L’Antichambre
Les mauvaises langues disent que le siècle des Lumières se termina par leur extinction : les quelque cent mille morts de la Révolution, à quoi s’ajouta un bon million d’autres morts, résultat des guerres napoléoniennes. Il se peut. Il se peut aussi que les intellectuels français de la fin du siècle aient parfois manqué de lucidité quant à ce qui se préparait. On doit néanmoins porter à leur crédit leur habileté dans le maniement de la langue française, qu’ils hissèrent à un degré de perfection sans doute inégalé depuis.
Cette langue séduit encore quelques-uns de nos bons dramaturges, de sorte que l’on trouvera un grand charme d’aller l’écouter au Théâtre Hébertot, qui reprend L’Antichambre de M. Brisville, et donc y entendre, si l’on peut dire, Mme du Deffand (Danielle Lebrun), la petite Julie de Lespinasse (Sarah Biasini) et le président Hénault (Roger Dumas) converser dans l’antichambre de Mme du Deffand, entre ces réceptions où elle accueillait Montesquieu, Turgot, Marivaux, Condorcet, Diderot, d’Alembert et tout le gratin des encyclopédistes.
On sait que Marie du Deffand (1697−1780), vieillissant et perdant progressivement la vue, avait appelé près d’elle Julie de Lespinasse (1732−1776), sa nièce de la main gauche, fille bâtarde de son frère, pour l’assister dans ses réceptions et surtout lui servir de lectrice : elle entretenait une abondante correspondance, entre autres avec Voltaire à Ferney, Walpole à Londres. On sait aussi que Julie de Lespinasse tint à son tour un salon, coucha avec d’Alembert et quelques autres qui, tout intellectuels qu’ils fussent, n’étaient cependant pas de purs esprits. Plutôt maigrichonne, de surcroît grêlée de variole, elle les séduisait par son allant et sa grande intelligence. La tuberculose l’emporta relativement jeune, lui épargnant peut-être la guillotine. Mais vous savez sans doute moins bien que le président Hénault, d’une dizaine d’années plus âgé que Marie du Deffand, président de Chambre au Parlement de Paris, fut aussi un fidèle de son salon, semble-t-il plus intimement lié avec la maîtresse de maison que les autres familiers du lieu.
Dans sa pièce, M. Brisville en fait en tout cas un témoin navré de l’hostilité croissante entre tante et nièce, la seconde supplantant peu à peu la première dans la considération des habitués de la maison. Et cette évolution, qui s’étala sur une petite dizaine d’années, présentée là en une succession de neuf tableaux séparés par des noirs, constitue la trame même de l’action dramatique.
Autant dire qu’en fait d’action, c’est peut-être un peu mince, de sorte que, malgré la qualité de la langue et le jeu merveilleux des acteurs, on sent flotter sur la salle comme un ennui léger. Jeu merveilleux sans aucun doute : en M. Dumas s’incarne un président Hénault bonasse à souhait, un arrondisseur d’angles partagé entre son intérêt pour la philosophie à la mode et sa méfiance à l’égard des idées nouvelles, surtout lorsqu’elles conduisent à remettre en question la chose jugée, ce qui était le cas dans l’affaire Calas ébranlant alors l’opinion. Pour sa part, Mme Lebrun est plus vraie que nature en une Marie du Deffand enchantée de régenter tout ce beau monde, bien qu’elle n’en approuve pas du tout les idées, s’offusque du débraillé de Diderot, et davantage encore de l’opinion de Turgot estimant que la noblesse devrait payer l’impôt comme tout le monde. Voyez-vous ça ! Et surtout prenant fort mal de n’être plus, du fait de sa bâtarde de nièce, la première chez soi, elle qui ne fut pas moins en son temps que la maîtresse du Régent, le plus important personnage du royaume.
Sarah Biasini, quant à elle, campe une Julie de Lespinasse à la perfection conforme au texte, c’est-à-dire pleine de générosité et de reconnaissance dans les premiers jours de ses rapports avec sa tante, puis bien décidée à jouer un jeu peu encombré de scrupules, en tenant, peut-être un peu par dépit au début, salon dans sa chambre, et pas seulement salon.
On a aimé aussi la mise en scène toute simple de Christophe Lidon, soutenue par le beau décor de Catherine Bluwal : deux sièges seulement, un fauteuil et la duchesse brisée que se réserve la maîtresse de maison, cela environné de boiseries xviiie au ton chaud, coulissant de telle sorte que, de tableau en tableau, la surface du plateau se réduit, comme pour matérialiser le confinement progressif de Marie du Deffand dans la malvoyance et la solitude.
À tout prendre, l’on sort de ce spectacle plus enchanté que transporté.