L’Arctique, corridor privilégié des transports de fret mondiaux
Le transport de fret est une composante fondamentale de l’économie planétaire. Ce transport se concentre à l’intérieur de quelques grands corridors géographiques. On prévoit une explosion » hyperconcurrentielle » dans l’hémisphère Nord, et en particulier dans la partie euro-asiatique de la calotte polaire, avec la concrétisation maritime de bout en bout du corridor nord-est. Explosion liée au réchauffement général de l’espace Arctique, aux avantages de la géométrie de la sphère, et aux ressources minières et énergétiques.
L’organisation des transports de fret est une composante fondamentale de l’économie planétaire. Quel que soit leur mode (maritime, terrestre), ces transports se concentrent pour plus de la moitié à l’intérieur de quelques grands corridors géographiques, qui intéressent au premier chef l’implacable concurrence internationale régissant le commerce de matières premières ; corridors qui alimentent assez souvent des querelles internationales ou des antagonismes frontaliers ou côtiers. Sur les plans maritime et portuaire, dont dépendront de plus en plus les réseaux terrestres rail-route de tous les continents, le Pacifique Nord et l’Atlantique Nord constitueront les deux grands champs de bataille de la mondialisation des transports de fret liés aux trois grands marchés : américain (Amérique du Nord) ; chinois (Chine du Nord) et japonais ; européen.
Il est pratiquement certain que la banquise va continuer à diminuer régulièrement, en superficie comme en épaisseur
Quant au quatrième grand marché, l’Inde et les débouchés des ports de Singapour, Hongkong et surtout Shanghai (ce dernier est actuellement en tête dans la liste des plus grands ports mondiaux, avec Rotterdam à peu près ex aequo), il reste lié aux itinéraires historiques empruntant l’Atlantique central, la Méditerranée entre Gibraltar et Suez, et l’océan Indien.
L’Arctique est le plus touché par le réchauffement planétaire
Plus développés dans le sens est-ouest que dans le sens nord-sud, trois grands ensembles de corridors du futur intéressent les utilisateurs du réseau complexe des principaux itinéraires terrestres et maritimes de l’hémisphère Nord : leur attention est en effet de plus en plus attirée depuis un certain temps sur l’évolution du Grand Nord et plus précisément de l’océan glacial Arctique, cet océan semi-fermé, ceinturé d’îles et de continents et recouvert, pour une bonne partie de sa superficie, par une banquise continue et d’épaisseur variable. Car ce site polaire, nettement plus touché que l’Antarctique (de structure totalement différente) par le réchauffement planétaire annoncé, peut ouvrir à terme à ces utilisateurs des horizons nouveaux liés à la fonte progressive de la banquise d’ici la fin du siècle, conséquence de ce réchauffement. [@@ancre-p2
Le corridor nord-ouest, rival de Panama
De la côte nord-est des États-Unis vers le Pacifique Nord (Alaska, Japon et moitié nord de la Chine) au travers des archipels arctiques de l’extrême nord du Canada pourra s’ouvrir sur le plan maritime un » corridor nord-ouest « , en fait plusieurs chenaux remplaçant très progressivement, et au fur et à mesure de l’effacement de la banquise au nord de la baie d’Hudson, l’itinéraire de contournement par le canal de Panama : ce dernier est handicapé par sa géométrie, limitée face aux grands tonnages (même si le projet actuel de modernisation et d’agrandissement de ses écluses peut l’améliorer), et par le long détour qu’il impose entre le nord-est des États-Unis et le Japon ou la Chine.
Le corridor nord-est, dégagé de la banquise
De la même côte est des États-Unis vers le nord polaire de l’Europe (Nordkapp de la Norvège) puis de l’Asie (côtes sibériennes jusqu’au détroit de Behring et au Pacifique Nord) pourra s’organiser un » corridor nord-est « , progressivement dégagé de la banquise (prolongeant actuellement les terres de l’extrême Nord euro-asiatique plusieurs mois par an), et ce vers la Chine et le Japon.
De l’Europe au Pacifique par le Nord
EN BREF
Le corridor nord-est est dès maintenant utilisé par les Russes de bout en bout (derrière un brise-glace ou non) pendant trois ou parfois quatre mois de l’année, ou localement le reste de l’année, alors que le corridor nord-ouest ne voit jusqu’à maintenant que des navigations exceptionnelles au large du Canada.
De l’Europe médiane (Le Havre, Anvers, Rotterdam) et nordique (Baltique) vers le même Nordkapp et les mêmes côtes sibériennes, le même corridor nord-est pourra faciliter les activités maritimes à destination du Pacifique Nord par l’ouverture d’itinéraires beaucoup plus courts que l’itinéraire actuel par Gibraltar, Suez, Djibouti et Malacca.
Le recours à ces trois ensembles de corridors nordiques, qui pourront la plupart du temps accroître leur efficacité par des variantes intermodales combinant mode maritime et mode terrestre, aura dans un avenir plus ou moins proche des conséquences certaines sur la géopolitique mondiale des transports de fret et de conteneurs.
Un raccourcissement des distances
Ces nouveaux corridors maritimes du XXIe siècle boréal tableront en effet géographiquement sur la dislocation de la banquise et son éloignement progressif des côtes durant une période de plus en plus étendue de l’année, situation sans doute plus sensible sur le corridor nord-est (côtes sibériennes) que sur le corridor nord-ouest (archipels du Grand Nord canadien).
MARITIME ET FERROVIAIRE
Le projet NEW de l’UIC (Union internationale des chemins de fer) est « maritime » de Boston à la Baltique, puis « ferroviaire » entre la Baltique et la Chine (le Transsibérien à partir de Saint-Pétersbourg est modernisé, électrifié et à double voie de bout en bout depuis une dizaine d’années).
Mais ils bénéficieront aussi du très net raccourcissement des distances dû en zone polaire à la simple géométrie de la sphère, améliorant sensiblement la rentabilité et les gains de temps des navires auxquels s’ouvriront des passages sans contrainte dimensionnelle pour de gigantesques porte-conteneurs, des vraquiers de plus de 300 000 tonnes et des supertankers de plus de 25 mètres de tirant d’eau.
Terrorisme et tensions diplomatiques
Ces nouveaux corridors emprunteront des sites sans doute moins sensibles au risque de conflits régionaux voire mondiaux, contrairement à ceux du Moyen-Orient (ou de l’Asie centrale autour de la Caspienne) ; mais ils seront exposés malgré tout aux dangers du développement du terrorisme international dont les transports pourraient malheureusement devenir une cible facile, d’où la surveillance actuelle et future de l’océan glacial Arctique par des sous-marins américains et russes sous la calotte glaciaire (certains pensent que ces sous-marins sophistiqués sont porteurs de missiles transcontinentaux pouvant actuellement traverser jusqu’à 80 cm de glace).
Vers de lourds droits de passage dans les eaux territoriales
Ils susciteront d’importantes tensions diplomatiques concernant la propriété strictement nationale des bordures côtières ou au contraire l’ouverture à tous des corridors maritimes correspondants, tensions masquant, il faut le redire, la surveillance militaire des sites (transformation du face-à-face transpolaire américano-soviétique de la guerre froide) ; le Canada souhaite déjà garder à son profit le bénéfice des itinéraires arctiques nord-ouest en imposant de très lourds droits de passage aux mouvements de fret nord-américains, européens et japonais dans des eaux qu’il considère comme son bien propre ; même chose pour la Russie et les itinéraires nord-est entre Mourmansk et Vladivostok-Nakhodka cheminant le long des côtes sibériennes puis des côtes du Pacifique : car, ne l’oublions pas, aux 7 000 km environ de côtes russes sur l’Arctique s’ajoute le même ordre de grandeur de côtes russes sur le Pacifique entre le détroit de Behring, la presqu’île du Kamtchatka, l’île de Sakhaline, Vladivostok et la Corée du Nord.
Mourmansk et Arkhangelsk, seuls ports importants
Il est donc assez vraisemblable que la Russie jouera à tous les coups gagnante sur le plan de la géopolitique des transports arctiques et au moins pour les vingt à trente prochaines années, car elle restera maîtresse, notamment derrière ses brise-glace nucléaires de plus en plus sophistiqués, de l’emprunt du corridor nord-est, c’est-à-dire plus prosaïquement des tarifs de passage qu’elle voudra bien y imposer aux convois étrangers.
DIX JOURS DE GAGNÉS
L’itinéraire Rotterdam-Tokyo, actuellement de 23 300 km par Panama et de 21 200 km par Suez et Malacca se réduit à 15 700 km par le sud du Groenland et le corridor nord-ouest et à 14 100 km par le Nordkapp et le corridor nord-est, avec la réduction corrélative du temps de navigation d’au moins une dizaine de jours.
De plus elle dispose, ce qui est fondamental, des deux seuls ports importants de la périphérie de l’Arctique (sans aucun équivalent à l’extrême nord du Canada ou en Alaska) : Mourmansk et Arkhangelsk. Mais elle abrite aussi quelques miniports (anciens camps de travail forcé de la sinistre période stalinienne) qui s’échelonnent sur les côtes sibériennes entre Arkhangelsk et le détroit de Behring ; quasi inutilisés actuellement ces miniports (Dudinka, Tiksi, Cerski etc.) constituent un atout supplémentaire pour le milieu du siècle : sommairement activés par des antennes suivant le cours des grands fleuves nord-sud se jetant dans l’Arctique (Ob, Lenisseï, Lena, Kolyma) ou communiquant en dents de peigne, et difficilement, avec le Sud jusqu’au Transsibérien, à travers toundra et forêt boréale, ils seront progressivement libérés des glaces ou aisément accessibles derrière un brise-glace avant la seconde moitié du siècle : actuellement limités à quelques dizaines de milliers d’habitants-pionniers, ils ressusciteront, se développeront rapidement et confirmeront l’intérêt stratégique de la Russie pour le corridor nord-est de l’Arctique et l’essor économique d’une Sibérie progressivement » dénordifiée « .
La Russie pourra définitivement libérer, avec ces ports et malgré les énormes contraintes rémanentes de la météo locale et des températures, l’accès aux ressources minérales de la gigantesque moitié nord de la Sibérie à l’est de l’Oural, où elles sont indéniables (les ressources minérales de l’Arctique canadien sont moins bien connues).
Ces nouveaux corridors, enfin, mettront en jeu des ensembles nationaux dont les avenirs politiques et surtout démographiques (facteur important de l’économie) sont déjà très diversifiés et peuvent réserver des surprises : États-Unis et Canada ; moitié nord de l’Europe ; Russie-Sibérie (diminution attendue de la population russe) ; Japon et moitié nord de la Chine.
Un argument unitaire pour les Russes
Côté russe par contre, le corridor nord-est va probablement constituer un argument unitaire non négligeable de l’actuelle Fédération de Russie à l’encontre d’une éventuelle explosion séparative entre ses deux moitiés occidentale (jusqu’à l’Oural) et orientale (de l’Oural au Pacifique), explosion assise pour cette dernière sur l’atout, revigorant à l’échelle mondiale, des richesses énergétiques et minières de la Sibérie. Aussi l’efficacité des liaisons de transport est-ouest, que ce soit par ce corridor maritime nord-est ou, beaucoup plus au sud, par le couloir ferroviaire du Transsibérien, constituera-t-elle de plus en plus un impératif prioritaire de la politique intérieure du Kremlin. Sinon perdurerait la menace d’une partition territoriale du continent russe actuel qui, additionnée au déclin économique possible, avant le milieu du siècle, de l’Amérique du Nord et de l’Union européenne, bouleverserait le monde en lui imposant un visage totalement différent.
CINQ RIVERAINS
Cinq nations sont actuellement riveraines de l’océan glacial Arctique : le Canada (30 % de la périphérie côtière de l’Arctique) ; le Danemark (par le Groenland et les îles Féroé) ; la Norvège (par le Svalbard-Spitsberg) ; la Russie (qui, par ses côtes de la Russie du Nord et de la Sibérie, détient à elle seule 40 % de la périphérie côtière arctique) ; et les États-Unis, parent pauvre de cette périphérie avec moins de 10 % par l’Alaska : situation dès maintenant lourde de conséquences pour les États-Unis dans la rivalité polaire internationale, puisque autour de l’Arctique se dessinent déjà et se dessineront de plus en plus des conflits internationaux de propriété maritime, la formule de « secteurs » géographiques suivant des lignes de longitude partant du pôle et partageant l’espace arctique étant loin d’être satisfaisante.
Des mesures drastiques de protection de l’environnement
En conclusion, si l’hémisphère Sud va continuer à développer au cours des prochaines décennies la mondialisation des transports maritimes, ce sera sans doute sans commune mesure avec leur explosion hyperconcurrentielle dans l’hémisphère Nord, et en particulier dans la partie euro-asiatique de sa calotte polaire où la concrétisation maritime de bout en bout du corridor nord-est a des chances de devancer dans le temps celle du corridor nord-ouest. Explosion liée tout à la fois, il faut le répéter, au réchauffement général de l’espace Arctique, aux avantages de la géométrie de la sphère, et aux ressources minières et énergétiques (voire touristiques ?) considérables de l’extrême nord du Canada et de la Russie sibérienne : ces trois atouts compensent largement les difficiles conditions de travail sous un climat restant exceptionnellement rude et difficile pour l’exploitation humaine, mais imposent aussi des mesures drastiques de protection d’un environnement fragile, qu’il s’agisse des sites maritimes (réserves halieutiques et écosystèmes nordiques) ou des sites terrestres (vulnérabilité des forêts boréales, protection des caribous canadiens ou des ours polaires sibériens).