
La guerre franco-prussienne
Dès le 6 juillet 1870, Rigault de Genouilly rapatrie les flottes en exercice loin de la métropole et lance avec vigueur un réarmement : 79 navires dont plusieurs cuirassés placés « en réserve » seront ainsi rendus opérationnels en deux mois par les arsenaux. L’organisation du transport de troupes venant d’Algérie est abandonnée devant les victoires prussiennes dès le début août en Alsace. Le ministre se focalise alors sur la défense de Paris : jusqu’à 13 500 hommes, bien disciplinés, se répartissent en 9 secteurs commandés chacun par un amiral. Même la défense de la Seine est renforcée, par la mise en place d’une forte batellerie militarisée.
La proclamation de la République le 4 septembre met fin à ses fonctions ministérielles et à 45 années d’une activité inlassable. Rigault de Genouilly, dans une retraite teintée de morosité, aura l’élégance de refuser la présidence du Conseil de guerre chargé de juger le maréchal Bazaine, avant de s’éteindre le 4 mai 1873 à Paris.
Son héritage : l’organisation du sauvetage en mer
Ce personnage de haute taille pour l’époque (1,78 m selon le bulletin d’incorporation à l’X), devenu corpulent, ambitieux et dur envers lui-même comme envers les autres, mais attentif à leur détresse, aura accompli un cursus honorum brillant, marin de grande expérience mais comme beaucoup, militaire victorieux dans des conflits somme toute périphériques, ministre actif mais sans décision spectaculaire. Il mérite toutefois de passer à la prospérité, par la mise en train d’un service privé mais général de sauvetage en mer, longuement mûri depuis la perte de la frégate Sémillante dans les bouches de Bonifacio le 15 février 1853.
“Ambitieux et dur envers lui-même comme envers les autres, mais attentif à leur détresse.”
Il prend la présidence de la Société centrale de sauvetage des naufragés (SCSN), à sa création le 12 février 1865, et la conservera jusqu’à son dernier souffle. Resté célibataire, il léguera l’essentiel de sa fortune au profit des marins blessés et de leurs veuves, via la SCSN. Il réussira à absorber en 1872 la Société humaine de Dunkerque, fondée, elle, dès 1834 après le drame de l’Amphitrite. Les Hospitaliers Sauveteurs bretons, créés en 1874, ne fusionneront qu’en 1967 pour former l’actuelle SNSM (Société nationale de sauvetage en mer) ; elle reste fidèle aux principes élaborés par Rigault de Genouilly : une association (« société » au sens civil et non pas commercial) privée, chargée d’une mission de service public, vivant principalement de dons et legs, animée par des bénévoles qui agissent au péril de leurs vies lorsque les éléments sont déchaînés.
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Les Amiraux de France
Fondée par Saint Louis pour la huitième croisade comme office de la Couronne à l’égal du connétable, la charge fut souvent confiée à des personnes ignorantes des choses de la mer et le champ de responsabilités variera beaucoup.
Après sa suppression par Richelieu en 1627, Louis XIV la rétablit en 1669 pour ses bâtards, le comte de Vermandois qui meurt en 1683, remplacé par le comte de Toulouse actif jusqu’à son décès en 1737, suivi par son fils le duc de Penthièvre, jusqu’en 1791. Charles Henri d’Estaing la reçoit l’année suivante, peu avant sa suppression : il périt sur l’échafaud en 1794.
Le 2 février 1805, Joachim Murat reçoit cette dignité, une des six personnes de la maison impériale, suivi après la fin de l’Empire par cinq personnes dont Victor Duperré en 1830 et Albin Reine Roussin, en 1840.
Sous le Second Empire, neuf marins accédèrent à cette dignité couronnant leur carrière, dont Ferdinand Hamelin en 1854. Les quatre derniers seront : en 1860 Louis Adolphe Bonard (X1825), en 1864 L. Charner et C. Rigault de Genouilly, puis François Thomas Tréhouart en 1869, qui clôt une liste jamais rouverte depuis lors.