L’amour à l’épreuve de la vie en son crépuscule
Comment mieux présenter ce numéro consacré à la médecine, qu’en vous invitant à prendre connaissance des communications faites par le Dr Jean Pouillard et le Père Olivier de Dinechin à la soirée du Sénat du 2 juin 2004, si bien organisée par notre président, Pierre Zervudacki, et tous les membres du bureau, que je salue et remercie.
Le ministre de la Santé vient d’annoncer une loi pour redéfinir l’accompagnement des malades en fin de vie1. Dans cette perspective, nous avons également choisi de reproduire, grâce à l’amical soutien du professeur Emmanuel Hirsch, directeur de » l’espace éthique « , quelques communications récentes tirées des publications de l’espace éthique et ayant pour thème » Médecine et justice face à la demande de mort « , février 2004.
L’ensemble que nous vous présentons aujourd’hui tend à définir le contour de la bioéthique en devenir. Je vous laisse le soin de le lire dans la paix du soir.
Vous, la famille polytechnicienne, qui m’avez si pleinement et si chaleureusement accueillie dans votre association, permettez-moi d’apporter une touche personnelle, une confidence, un témoignage mais aussi un hommage à ma fille Déborah.
L’amour à l’épreuve de la vie en son crépuscule2
Les dates d’anniversaire se bousculent et se confondent étrangement, hasard du calendrier.
Ma fille Déborah est née à midi le 27 août 1984, elle est morte un soir d’orage, dans sa chambre, la nuit du 22 août 2001, elle a été enterrée le jour de mes cinquante ans.
Elle m’avait promis de résister jusqu’au bout de l’été, mais la tempête était trop violente, alors apparaît l’arc-en-ciel.
À l’entrée du service de chimiothérapie des maladies cérébrales, on découvre la liste des professeurs qui soignent ces maladies incurables.
Par automatisme, on lit des noms qui s’inscrivent dans la mémoire, lorsqu’il faut attendre l’angoisse rentrée dans la salle d’attente, attente qui n’en finit pas, ce professeur qui va » dire » le suivi de la maladie.
Le professeur Jean-Yves Delattre (Fédération de neurologie Mazarin, groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière AP-HP) s’occupait de ma fille. C’était le rituel de la première consultation. Tôt le matin, nous l’attendions à trois : la fille, le père, la mère.
Ma fille soudée à moi dans l’espoir. Le père médecin, ailleurs, isolé dans le désespoir.
Jean-Yves Delattre était simple, direct, précis dans les informations – effets secondaires de la chimiothérapie, rythme accéléré du traitement, fatigue qu’il occasionnerait, perte des cheveux. Il nous a demandé de ne pas consulter la littérature relative à la maladie sur Internet.
Capitaine du navire, Jean-Yves Delattre parlait de tempêtes et de marée pour faire passer le message avec force et autorité.
Il avait le mot essentiel aux lèvres. Il donnait l’espoir de vie, alors qu’on était dans un service où l’intervalle entre le temps de la vie et celui de la mort s’accélère brutalement.
Il avait cet humanisme, celui qu’il faut rechercher au plus profond de soi quand il faut annoncer à l’autre, celle de 18 ans, que rien ne va plus.
Durant trois mois, le véritable espoir aux lèvres il a parlé d’avenir et de traitements sévères. Il a proposé à Déborah un soutien psychologique – elle a refusé, car la force du courage que Jean-Yves Delattre lui transmettait était telle qu’elle suffisait à elle seule.
Il a accueilli Déborah dans la tempête et a su la conduire au repos sur la plage. Puis quelque trois mois après, la tempête est revenue cette fois d’une grande violence. Il a dit à Déborah que cela serait dur, très dur mais qu’il serait toujours présent pour la ramener sur la rive, comme la première fois.
Il était là à doser, à vérifier, à lui parler, à l’entourer, à rire, à lui donner l’espoir fou, celui qui était sûrement en lui, puisqu’il l’exprimait si bien. Je l’ai cru, Déborah a cru. C’était essentiel. Professeur de médecine dans la tourmente, il a trouvé les mots du marin et la poésie de la mer pour sauver ma fille de l’angoisse. Il lui a apporté la paix du cœur. Il a gagné, elle a perdu.
Dans ma vie de mère au chevet de sa fille complètement paralysée, deux expressions sont disjointes : accepter les soins palliatifs pour privilégier toujours les soins, et l’euthanasie entrevue qui reste viscéralement à bannir.
Se battre vite et bien contre les moulins à vent. En tout cas, se battre à deux, intimement liées et reliées. Une idée fixe, préserver la ligne de lumière et de bonheur, comme si l’invisible pouvait être tué. Préserver le visible, comme si la mort pouvait être reniée.
Il n’y aura qu’un temps d’arrêt, au petit matin, dans le calme de la salle d’attente, au milieu des patients au bout de la vie et grabataires – le refus de vivre à 18 ans dans ces conditions.
Le mot est confié à la mère. Le secret est scellé, la confiance est présente. La fin paraît lointaine, et pourtant elle tombe. Le matin du quinze août, la paralysie est totale, sans voix ni mouvements.
Il n’y a plus qu’amour et la main de la confiance, pour suivre, main dans la main, le chemin de la souffrance. La compréhension de l’amour à l’épreuve de la vie en son crépuscule3.
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1. Le quotidien Le Monde du 28 août 2004.
2. Médecine et justice face à la demande de mort. Rencontres du tribunal de grande instance de Paris, sous la direction de Emmanuel HIRSCH et Jean-Claude MAGENDIE. Préface Didier SICARD. AP-HP 2004.
3. Libertés, justice, tolérance, mélanges en hommage au Doyen Gérard COHEN-JONATHAN. Éditions Bruylant, Bruxelles, 2004. Voir l’article de Laurence AZOUX-BACRIE » L’euthanasie, un défi pour les droits de l’homme ? « .