LAMPEDUSA et le déclin d’un ancien monde

Dossier : ExpressionsMagazine N°699 Novembre 2014
Par Pierre BAQUÉ (64)

Don Fabri­zio Sali­na, le prince sici­lien, porte sur sa socié­té un regard douloureux.

Il voit que rien ne sera plus comme avant. Les révo­lu­tions du XVIIIe siècle finis­sant et de la pre­mière moi­tié du XIXe siècle auront rai­son de l’ordre ancien. Gari­bal­di en est le symbole.

Et, d’un autre côté, il jauge ce pas­sé encore pré­sent avec luci­di­té et cri­tique ; il voit la médio­cri­té de ces aris­to­crates dont le seul mérite est d’être nés tels ; mais il en est aus­si, et ne peut s’en déprendre.

Le roman exprime cette irré­pres­sible mélan­co­lie de voir dis­pa­raître un monde ancien au pro­fit d’un iné­luc­table monde nouveau.

Première désillusion

L’ordre ancien dont il y est ques­tion pour nous a été for­mé, mode­lé, archi­tec­tu­ré en Occi­dent par la décla­ra­tion de Phi­la­del­phie et celle du Conseil natio­nal de la Résis­tance ; c’est l’ordre dans lequel je vins au monde, et qui m’a sem­blé évi­dem­ment l’ordre natu­rel du monde quand le temps fut venu de m’y insé­rer pro­fes­sion­nel­le­ment : l’industrie y fut mon hori­zon ; l’industrie façonne des richesses, l’État régule, module, répar­tit, sou­tient les plus dému­nis ; j’y ai adhé­ré sans beau­coup réflé­chir ; j’avais le sen­ti­ment, comme cher­cheur, ingé­nieur de pro­duc­tion, puis diri­geant, de par­ti­ci­per acti­ve­ment à ce pro­grès ; « faire mieux aujourd’hui qu’hier, et demain mieux qu’aujourd’hui », telle était ma prin­ci­pale boussole.

Si cha­cun fai­sait comme cela…

“ La finance n’est plus là comme serviteur mais comme maître ”

Mon pre­mier choc advint au Creu­sot1 quand je pris conscience (tar­dive, il est vrai) non pas seule­ment des diver­gences dans les ana­lyses et les sen­si­bi­li­tés des uns et des autres, mais sur­tout dans leurs objec­tifs : tous n’œuvraient pas pour le bien com­mun ; cer­tains n’œuvraient que pour eux.

Telle fut la pre­mière entaille dans mon enthou­siasme. Tel fut le pro­fond res­sort de ma vie ulté­rieure de conseiller : soi­gner un corps malade.

Une nouvelle hiérarchie des pouvoirs

Mon second choc advint chez Pechi­ney. Je pris peu à peu conscience d’une muta­tion radi­cale dans la hié­rar­chie des pou­voirs, du fait que la ren­ta­bi­li­té des capi­taux inves­tis par les action­naires était (re)devenue la force orga­ni­sa­trice du monde. Non pas le pro­grès tech­ni­co-éco­no­mique pour tous, mais le pro­fit de quelques-uns.

Tant qu’il s’agissait d’œuvrer pour obte­nir un résul­tat d’exploitation en rap­port qua­si nor­mé (par un stan­dard finan­cier com­mun) avec les capi­taux mobi­li­sés par le tra­vail, quelle qu’en fut la nature du finan­ce­ment, je trou­vais cela bien : une bonne mesure d’hygiène, de rigueur, et de fru­ga­li­té économique.

Mais quand la pres­sion sur le résul­tat se fit plus forte, en pro­ve­nance non d’un stan­dard com­mu­né­ment admis, mais d’une avi­di­té crois­sante des action­naires, je pris conscience qu’un mou­ve­ment majeur, pla­né­taire, irré­pres­sible, était en route, que je bap­ti­sais l’inversion : la finance n’était plus là comme un ser­vi­teur, utile et bien rému­né­ré, appor­té aux entre­pre­neurs créa­teurs des richesses du monde, mais comme un maître qui asser­vit l’entreprise, elle-même deve­nue ins­tru­ment d’extraction des richesses pour les actionnaires.

Dépense de l’entreprise vs défense des actionnaires

Beau­coup me l’avaient dit, les syn­di­cats notam­ment avec leurs insup­por­tables ren­gaines (« Empain peut payer, etc. »). Mais je n’entendais pas, je trou­vais leurs argu­ments sim­plistes et fal­la­cieux, et je les com­bat­tais, car c’était l’époque où les diri­geants des grandes entre­prises rem­plis­saient géné­ra­le­ment leur rôle de ges­tion­naires et défen­seurs de leur entre­prise, pas seule­ment de leurs action­naires et de leurs banquiers.

Comme diri­geant, je n’avais nul­le­ment le sen­ti­ment d’être un gar­dien au ser­vice de la sphère finan­cière, mais je me sen­tais un acteur qui mobi­lise et orga­nise les res­sources néces­saires à une sorte de pro­grès de l’humanité.

Il me fal­lut ces deux décen­nies, de 1992 à 2012, pour réa­li­ser que le monde de la Décla­ra­tion de Phi­la­del­phie et du Conseil natio­nal de la Résis­tance se finis­sait, et qu’un modèle d’humanité à trois couches était en train de se géné­ra­li­ser sur la pla­nète : les aris­to­crates de l’archipel finan­cier, les ser­vi­teurs et gar­diens, les esclaves.

Court-termisme

Je suis donc comme Fabri­zio Sali­na. Je vois le monde nou­veau, et j’aimais le monde ancien. Je le ser­vais avec enthou­siasme, convain­cu d’être un de ses acteurs utiles, mal­gré les mille cri­tiques que je lui adres­sais, et que je m’efforçais de « soi­gner ». Je me déchire sur cette charnière.

Car les formes de ce monde nou­veau me déplaisent. Elles résultent non seule­ment de cette nou­velle répar­ti­tion des pou­voirs, mais aus­si des mul­tiples objets et pro­ces­sus issus de la tech­no­lo­gie, qui servent les nou­veaux pouvoirs.

“ On détruit quand il faudrait le courage politique de réformer ”

Il me déplaît que l’on soit entré dans la socié­té du zap­ping, mani­fes­ta­tion de l’extrême court-ter­misme de tous : un « bon plan », dans le lan­gage cou­rant actuel, n’est pas la construc­tion d’une séquence fina­li­sée astu­cieuse et réflé­chie, mais la sai­sie au vol d’une oppor­tu­ni­té sur le grand mar­ché du Net.

Dis­po­si­tif géné­ral qui abru­tit plus qu’il ne nour­rit, et qui per­met de bien « réduire les têtes », de s’étourdir en fai­sant, tris­te­ment, la fête, sui­vant un mode­lage puis­sant, favo­rable à tous les asservissements.

Il me déplaît que l’on décons­truise pierre à pierre les édi­fices de l’État-providence et des ser­vices publics : je suis le pre­mier à sou­li­gner les hyper­tro­phies délé­tères de beau­coup d’organisations publiques, poli­tiques et syn­di­cales, qui par­fois les discréditent.

Mais on les détruit, quand il fau­drait le cou­rage poli­tique de les réformer.

Il me déplaît de voir mode­lées les aspi­ra­tions des jeunes cadres : je les sens désen­ga­gés des objets sociaux réels, cen­trés sur leur ave­nir pro­fes­sion­nel (fra­gile il est vrai, et cela explique beau­coup), sur leur tra­jec­toire per­son­nelle, en un « cha­cun pour soi » généralisé.

Je les vois avides des pro­thèses four­nies par les coaches et autres gou­rous, qui les « règlent » comme l’on règle une machine, qui les ajustent, les mettent dans les moules idoines du moment, cadres de plus en plus ins­tru­men­ta­li­sés, de plus en plus net­te­ment entrés dans la couche des ser­vi­teurs et gar­diens, dans la douillette anes­thé­sie du « voca­bu­laire RH ».

Il me déplaît de voir se mul­ti­plier, se méta­sta­ser des inno­va­tions des­truc­trices, dans la musique des publi­ci­tés et des fai­seurs de mode, d’une inci­ta­tion sans fin à consommer.

Entre lassitude et espoir

Ce monde me fatigue. Et pour­tant il est là, filant rapide et sans halte sur un océan incer­tain. Je n’y peux rien. Les jéré­miades des obser­va­teurs désa­bu­sés sont inaudibles.

L’ancien ordre avait mille défauts, le nou­veau mille autres. Je com­bat­tais les défauts anciens ; c’était une moti­va­tion. Mais aujourd’hui, je suis las, et, en plus, conscient de la gigan­tesque muta­tion en route, je ne sais plus bien com­ment me col­le­ter à ce monde nou­veau, qui pro­duit des per­sonnes nouvelles.

Il s’agit d’un double dépla­ce­ment, se mettre dans la peau de l’humanité nou­velle qui advient dans ce contexte, et la défendre contre ses démons.

Reve­nir en arrière est évi­dem­ment impos­sible. La flèche du temps n’a qu’une pointe. Réfor­mer l’ordre nou­veau est une tâche immense.

N’y aurait-il rien à faire, tout sim­ple­ment, comme le pense Jean Sur, alias Salina ?

Ou fau­drait-il faire confiance aux nou­veau-nés, comme Han­nah Arendt :

« Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine nor­male, “natu­relle”, c’est fina­le­ment le fait de la nata­li­té, dans lequel s’enracine onto­lo­gi­que­ment la facul­té d’agir […] la nais­sance d’hommes nou­veaux, le fait qu’ils com­mencent à nou­veau2. »

Peut-on les aider ?

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1. Voir L’Usine buis­son­nière.
2. Han­nah Arendt, Condi­tion de l’homme moderne, fin du cha­pitre V.

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