L’après Solvablilité 2
Pouvez-vous dire brièvement ce qu’est un actuaire ?
C’est un spécialiste du calcul des probabilités et de la statistique, évoluant dans le secteur des assurances mais aussi des banques et de la gestion d’actifs, où il traite de la mesure et de l’évaluation des risques et de la valorisation des activités de ces acteurs.
Concrètement, quelles sont vos missions ?
L’une de nos missions en tant qu’actuaire-conseil est de contribuer, avec les commissaires aux comptes, à revoir les états financiers des assureurs, notamment le passif de leur bilan : provisions techniques et provisions « spéciales ».
L’assureur prend en effet des engagements vis-à-vis de ses assurés sur un horizon de temps souvent assez long. Dans ce contexte, il faut vérifier que ses provisions pour y faire face sont conformes à la réglementation et s’assurer que les paramètres de calcul sont conformes aux meilleures pratiques, notamment actuarielles.
Par ailleurs, nous apportons notre jugement d’expert sur ce qui n’est pas directement dans la réglementation ou ce qu’il faut y lire « entre les lignes ». Cette première mission est très technique et très formatrice car nous sommes amenés à revoir et à mettre en perspective des calculs et analyses souvent complexes réalisés par nos clients, tout en y appréhendant les sujets d’actualité qui animent le marché.
Nos autres missions consistent par exemple à revoir la valeur économique (dite valeur intrinsèque ou « embedded value ») du portefeuille d’un assureur et de la certifier. Dans ce cadre, le travail consiste à la revoir, la benchmarker et certifier que cette valeur est calculée conformément aux recommandations du CFO Forum1.
Nous donnons donc de l’assurance à nos clients qui publient leurs chiffres, notamment sur les sujets d’assurance-vie, car l’embedded value est l’un des moyens pour évaluer la bonne santé de l’entreprise : elle a une valeur prospective.
En effet, il faut garder en tête que les risques que les clients confient à leurs assureurs sont ceux-là mêmes qui sont reflétés dans les états financiers de ces derniers. Ils composent typiquement 90 % du bilan d’un assureur. Notre rôle, comme pour la mission précédemment illustrée sur les provisions des assureurs, est donc d’apporter du confort et de l’assurance aux investisseurs et régulateurs.
Quels sont les impacts de Solvabilité 2 sur votre métier ?
Ce qui anime nos clients nous anime également. Nous travaillons donc beaucoup, au quotidien, en plus des missions déjà évoquées, sur Solvabilité 2 qui est le futur cadre prudentiel européen s’appliquant au secteur de l’assurance. Sa mise en place imminente2 décuple le nombre de nos missions autour de ce sujet.
Cette réglementation incite les assureurs à mieux connaître et évaluer les risques encourus par leurs activités dans le but de mieux protéger les consommateurs et d’harmoniser la réglementation en terme de solvabilité et de mesure des risques au niveau européen.
Pour y parvenir, elle s’appuie sur trois piliers :
- Pilier 1 – L’adéquation entre les fonds propres de l’assureur par rapport au besoin en capital qui ressort de ses risques. Sur ce point, notre travail consiste à aider les assureurs à créer des modèles internes, ou à adapter la formule standard proposée par la réglementation car elle n’est souvent pas complètement adaptée, pour répondre à cette exigence quantitative.
- Pilier 2 – Le client doit aussi analyser l’entièreté du spectre de ses risques pour démontrer que sur l’horizon de temps – souvent celui de son business plan établi sur 3 ou 5 ans ans – il pourra faire face, grâce à tous ses fonds propres, à ses risques et à des scenarios adverses les concernant.
Solvabilité 2 requiert en outre que le management et les dirigeants d’assurance fassent valider par leurs conseils d’administration (ou équivalent) les options stratégiques retenues ainsi que les indicateurs de mesure (l’appétit aux risques, le retourcible sur capital, le ratio de couverture en capital, etc.). L’actuaire étend ici de plus en plus son domaine d’intervention vers la gestion des risques au sein des compagnies d’assurance. - Pilier 3 – Il s’agit principalement d’activités de reporting auprès du superviseur des informations collectées dans les piliers 1 et 2. Une partie de ce reporting sera publiée sur le marché.
Ce qu’il faut comprendre est que ces trois piliers de Solvabilité 2 constituent chacun à leur échelle une véritable révolution dans le secteur de l’assurance, en termes de schémas de calcul, d’horizon de temps, de mise en abîme du process pour le conseil d’administration, d’implication des gouvernants de la société, de reporting et de transparence.
Les actuaires sont très fortement impliqués sur chacun de ces piliers, alors qu’on les avait historiquement plutôt retrouvés impliqués sur le pilier quantitatif et sur une partie du pilier 3 (reporting réglementaire) : l’actuaire étend son intervention non seulement vers les risques comme déjà indiqué, mais aussi vers la stratégie et la conduite globale de l’activité ainsi que vers la restitution externe de ces travaux étendus.
Comment expliquer Solvabilité 2 dans un secteur peu impacté par la crise ?
Certes, l’Assurance est un secteur qui a réussi à surmonter les différentes crises. Il n’y a pas eu de grosses faillites liées aux activités d’assurance proprement dites, puisque le cycle de production est inversé.
En effet, si les banques ont naturellement peu de liquidités par rapport à leurs bilans (elles sont prêteuses plus qu’elles ne gardent les actifs de leurs clients), les assureurs, eux, ont des liquidités importantes (ils encaissent d’abord les primes en début de période avant de payer d’éventuels sinistres ultérieurement).
Ainsi, même dans l’éventualité où beaucoup d’assurés voudraient retirer leur argent, les assureurs pourraient y subvenir. Cette éventualité reste toutefois peu probable, car les assurances bénéficient d’un capital-confiance très important, leurs produits étant pour la plupart des produits refuges (ex : l’assurance-vie) ou « obligatoires » (ex : assurance auto ou habitation).
Alors, comment expliquer l’arrivée de Solvabilité 2 ? Malgré tous leurs atouts, dans un contexte de crise mondiale, ils ont dû rassurer le marché et se doter d’un cadre unique de supervision et d’analyse de leurs risques et de leur solvabilité, là où le modèle ancien de Solvabilité 1 avait certes fait ses preuves sur le long terme mais aussi montré ses limites sur le plan de la mesure de la complétude des risques.
Quelle place tient la finance quantitative dans l’actuariat ?
La finance quantitative est un atout précieux pour l’actuariat, notamment lorsqu’il s’agit de quantifier la valeur des actifs des assureurs, de préparer des scenarios économiques pour les calculs prospectifs, y compris des engagements des assureurs. Nous travaillons d’ailleurs au quotidien avec nos collègues Ingénieurs financiers du pôle RVMS dont je suis co-responsable.
Samuel Maman (00) témoigne : « Si la mesure des risques du passif constitue le cœur de métier de l’actuariat, la gestion des risques de l’actif constitue quant à elle le business model des banques. Celles-ci ont par conséquent défini et mis en œuvre des dispositifs de gestion des risques et des méthodes quantitatives développées pour mesurer les risques sous-jacents, notamment les risques de marché.
Or l’ensemble des assureurs, et plus particulièrement les assureurs vie, est exposé au risque relatif à la valorisation des actifs détenus en face des passifs des assurés. Ainsi le recours à des mesures précises et adéquates est nécessaire à une gestion saine de l’activité de l’assureur. Par conséquent, l’intervention conjointe d’actuaires et d’ingénieurs quantitatifs permet d’assurer que les deux composantes du bilan de l’assureur sont considérées avec le niveau de sophistication approprié.
Cette même logique s’applique lors des interventions sur les modèles internes développés par les assureurs pour Solvabilité 2, qui comportent notamment des modules liés aux risques de marché. »
Y a‑t-il d’autres gros enjeux après Solvabilité 2 ?
Dès l’entrée en vigueur de Solvabilité 2, l’optimisation du capital sous ce nouvel régime prudentiel sera au cœur des préoccupations des assureurs puisque les modèles développés pour Solvabilité permettront des analyses très fines des capitaux mobilisés.
A la clef, des réflexions autour de leur politique de réassurance mais aussi de leur gamme-cible de produits et de lignes d’activité et donc un accroissement du volume de fusions, acquisitions, transferts ou mise en run-off de portefeuilles : bref, de quoi continuer d’occuper les actuaires pendant encore longtemps !
Des sujets nouveaux pour lesquels nous sommes très compétents en tant qu’actuaires sont apparus récemment. Je pense notamment au Big data. En effet, nous sommes armés tant d’un point de vue technique que d’un point de vue économique pour manier des données de masse.
Internes aux systèmes de gestion des assureurs ou accessibles à l’extérieur (« open data »), les données sont partout et de plus en nombreuses : le défi pour les assureurs va être de savoir les exploiter afin de proposer non seulement des offres encore plus pertinentes à des assurés-consommateurs de plus en plus exigeants et avertis, mais aussi de mieux appréhender leurs risques.
Ainsi, les primes d’assurance vont certainement être modulées à l’avenir encore plus finement en fonction du risque qu’un prospect représente mais ensuite aussi par les risques qu’il prend lors de la vie du contrat (ex : capteurs embarqués).
L’actuaire est naturellement doublement armé pour aider les assureurs à franchir le pas : sur le plan technique, il est un statisticien, un économètre et un spécialiste de la modélisation ; sur le plan industriel, il connaît très bien les produits, les risques et les clients dans le secteur de l’Assurance.
À ce titre, je pense que la profession d’actuaire va se réinventer, notamment avec l’apparition des premiers « actuaires data scientists », vraie opportunité pour la communauté des actuaires de sortir du secteur des services financiers et de s’aventurer dans d’autres secteurs industriels (énergie, grande consommation, santé publique, télécommunication2, …) où sa maîtrise du traitement des données de masse et des modèles sera instrumentale.
Et puis l’activité normative va rester dense dans les prochaines années (IFRS 9, IFRS 4 phase 2…) ! Tous ces sujets vont continuer d’animer la communauté financière, notamment les assureurs et les actuaires …
En résumé, plusieurs révolutions sont en marche pour le secteur de l’assurance : Solvabilité 2, Big Data, évolutions des IFRS etc. Et les actuaires sont idéalement placés pour en tirer profit, à condition de savoir s’adapter à ces changements et de sortir de leur zone de confort historique : la mutation de la profession est déjà en marche !
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1. Regroupement de 14 assureurs ayant édicté des principes communs pour le calcul de l’embedded value.
2. Son entrée en vigueur officielle est prévue pour le 1er janvier 2016 au niveau européen.