L’appareil de voie, élément clé du transport à grande vitesse

Dossier : ExpressionsMagazine N°649 Novembre 2009
Par Pierre-Louis ROCHET (65)
Par Didier MAINARD (82)

Les trains à grande vitesse ne peuvent exis­ter et rou­ler que parce qu’on a su déve­lop­per et réa­li­ser une voie fer­rée moderne. C’est la qua­li­té de cette voie fer­rée com­po­sée de cailloux (le bal­last) et de mor­ceaux d’acier qui paraissent a prio­ri assez bruts (les rails) qui per­met de rou­ler en toute sécu­ri­té à des vitesses com­mer­ciales de 320 km/h. Dans cette voie qui semble simple, un élé­ment est indis­pen­sable pour per­mettre ces per­for­mances : l‘appareil de voie, aus­si appe­lé aiguillage (ADV pour la suite de cet article).

Un sys­tème complet
Quand on parle de sys­tème de trans­port fer­ro­viaire à grande vitesse, on pense évi­dem­ment à notre fameux TGV (marque appar­te­nant à la SNCF), donc au maté­riel rou­lant. On oublie que ceci est un sys­tème, dont le maté­riel rou­lant est la par­tie la plus visible. Comme pour l’iceberg, elle ne repré­sente qu’une faible par­tie, envi­ron 20 à 30% du coût d’un pro­jet neuf.

Qu’est-ce qu’un ADV ? C’est le sys­tème qui per­met de chan­ger de voie, soit pour bifur­quer sur une autre ligne, soit pour chan­ger de voie sur une même ligne à double voie, soit pour ren­trer sur une voie en gare : il com­prend, en pointe, l’aiguillage pro­pre­ment dit, fait de deux aiguilles qui assurent la conti­nui­té, soit de la voie directe, soit de la voie déviée, et qui glissent laté­ra­le­ment, et en par­tie cen­trale le cœur de croi­se­ment, situé avant les deux voies de sor­tie (l’une en géné­ral droite, en voie « directe », l’autre sou­vent courbe, en voie « déviée »).

Mais en quoi l’ADV est-il fon­da­men­tal pour per­mettre de faire rou­ler des trains à grande vitesse ?

En 1955, lors du record à 331 km/h, les capa­ci­tés du maté­riel rou­lant per­met­taient déjà d’atteindre des vitesses éle­vées, mais c’est la voie qui limi­tait la per­for­mance. Dans les années soixante, on a com­men­cé à réa­li­ser des voies fer­rées en « longs rails sou­dés », d’abord de 800 mètres, puis de lon­gueur indé­fi­nie, ce qui a per­mis d’oser la grande vitesse.

Cela a été ren­du pos­sible grâce à la mise au point d’attaches de rail dites « élas­tiques » qui ont per­mis de sup­pri­mer les joints et les appa­reils de dila­ta­tion entre rails. Mais il fal­lait que l’ADV soit homo­gène avec la voie cou­rante, sinon cela ne ser­vait à rien. On ne pou­vait pas admettre de ralen­tir les TGV à l’entrée de chaque gare inter­mé­diaire où ils n’avaient pas à s’arrêter.

Sécurité et vitesse

La limite des joints
Les joints situés entre les rails (18 m en géné­ral), géné­ra­teurs du célèbre « tac-tac » des trains des années d’après-guerre, étaient des points sen­sibles. Le choc au droit de la lacune était source de bruit et engen­drait, en rai­son de la sur­charge dyna­mique répé­tée, des dété­rio­ra­tions du rail et des roues néces­si­tant un entre­tien fré­quent, et obli­geant à limi­ter la vitesse.

L’ADV ne doit pas être le maillon faible qui limi­te­rait la vitesse, ou rédui­rait la sécu­ri­té : il faut donc qu’il pré­sente les mêmes carac­té­ris­tiques et qua­li­tés de rou­le­ment que la voie cou­rante qui l’encadre, et qu’il ne lui soit pas relié par des joints qui seraient alors un nou­veau point faible, alors qu’on l’a jus­te­ment pal­lié en voie cou­rante. Il faut pou­voir le fran­chir dans les deux sens, à pleine vitesse en voie directe et à vitesse éle­vée en voie déviée, avec le même niveau de sécu­ri­té que la pleine voie.

Le déve­lop­pe­ment et la mise au point de l’appareil de voie fran­çais pour la grande vitesse, grâce aux efforts conjoints des ingé­nieurs de la SNCF et de l’industrie, ont com­por­té les pro­grès suivants.

Tout d’abord, le rail à l’intérieur de l’appareil, et les aiguilles, en voie directe comme en voie déviée, sont incli­nés au 1/20e par rap­port à la ver­ti­cale, comme l’est le rail nor­ma­le­ment en voie cou­rante en France, ce qui ne crée donc aucune dif­fé­rence dans le rou­le­ment des trains.

Il faut être cer­tain que les aiguilles ne bougent pas sous le train

Les rails atte­nants sont sou­dés au coeur de l’appareil, ce qui a été pos­sible à par­tir du moment où a été mis au point un pro­cé­dé ori­gi­nal de sou­dure dans les années quatre-vingt. Le cœur fixe clas­sique pré­sente lui-même une lacune pour per­mettre le pas­sage des roues, ce qui se tra­duit par un choc sur la pointe du cœur, source de bruit, d’usure et d’inconfort.

A donc été déve­lop­pé et mis au point un cœur « à pointe mobile » qui ne com­porte plus de lacune, donc per­met de rou­ler en toute sécu­ri­té à la même vitesse que la voie cou­rante, avec un rou­le­ment par­fai­te­ment conti­nu. Enfin, il convient d’être cer­tain que les aiguilles sont par­fai­te­ment en place au pas­sage du train, et plus encore qu’elles ne bougent pas ou ne « battent » pas sous le train.

À droite ou à gauche
L’inclinaison géné­rale des rails per­met de limi­ter le phé­no­mène de lacet du maté­riel rou­lant qui serait, sans cela, créa­teur d’inconfort per­ma­nent. Il est au 1/20e en France et au 1/40e sur une voie type alle­mande. En plus de cette dif­fé­rence concer­nant l’inclinaison des rails, le cou­rant élec­trique d’alimentation et la signa­li­sa­tion de contrôle-com­mande des trains sont dif­fé­rents entre les deux pays. En outre, en France on roule à gauche sur une double voie et à droite en Alle­magne (ain­si qu’en Alsace).

C’est l’objet des sys­tèmes de contrôle et com­mande ori­gi­naux déve­lop­pés par Voss­loh Cogi­fer, ain­si que des moteurs assu­rant le mou­ve­ment. À noter que ces sys­tèmes bre­ve­tés ont per­mis au TGV du record du monde de rou­ler à plus de 560 km/h sur des ADV en 2008.

Tout cela n’est tou­te­fois valable que si la dis­po­ni­bi­li­té de la voie reste maxi­male, donc néces­si­tant des cou­pures de tra­fic pour visites de contrôle et entre­tien aus­si limi­tées que pos­sible. Le sys­tème dit « Sur­vaig NG » assure un sui­vi à dis­tance du com­por­te­ment de l’appareil et de ses élé­ments de com­mande, de moto­ri­sa­tion et de contrôle, et per­met de pro­gram­mer de manière opti­male les inter­ven­tions de main­te­nance pré­dic­tive néces­saires, afin d’éviter la sur­ve­nue de pannes qui pour­raient affec­ter les cir­cu­la­tions et le tra­fic de la ligne. (En effet le prin­cipe de base de la sécu­ri­té en che­min de fer est que le dys­fonc­tion­ne­ment d’un élé­ment pou­vant affec­ter la sécu­ri­té entraîne d’abord l’arrêt des trains : c’est donc bien sécu­ri­taire, mais cela affecte le fonc­tion­ne­ment du sys­tème, en péna­li­sant les voya­geurs. Il faut donc l’éviter.)

Les ADV sont main­te­nant réa­li­sés sur des sup­ports (« lon­grines ») en béton pré­con­traint : cela néces­site beau­coup moins d’entretien, donc de dépla­ce­ments et de coûts, sup­prime la pol­lu­tion que com­por­taient les plan­chers en bois des appa­reils tra­di­tion­nels, qu’il fal­lait « créo­so­ter » avec un pro­duit très nocif pour l’environnement, et évite d’importer des bois exo­tiques obte­nus en détrui­sant les forêts pri­maires tropicales.

Enfin, leur grande fia­bi­li­té et le sys­tème de main­te­nance pré­dic­tive asso­cié limitent de fac­to la pré­sence sur site des per­son­nels d’entretien.


Cœur à pointe mobile

Un déve­lop­pe­ment durable

Il faut mini­mi­ser les impacts sur l’environnement, même si l’on consi­dère que le sys­tème fer­ro­viaire, en par­ti­cu­lier à grande vitesse, est déjà intrin­sè­que­ment très effi­cace dans ce domaine. Par exemple, les cous­si­nets de glis­se­ment, sur les­quels glisse trans­ver­sa­le­ment la par­tie mobile des aiguilles (qui ont une lon­gueur par­fois de 57 m, dont 39 m flexibles), sont main­te­nant revê­tus de Ni-Cr, sans entre­tien, et évitent ain­si la tra­di­tion­nelle, fas­ti­dieuse, coû­teuse et sur­tout pol­luante opé­ra­tion de grais­sage des cous­si­nets autre­fois utilisés.

Augmenter le débit

Le para­doxe de la grande vitesse fer­ro­viaire est que plus les trains vont vite, plus ils attirent de tra­fic, plus ils néces­sitent de débit en ligne, donc plus il faut les rap­pro­cher alors que la dis­tance de frei­nage aug­mente et donc pousse à les éloi­gner entre eux. La ligne à grande vitesse (LGV) Paris-Lyon a été conçue pour un train cir­cu­lant à 260 km/h toutes les 5 minutes, puis adap­tée pour un inter­valle de 4 minutes. La LGV Atlan­tique a per­mis de pas­ser à 300 km/h avec un train toutes les 4 minutes. La LGV Nord a conser­vé la même vitesse de 300 km/h mais en res­ser­rant les trains toutes les 3 minutes. Enfin la LGV Est euro­péenne a été l’occasion d’accélérer les trains à 320 km/h, en réus­sis­sant à main­te­nir une cadence à 3 mn 30 s. Ces prouesses du frei­nage et de la signa­li­sa­tion ne pou­vaient pas se heur­ter à un point dur rési­duel lié aux appa­reils de voie. Un pro­grès était donc atten­du dans ce domaine comme ailleurs.

Si un train doit ralen­tir, il faut aug­men­ter l’intervalle qui le sépare du train suivant

On sait que la capa­ci­té d’un axe de trans­port est celle de son tron­çon le moins performant.

Or, en par­ti­cu­lier aux heures de pointe, les besoins d’un exploi­tant de sys­tème fer­ro­viaire sont tels que cer­tains « TGV » doivent s’arrêter dans des gares inter­mé­diaires, en prin­cipe sur une voie à quai paral­lèle à la voie prin­ci­pale, per­met­tant aux trains directs de pas­ser sans arrêt pen­dant ce temps (par exemple à Lille-Europe sur la LGV Nord, Mâcon ou Lyon-Saint-Exu­pé­ry sur la LGV Sud-Est) ; pas­ser d’une voie à l’autre sur une même ligne à double voie, en cas de panne d’un train situé devant, ou de tra­vaux néces­si­tant une inter­rup­tion de cir­cu­la­tion sur un tron­çon (on a connu l’exemple célèbre du tun­nel sous la Manche pen­dant la réfec­tion après un incen­die où l’exploitation se fai­sait en alter­nance sur un tiers du tun­nel) ; sor­tir de la LGV pour aller rou­ler sur une autre LGV, comme sur la branche vers la Bre­tagne avant Le Mans ; bifur­quer de la LGV vers une ligne clas­sique, comme, par exemple, depuis la LGV Sud-Est vers Dijon.

Schéma d'un appareil de voie

Dans tous les cas évo­qués ci-des­sus, les trains fran­chissent un ADV en dévia­tion en quit­tant la voie prin­ci­pale : or si un train à grande vitesse doit beau­coup ralen­tir pour prendre la voie déviée, cela signi­fie que, der­rière lui, l’intervalle qui le sépare du train sui­veur doit être plus grand pour ne pas ralen­tir ce der­nier et mathé­ma­ti­que­ment cela dimi­nue le nombre de trains pos­sible aux heures de pointe, donc la capa­ci­té de la ligne.

Deux trains de moins par heure
Sur une ligne à grande vitesse équi­pée avec le sys­tème de contrôle-com­mande fran­çais TVM 430 ou le sys­tème euro­péen inter­opé­rable ERTMS niveau 2, avoir une vitesse déviée à l’entrée en gare de 170 km/h dimi­nue la capa­ci­té de deux trains par heure par rap­port à une ligne exploi­tée sans aucun arrêt inter­mé­diaire avec uni­que­ment des trains directs en heure de pointe (en pra­tique 15 trains à l’heure), alors que la sor­tie à 230 km/h sur une branche de LGV n’a aucun effet res­tric­tif sur la capacité.

Il est donc indis­pen­sable que la vitesse de sor­tie d’une ligne à grande vitesse par un train soit la plus éle­vée pos­sible et c’est pour­quoi ont été conçus et déve­lop­pés des appa­reils de voie très per­for­mants, qui per­mettent de sor­tir à 230 km/h d’une ligne vers une autre ; à 170 km/h pour chan­ger de voie en pleine ligne ou entrer sur la voie déviée de des­serte d’une gare.

Cela néces­site des ADV très longs (215 m pour la vitesse 230 km/h en voie déviée et 140 m pour la vitesse 170 km/h), déli­cats à poser à la per­fec­tion, car l’aiguille, très fine, doit être ajus­tée au 1/10e de mil­li­mètre et on atteint des limites tech­no­lo­giques et éco­no­miques. Aller au-delà entraî­ne­rait des coûts très élevés.

Une contribution aux exportations

L’appareil de voie, qui n’a pas la sym­bo­lique et l’aura du mobile (la rame à grande vitesse), peut paraître avoir peu évo­lué depuis les débuts du che­min de fer. Il est en fait un élé­ment beau­coup moins visible, mais assez com­plexe et sophis­ti­qué, en tout cas déter­mi­nant pour l’exploitation d’un sys­tème fer­ro­viaire à grande vitesse en toute sécu­ri­té et effi­ca­ci­té, tout en étant d’un faible poids dans l’investissement glo­bal. Fabri­qué en France, il contri­bue for­te­ment aux expor­ta­tions fer­ro­viaires (l’équivalent de 5 à 6 rames TGV) et main­tient dans notre pays un emploi indus­triel de grande qua­li­té et de haut niveau technologique.

Voss­loh Cogi­fer, filiale fran­çaise du groupe euro­péen Voss­loh, est spé­cia­li­sée dans les appa­reils de voie. Elle exploite deux usines en France, à Fère-en-Tar­de­nois et Reich­shof­fen, employant envi­ron 500 personnes.
Voss­loh Cogi­fer, implan­té dans vingt-trois pays, équipe en par­ti­cu­lier les lignes à grande vitesse en Angle­terre (Londres- Tun­nel), Ita­lie, Espagne, Corée, Tur­quie et Chine, et toutes les lignes à grande vitesse fran­çaises, et réa­lise envi­ron 90 % de son acti­vi­té à l’exportation.

2 Commentaires

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Samirépondre
28 février 2014 à 19 h 23 min

Excellent
Excellent

NDou­rourépondre
17 novembre 2021 à 9 h 32 min

Un appa­reil de voie à cœur à pointe mobile ne néces­site pas donc les aiguilles ain­si que les rails intermédiaires ?

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