L’Arctique, corridor privilégié des transports de fret mondiaux

Dossier : ExpressionsMagazine N°633 Mars 2008Par Jean-Antoine WINGHART (53)

Le trans­port de fret est une com­po­sante fon­da­men­tale de l’é­co­no­mie pla­né­taire. Ce trans­port se concentre à l’in­té­rieur de quelques grands cor­ri­dors géo­gra­phiques. On pré­voit une explo­sion » hyper­con­cur­ren­tielle » dans l’hé­mi­sphère Nord, et en par­ti­cu­lier dans la par­tie euro-asia­tique de la calotte polaire, avec la concré­ti­sa­tion mari­time de bout en bout du cor­ri­dor nord-est. Explo­sion liée au réchauf­fe­ment géné­ral de l’es­pace Arc­tique, aux avan­tages de la géo­mé­trie de la sphère, et aux res­sources minières et énergétiques.

L’or­ga­ni­sa­tion des trans­ports de fret est une com­po­sante fon­da­men­tale de l’é­co­no­mie pla­né­taire. Quel que soit leur mode (mari­time, ter­restre), ces trans­ports se concentrent pour plus de la moi­tié à l’in­té­rieur de quelques grands cor­ri­dors géo­gra­phiques, qui inté­ressent au pre­mier chef l’im­pla­cable concur­rence inter­na­tio­nale régis­sant le com­merce de matières pre­mières ; cor­ri­dors qui ali­mentent assez sou­vent des que­relles inter­na­tio­nales ou des anta­go­nismes fron­ta­liers ou côtiers. Sur les plans mari­time et por­tuaire, dont dépen­dront de plus en plus les réseaux ter­restres rail-route de tous les conti­nents, le Paci­fique Nord et l’At­lan­tique Nord consti­tue­ront les deux grands champs de bataille de la mon­dia­li­sa­tion des trans­ports de fret liés aux trois grands mar­chés : amé­ri­cain (Amé­rique du Nord) ; chi­nois (Chine du Nord) et japo­nais ; européen.

Il est pra­ti­que­ment cer­tain que la ban­quise va conti­nuer à dimi­nuer régu­liè­re­ment, en super­fi­cie comme en épaisseur

Quant au qua­trième grand mar­ché, l’Inde et les débou­chés des ports de Sin­ga­pour, Hong­kong et sur­tout Shan­ghai (ce der­nier est actuel­le­ment en tête dans la liste des plus grands ports mon­diaux, avec Rot­ter­dam à peu près ex aequo), il reste lié aux iti­né­raires his­to­riques emprun­tant l’At­lan­tique cen­tral, la Médi­ter­ra­née entre Gibral­tar et Suez, et l’o­céan Indien.

L’Arctique est le plus touché par le réchauffement planétaire

Plus déve­lop­pés dans le sens est-ouest que dans le sens nord-sud, trois grands ensembles de cor­ri­dors du futur inté­ressent les uti­li­sa­teurs du réseau com­plexe des prin­ci­paux iti­né­raires ter­restres et mari­times de l’hé­mi­sphère Nord : leur atten­tion est en effet de plus en plus atti­rée depuis un cer­tain temps sur l’é­vo­lu­tion du Grand Nord et plus pré­ci­sé­ment de l’o­céan gla­cial Arc­tique, cet océan semi-fer­mé, cein­tu­ré d’îles et de conti­nents et recou­vert, pour une bonne par­tie de sa super­fi­cie, par une ban­quise conti­nue et d’é­pais­seur variable. Car ce site polaire, net­te­ment plus tou­ché que l’An­tarc­tique (de struc­ture tota­le­ment dif­fé­rente) par le réchauf­fe­ment pla­né­taire annon­cé, peut ouvrir à terme à ces uti­li­sa­teurs des hori­zons nou­veaux liés à la fonte pro­gres­sive de la ban­quise d’i­ci la fin du siècle, consé­quence de ce réchauf­fe­ment. [@@ancre-p2

Le corridor nord-ouest, rival de Panama

De la côte nord-est des États-Unis vers le Paci­fique Nord (Alas­ka, Japon et moi­tié nord de la Chine) au tra­vers des archi­pels arc­tiques de l’ex­trême nord du Cana­da pour­ra s’ou­vrir sur le plan mari­time un » cor­ri­dor nord-ouest « , en fait plu­sieurs che­naux rem­pla­çant très pro­gres­si­ve­ment, et au fur et à mesure de l’ef­fa­ce­ment de la ban­quise au nord de la baie d’Hud­son, l’i­ti­né­raire de contour­ne­ment par le canal de Pana­ma : ce der­nier est han­di­ca­pé par sa géo­mé­trie, limi­tée face aux grands ton­nages (même si le pro­jet actuel de moder­ni­sa­tion et d’a­gran­dis­se­ment de ses écluses peut l’a­mé­lio­rer), et par le long détour qu’il impose entre le nord-est des États-Unis et le Japon ou la Chine.

Le corridor nord-est, dégagé de la banquise

De la même côte est des États-Unis vers le nord polaire de l’Eu­rope (Nord­kapp de la Nor­vège) puis de l’A­sie (côtes sibé­riennes jus­qu’au détroit de Beh­ring et au Paci­fique Nord) pour­ra s’or­ga­ni­ser un » cor­ri­dor nord-est « , pro­gres­si­ve­ment déga­gé de la ban­quise (pro­lon­geant actuel­le­ment les terres de l’ex­trême Nord euro-asia­tique plu­sieurs mois par an), et ce vers la Chine et le Japon.

De l’Europe au Pacifique par le Nord

EN BREF
Le cor­ri­dor nord-est est dès main­te­nant uti­li­sé par les Russes de bout en bout (der­rière un brise-glace ou non) pen­dant trois ou par­fois quatre mois de l’année, ou loca­le­ment le reste de l’année, alors que le cor­ri­dor nord-ouest ne voit jusqu’à main­te­nant que des navi­ga­tions excep­tion­nelles au large du Canada.

De l’Eu­rope médiane (Le Havre, Anvers, Rot­ter­dam) et nor­dique (Bal­tique) vers le même Nord­kapp et les mêmes côtes sibé­riennes, le même cor­ri­dor nord-est pour­ra faci­li­ter les acti­vi­tés mari­times à des­ti­na­tion du Paci­fique Nord par l’ou­ver­ture d’i­ti­né­raires beau­coup plus courts que l’i­ti­né­raire actuel par Gibral­tar, Suez, Dji­bou­ti et Malacca.
Le recours à ces trois ensembles de cor­ri­dors nor­diques, qui pour­ront la plu­part du temps accroître leur effi­ca­ci­té par des variantes inter­mo­dales com­bi­nant mode mari­time et mode ter­restre, aura dans un ave­nir plus ou moins proche des consé­quences cer­taines sur la géo­po­li­tique mon­diale des trans­ports de fret et de conteneurs.

Un raccourcissement des distances

Ces nou­veaux cor­ri­dors mari­times du XXIe siècle boréal table­ront en effet géo­gra­phi­que­ment sur la dis­lo­ca­tion de la ban­quise et son éloi­gne­ment pro­gres­sif des côtes durant une période de plus en plus éten­due de l’an­née, situa­tion sans doute plus sen­sible sur le cor­ri­dor nord-est (côtes sibé­riennes) que sur le cor­ri­dor nord-ouest (archi­pels du Grand Nord canadien).

MARITIME ET FERROVIAIRE
Le pro­jet NEW de l’UIC (Union inter­na­tio­nale des che­mins de fer) est « mari­time » de Bos­ton à la Bal­tique, puis « fer­ro­viaire » entre la Bal­tique et la Chine (le Trans­si­bé­rien à par­tir de Saint-Péters­bourg est moder­ni­sé, élec­tri­fié et à double voie de bout en bout depuis une dizaine d’années).

Mais ils béné­fi­cie­ront aus­si du très net rac­cour­cis­se­ment des dis­tances dû en zone polaire à la simple géo­mé­trie de la sphère, amé­lio­rant sen­si­ble­ment la ren­ta­bi­li­té et les gains de temps des navires aux­quels s’ou­vri­ront des pas­sages sans contrainte dimen­sion­nelle pour de gigan­tesques porte-conte­neurs, des vra­quiers de plus de 300 000 tonnes et des super­tan­kers de plus de 25 mètres de tirant d’eau.

Terrorisme et tensions diplomatiques

Ces nou­veaux cor­ri­dors emprun­te­ront des sites sans doute moins sen­sibles au risque de conflits régio­naux voire mon­diaux, contrai­re­ment à ceux du Moyen-Orient (ou de l’A­sie cen­trale autour de la Cas­pienne) ; mais ils seront expo­sés mal­gré tout aux dan­gers du déve­lop­pe­ment du ter­ro­risme inter­na­tio­nal dont les trans­ports pour­raient mal­heu­reu­se­ment deve­nir une cible facile, d’où la sur­veillance actuelle et future de l’o­céan gla­cial Arc­tique par des sous-marins amé­ri­cains et russes sous la calotte gla­ciaire (cer­tains pensent que ces sous-marins sophis­ti­qués sont por­teurs de mis­siles trans­con­ti­nen­taux pou­vant actuel­le­ment tra­ver­ser jus­qu’à 80 cm de glace).

Vers de lourds droits de pas­sage dans les eaux territoriales

Ils sus­ci­te­ront d’im­por­tantes ten­sions diplo­ma­tiques concer­nant la pro­prié­té stric­te­ment natio­nale des bor­dures côtières ou au contraire l’ou­ver­ture à tous des cor­ri­dors mari­times cor­res­pon­dants, ten­sions mas­quant, il faut le redire, la sur­veillance mili­taire des sites (trans­for­ma­tion du face-à-face trans­po­laire amé­ri­ca­no-sovié­tique de la guerre froide) ; le Cana­da sou­haite déjà gar­der à son pro­fit le béné­fice des iti­né­raires arc­tiques nord-ouest en impo­sant de très lourds droits de pas­sage aux mou­ve­ments de fret nord-amé­ri­cains, euro­péens et japo­nais dans des eaux qu’il consi­dère comme son bien propre ; même chose pour la Rus­sie et les iti­né­raires nord-est entre Mour­mansk et Vla­di­vos­tok-Nakhod­ka che­mi­nant le long des côtes sibé­riennes puis des côtes du Paci­fique : car, ne l’ou­blions pas, aux 7 000 km envi­ron de côtes russes sur l’Arc­tique s’a­joute le même ordre de gran­deur de côtes russes sur le Paci­fique entre le détroit de Beh­ring, la pres­qu’île du Kamt­chat­ka, l’île de Sakha­line, Vla­di­vos­tok et la Corée du Nord.

Mourmansk et Arkhangelsk, seuls ports importants

Il est donc assez vrai­sem­blable que la Rus­sie joue­ra à tous les coups gagnante sur le plan de la géo­po­li­tique des trans­ports arc­tiques et au moins pour les vingt à trente pro­chaines années, car elle res­te­ra maî­tresse, notam­ment der­rière ses brise-glace nucléaires de plus en plus sophis­ti­qués, de l’emprunt du cor­ri­dor nord-est, c’est-à-dire plus pro­saï­que­ment des tarifs de pas­sage qu’elle vou­dra bien y impo­ser aux convois étrangers.

DIX JOURS DE GAGNÉS
L’itinéraire Rot­ter­dam-Tokyo, actuel­le­ment de 23 300 km par Pana­ma et de 21 200 km par Suez et Malac­ca se réduit à 15 700 km par le sud du Groen­land et le cor­ri­dor nord-ouest et à 14 100 km par le Nord­kapp et le cor­ri­dor nord-est, avec la réduc­tion cor­ré­la­tive du temps de navi­ga­tion d’au moins une dizaine de jours.

De plus elle dis­pose, ce qui est fon­da­men­tal, des deux seuls ports impor­tants de la péri­phé­rie de l’Arc­tique (sans aucun équi­valent à l’ex­trême nord du Cana­da ou en Alas­ka) : Mour­mansk et Arkhan­gelsk. Mais elle abrite aus­si quelques mini­ports (anciens camps de tra­vail for­cé de la sinistre période sta­li­nienne) qui s’é­che­lonnent sur les côtes sibé­riennes entre Arkhan­gelsk et le détroit de Beh­ring ; qua­si inuti­li­sés actuel­le­ment ces mini­ports (Dudin­ka, Tik­si, Cers­ki etc.) consti­tuent un atout sup­plé­men­taire pour le milieu du siècle : som­mai­re­ment acti­vés par des antennes sui­vant le cours des grands fleuves nord-sud se jetant dans l’Arc­tique (Ob, Lenis­seï, Lena, Koly­ma) ou com­mu­ni­quant en dents de peigne, et dif­fi­ci­le­ment, avec le Sud jus­qu’au Trans­si­bé­rien, à tra­vers toun­dra et forêt boréale, ils seront pro­gres­si­ve­ment libé­rés des glaces ou aisé­ment acces­sibles der­rière un brise-glace avant la seconde moi­tié du siècle : actuel­le­ment limi­tés à quelques dizaines de mil­liers d’ha­bi­tants-pion­niers, ils res­sus­ci­te­ront, se déve­lop­pe­ront rapi­de­ment et confir­me­ront l’in­té­rêt stra­té­gique de la Rus­sie pour le cor­ri­dor nord-est de l’Arc­tique et l’es­sor éco­no­mique d’une Sibé­rie pro­gres­si­ve­ment » dénordifiée « .
La Rus­sie pour­ra défi­ni­ti­ve­ment libé­rer, avec ces ports et mal­gré les énormes contraintes réma­nentes de la météo locale et des tem­pé­ra­tures, l’ac­cès aux res­sources miné­rales de la gigan­tesque moi­tié nord de la Sibé­rie à l’est de l’Ou­ral, où elles sont indé­niables (les res­sources miné­rales de l’Arc­tique cana­dien sont moins bien connues).
Ces nou­veaux cor­ri­dors, enfin, met­tront en jeu des ensembles natio­naux dont les ave­nirs poli­tiques et sur­tout démo­gra­phiques (fac­teur impor­tant de l’é­co­no­mie) sont déjà très diver­si­fiés et peuvent réser­ver des sur­prises : États-Unis et Cana­da ; moi­tié nord de l’Eu­rope ; Rus­sie-Sibé­rie (dimi­nu­tion atten­due de la popu­la­tion russe) ; Japon et moi­tié nord de la Chine.

Un argument unitaire pour les Russes

Côté russe par contre, le cor­ri­dor nord-est va pro­ba­ble­ment consti­tuer un argu­ment uni­taire non négli­geable de l’ac­tuelle Fédé­ra­tion de Rus­sie à l’en­contre d’une éven­tuelle explo­sion sépa­ra­tive entre ses deux moi­tiés occi­den­tale (jus­qu’à l’Ou­ral) et orien­tale (de l’Ou­ral au Paci­fique), explo­sion assise pour cette der­nière sur l’a­tout, revi­go­rant à l’é­chelle mon­diale, des richesses éner­gé­tiques et minières de la Sibé­rie. Aus­si l’ef­fi­ca­ci­té des liai­sons de trans­port est-ouest, que ce soit par ce cor­ri­dor mari­time nord-est ou, beau­coup plus au sud, par le cou­loir fer­ro­viaire du Trans­si­bé­rien, consti­tue­ra-t-elle de plus en plus un impé­ra­tif prio­ri­taire de la poli­tique inté­rieure du Krem­lin. Sinon per­du­re­rait la menace d’une par­ti­tion ter­ri­to­riale du conti­nent russe actuel qui, addi­tion­née au déclin éco­no­mique pos­sible, avant le milieu du siècle, de l’A­mé­rique du Nord et de l’U­nion euro­péenne, bou­le­ver­se­rait le monde en lui impo­sant un visage tota­le­ment différent.

CINQ RIVERAINS
Cinq nations sont actuel­le­ment rive­raines de l’océan gla­cial Arc­tique : le Cana­da (30 % de la péri­phé­rie côtière de l’Arctique) ; le Dane­mark (par le Groen­land et les îles Féroé) ; la Nor­vège (par le Sval­bard-Spits­berg) ; la Rus­sie (qui, par ses côtes de la Rus­sie du Nord et de la Sibé­rie, détient à elle seule 40 % de la péri­phé­rie côtière arc­tique) ; et les États-Unis, parent pauvre de cette péri­phé­rie avec moins de 10 % par l’Alaska : situa­tion dès main­te­nant lourde de consé­quences pour les États-Unis dans la riva­li­té polaire inter­na­tio­nale, puisque autour de l’Arctique se des­sinent déjà et se des­si­ne­ront de plus en plus des conflits inter­na­tio­naux de pro­prié­té mari­time, la for­mule de « sec­teurs » géo­gra­phiques sui­vant des lignes de lon­gi­tude par­tant du pôle et par­ta­geant l’espace arc­tique étant loin d’être satisfaisante.

Des mesures drastiques de protection de l’environnement

En conclu­sion, si l’hé­mi­sphère Sud va conti­nuer à déve­lop­per au cours des pro­chaines décen­nies la mon­dia­li­sa­tion des trans­ports mari­times, ce sera sans doute sans com­mune mesure avec leur explo­sion hyper­con­cur­ren­tielle dans l’hé­mi­sphère Nord, et en par­ti­cu­lier dans la par­tie euro-asia­tique de sa calotte polaire où la concré­ti­sa­tion mari­time de bout en bout du cor­ri­dor nord-est a des chances de devan­cer dans le temps celle du cor­ri­dor nord-ouest. Explo­sion liée tout à la fois, il faut le répé­ter, au réchauf­fe­ment géné­ral de l’es­pace Arc­tique, aux avan­tages de la géo­mé­trie de la sphère, et aux res­sources minières et éner­gé­tiques (voire tou­ris­tiques ?) consi­dé­rables de l’ex­trême nord du Cana­da et de la Rus­sie sibé­rienne : ces trois atouts com­pensent lar­ge­ment les dif­fi­ciles condi­tions de tra­vail sous un cli­mat res­tant excep­tion­nel­le­ment rude et dif­fi­cile pour l’ex­ploi­ta­tion humaine, mais imposent aus­si des mesures dras­tiques de pro­tec­tion d’un envi­ron­ne­ment fra­gile, qu’il s’a­gisse des sites mari­times (réserves halieu­tiques et éco­sys­tèmes nor­diques) ou des sites ter­restres (vul­né­ra­bi­li­té des forêts boréales, pro­tec­tion des cari­bous cana­diens ou des ours polaires sibériens).

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