Langues et démographie – Paysage des langues dans le monde
Vecteurs de communications entre les hommes, les langues naissent, grandissent, vivent, évoluent, se mélangent, vieillissent et meurent, au fil des évolutions culturelles, politiques, démographiques. L’alphabétisation et la mondialisation tendent à renforcer le poids des langues comptant le plus de locuteurs, mais bien des langues survivent, comme autant de témoins de la diversité humaine.
Il y a aujourd’hui environ trois mille langues parlées sur Terre dont plus d’un millier en Afrique. Ce compte ne peut, bien sûr, qu’être approximatif car les limites d’une langue sont nécessairement floues et bien des langues portent plusieurs noms différents comme le soninké (à cheval sur le Mali, le Sénégal et la Mauritanie) appelé aussi sarakollé, ou bien le peul parlé dans le Sahel, de l’Atlantique au Darfour, et connu sous de multiples autres noms (poular, toucouleur, fulfuldé, etc.).
Il est parfois difficile de définir ce qu’est une langue du fait de la présence de dialectes, comptés ou non comme des langues distinctes. Le nombre de langues par pays est parfois surprenant : l’archipel mélanésien du Vanuatu compte plus de cent langues pour moins de 100 000 habitants. Dans le Caucase, la république du Daghestan compte une quarantaine de langues. La langue parlée dans le haut d’une vallée n’est généralement pas comprise en aval mais les habitants qui sont forcés de descendre au marché parlent les langues situées en aval. L’inverse est plus rare car ceux qui vivent en aval n’ont guère de raison de se perdre dans les hautes vallées.
Les langues naissent bien sûr en fonction d’un besoin de communication, mais l’on estime que sur les 500 000 à 2 millions d’années qu’a vécu l’humanité, seules les dernières 100 000 ont connu le langage articulé.
REPÈRES
Parce qu’elle craignait pour l’unité de la Nation, la IIIe République s’est comportée d’une manière parfaitement « linguicide » en interdisant les langues locales à l’école et dans les administrations. La Bretagne parlait deux langues, le breton et le gallo, qui sont en voie de disparition. Aujourd’hui on ne compte que 4 000 enfants dans les écoles diwan sur 400 000 enfants bretons scolarisés et le gallo n’existe plus qu’à l’état de traces. Rappelons que le breton bien qu’apparenté au gaulois n’en est pas le descendant mais provient du gallois (et non du gaélique, plus archaïque).
Combien de langues dans un passé lointain ?
Aujourd’hui, on constate la disparition rapide de nombreuses langues. Il y en a eu donc bien plus dans le passé, mais combien ? Partant du fait qu’à l’âge de pierre, où vivent encore certaines tribus, une langue ne se pratique pas par plus d’un millier d’individus, on peut penser qu’il y avait déjà 3 000 langues, comme aujourd’hui, quand la Terre ne comptait qu’environ 3 millions d’âmes. Les démographes estiment que ce nombre était atteint il y a environ 40 000 ans. Depuis, les hommes se sont multipliés et les langues aussi. Il y en a eu peut-être une centaine de milliers avant que ce nombre décroisse à la suite de la constitution de grands ensembles comme les empires de l’Antiquité, facteurs d’unification linguistiques.
En tout cas, il n’y a guère de possibilité d’une « archéologie » des langues. Les langues observées sur les périodes les plus longues sont le grec et le chinois, ce qui nous fait remonter à guère plus de trois mille ans. Nous constatons que les langues peuvent se classer en grandes familles mais il est plus qu’hypothétique de chercher à savoir comment ces grands groupes linguistiques se sont formés et encore plus s’ils ont été jadis parents.
Écriture et numération
Il y a aujourd’hui environ 25 systèmes d’écriture, mais l’écriture latine est très prépondérante, elle représente 75 % des écrits modernes. Les autres écritures les plus courantes sont en Europe le grec et le cyrillique (Russie, Ukraine, Biélorussie, Bulgarie, Serbie). En Afrique l’arabe et l’amharique (Éthiopie). En Asie l’arabe, l’hébreu, les écritures indiennes : devanagari, bengali, gurmukhi, tamoul, malayalam, telugu… les écritures birmanes, thaïes, khmères…
Le chinois a une écriture idéographique sans rapport avec la phonétique (ce sont les idéogrammes qui font l’unité de la Chine, mais les langues parlées : mandarin, shanghaïen, cantonais… sont très différentes), le japonais, écriture mixte avec deux systèmes syllabiques, le katakana pour les mots étrangers et le hiragana pour la langue ordinaire contraste avec le système alphabétique de la langue coréenne.
Les numérations sont le plus souvent à base 10, mais il y en a à base 5 et à base 20. N’oublions pas la remarquable numération à base 60 des anciens Babyloniens, numération qui leur a permis un développement scientifique très important et qui nous a été léguée dans la division du temps (heures, minutes, secondes) et dans celle des angles (degré, minute, seconde). Le mot » seconde » vient d’ailleurs de » la seconde division sexagésimale de l’heure, du degré… » Cette division se poursuivait autrefois avec les mots tierce, quarte, quinte, et jusqu’au XVIIIe siècle les calculs des astronomes et de la plupart des scientifiques se faisaient en base 60 (ainsi le nombre pi = 3, 08. 29. 44. 00. 47. 25. 53. 07. 25 calculé vers l’an 1400 par le mathématicien persan Al Kashi. Tous les chiffres sont exacts).
Les grands groupes de langues
Depuis plus d’un siècle, on a constaté la parenté des langues dites indo-européennes. Parmi elles, on compte les langues romanes (dont le français), les langues germaniques, les langues celtes, les langues slaves et les langues indo-iraniennes. On illustre souvent cette parenté en comparant les noms de base (nombres, noms de parenté, etc.). C’est une réalité mais les vocabulaires des langues s’échangent facilement, même entre deux groupes linguistiques différents. Ce qui est le plus stable dans une langue, c’est sa grammaire et sa phonétique. Quant à l’écriture, elle est arbitraire et j’ai vu un texte de français écrit en lettres arabes par des islamistes désirant montrer que notre conversion ne poserait pas de problème, même pour écrire… !
Le deuxième groupe linguistique le plus important après l’indo-européen est celui des langues sino-tibétaines. Viennent ensuite une série de groupes tournant autour de 200 millions de locuteurs comme les langues sémitiques (arabe, hébreu, amharique…), les langues turco-mongoles, les langues de la famille indonésienne et polynésienne, les langues dravidiennes (au sud de l’Inde). Cependant, il existe bien d’autres groupes (trois dans le seul Caucase) ou des langues isolées (basque, bouroushaski au Pakistan, les langues à clics des Hottentots, etc.). Les rapports de force des langues sont essentiellement des rapports démographiques et politiques, mais il y a tout de même quelques éléments proprement linguistiques.
Le russe a emprunté nombre de mots hollandais pour la marine et de mots français dans de nombreux domaines (politique, nourriture, mathématiques).
Le français reste une langue de communication, langue seconde de nombreux peuples, et joue un rôle bien plus important que telle ou telle langue indienne comptant pourtant plus de locuteurs. Mon livre, Les langages de l’humanité, s’est efforcé de présenter toutes les originalités des divers systèmes linguistiques : façon de marquer ou non le pluriel des noms, les temps des verbes, etc. Le vocabulaire, pour sa part, est très volatil et l’on ne compte plus les emprunts, même les plus inattendus : l’Australie nous a donné kangourou, boomerang, koala… L’Amérique précolombienne : chocolat, ocelot, cacahuète, jaguar, etc. Bien sûr, entre langues proches, cela devient inextricable.
À la Renaissance, le français se noyait dans l’italien. Au Siècle des lumières, le français envahissait tout, même le russe. Ce dernier a donné tout le vocabulaire moderne aux langues de l’Asie centrale, comme le mot pour « gare », vokzal, qui vient lui-même de la ville britannique de Vauxhall où l’on fabriquait des locomotives.
Pour la phonétique, la diversité est également étonnante. Le polynésien a très peu de consonnes et quantité de voyelles. L’arabe, c’est le contraire. Les tons du chinois existent aussi dans bon nombre de langues africaines, surtout celles du golfe du Bénin. Il y a eu même des langues sifflées pour communiquer d’une montagne à l’autre, aux Canaries, dans les Pyrénées ou en Turquie…
Les nombres ci-dessus, qui concernent la fin du vingtième siècle, ne peuvent prétendre à une grande précision.
Cet article est extrait d’un exposé présenté au Groupe X‑Démographie-économie-population.
Quelques questions
Le monde va-t-il vers une seule langue commune ou plutôt vers quatre ou cinq grandes langues ?
Franchement, je ne le pense pas, les langues n’arrêtent pas d’évoluer et de se scinder. Ainsi au Gabon, où il y a une quarantaine de langues, le français est désormais obligatoire dans toutes les écoles mais l’on voit naître une langue nouvelle : le franco-gabonais ! De même il y a désormais des dictionnaires anglo-australiens…
La communauté linguistique est-elle plus importante que les autres éléments pour la solidité et la stabilité d’une communauté nationale ?
Sans aucun doute, la plupart des nations se sont forgées sur une base linguistique et la diversité linguistique des États africains vient certes de la multitude linguistique de l’Afrique mais aussi bien sûr de leur formation artificielle au congrès de Berlin en 1885. Cette diversité contribue malheureusement beaucoup à leur instabilité.
En quoi la collection » Parlons X » est-elle différente de la » Méthode Assimil » ?
Elle n’a rien à voir. En fait quand on donne pour titre Parlons wolof ou Parlons mandarin, on pourrait aussi écrire » Parlons du wolof ou du mandarin » et chacun de ces livres comporte un exposé de l’histoire locale et fourmille de données culturelles. Ces livres ont de cent à six cents pages et on en vend sept cents en moyenne, ce qui est nettement au-dessus de l’équilibre économique. L’essentiel, pour écrire l’un de ces livres, est de trouver un homme cultivé et enthousiaste venu du pays concerné. Ses opinions politiques ou religieuses influent en général fort peu sur la qualité du livre. Je pense que ces livres contribuent à la dignité des immigrants et je suis heureux de diriger cette collection.
Pouvez-vous dire quelques mots des langues amérindiennes ?
Les langues amérindiennes (le nahuatl des Aztèques, le quechua des Incas, la trentaine de langues mayas, le mapudungu du Chili (araucan), le navajo aux États-Unis, créé au Canada, etc.) présentent la même diversité que celles des autres continents. Leur extension plus ou moins grande reflète les vicissitudes de l’histoire et des empires précolombiens, exactement comme ce qui s’est passé dans l’Ancien Monde.
Que devient l’espéranto ?
Il y a aujourd’hui cinq ou six millions d’espérantistes dans le monde, dont beaucoup de Chinois, mais l’on peut dire que cette expérience se limite à des cercles d’initiés.
Que pensez-vous du latin et des langues mortes ?
Les langues vivent plus ou moins longtemps et finissent par mourir, la plupart sans sépulture, et notre époque voit beaucoup de disparitions. L’alphabétisation y est pour beaucoup, elle favorise les grandes langues aux dépens des petites. Depuis quelques décennies, les langues africaines, même mineures, se dotent de documents écrits (manuels, dictionnaires, contes…).
Commentaire
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Je cite : « Ainsi au Gabon, où il y a une quarantaine de langues, le français est désormais obligatoire dans toutes les écoles mais l’on voit naître une langue nouvelle : le franco-gabonais ! « . Si je compte bien, de 40 langues on passerait donc à 1 : le franco-gabonais. Cette perspective de diminution des langues est celle des linguistes : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/Langues/2vital_mortdeslangues.htm Les causes sont explicables. Les langues continueront d’évoluer mais le nombre de locuteurs d’un même code ne cesse de grandir, en partie pour des causes techniques (l’écrit empêche l’évolution à la vitesse de l’oral ; le numérique freine encore plus etc. par effet de lock-in linguistique). L’avenir ne me semble donc pas aussi difficile à anticiper que proposé par l’auteur : si les tendances persistent les linguistes ont raison de prévoir la disparition d’au moins la moitié des langues actuelles.