L’Argot de l’X : et sa rhétorique
Dans « Questions de poésie », Paul Valéry déplorait que l’étude des « phénomènes rhétoriques » ait été entièrement délaissée. « Personne ne semble avoir même entrepris de reprendre l’analyse … de ces emplois, ou plutôt de ces abus de langage, que l’on groupe sous le nom vague et général de « figures ».
Personne ne recherche dans l’examen approfondi de ces substitutions. de ces notations contractées, de ces méprises réfléchies et de ces expédients, si vaguement définis par les grammairiens, les propriétés qu’ils supposent et qui ne peuvent pas être très différentes de celles que met parfois en évidence le génie géométrique ».
Cette lacune est aujourd’hui comblée. Un groupe d’universitaires liégeois a publié récemment chez Larousse un traité rigoureux de « Rhétorique générale » qui répond exactement au vœu de Valéry.
Et l’on vient de rééditer, dans une collection à grand tirage, le savant et vénérable ouvrage de Pierre Fontanier sur les « Figures du discours ». Paru en 1827, c’est, d’après M. Gérard Genette, « l’aboutissement de toute la rhétorique française, son monument le plus représentatif ».
Après plus d’un siècle de profond discrédit. voici donc la vieille Rhétorique, jadis des plus glorieuses. de nos jours remise en honneur, du moins en tant que théorie des figures.
« Les Figures du discours, écrivait en substance P. Fontanier, sont les traits, les formes et les tours par lesquels le langage s’éloigne de ce qui en eût été l’expression simple et commune ».
S’écarter du langage commun, c’est le propre de tous les argots. Et les « excroissances » qu’un argot « ente sur le corps du langage » (disait Hugo) ne sont rien autre que des figures du discours.
Tout spécialement l’argot de l’X, examiné sous ce jour, est un florilège de luxuriantes figures rhétoriques. Quelques-uns de ses tours des plus caractéristiques ont été mentionnés par l’auteur du Livre d’Or de l’X (1962), M. Paul Tuffrau : comme aussi, déjà, au siècle dernier, par Armand Silvestre (promo 1857), dans la charmante préface qu “il a donnée au gros ouvrage « L’Argot de l’X illustré par les X » (1894).
A ce propos (ou hors propos), je voudrais dire deux mots du très aimable écrivain – inconnu, sans doute, de tous nos jeunes camarades – que fut Armand Silvestre (1837−1901). Sorti dans la Sape, mais nullement mili fana, il ne tarda pas à pantoufler dans l’Administration (en 1894, il était inspecteur des Beaux-Arts) et à s’abandonner à son goût pour les lettres. Il s’y illustra comme auteur d’une multitude de contes, gais et volontiers gaulois (il fut longtemps collaborateur attitré du Gil Blas), de pièces de théâtre (dont plusieurs furent jouées au Français), de livrets d’opéras… mais aussi, et d’abord, comme poète : « l’un des plus lyriques, des plus envolés. des plus mystiques et des mieux sonnants parmi les lévites du Parnasse » a dit Jules Lemaître. Et pour sa part, le mécréant Anatole France s’est risqué à le comparer à la Sainte d’Avila : « Sainte Thérése donne à l’amour de Dieu le caractère de l’amour physique, et Armand Silvestre prête à la volupté charnelle la noblesse des voluptés idéales ».
Revenons à la rhétorique. Comme l’X a son argot, la rhétorique, dirait Etiemble, a son jargon, tiré du jardin des racines grecques. J’en userai avec discrétion, en mettant les mots savants entre parenthèses.
L’argot de l’X fait subir au langage usuel diverses sortes de transformations (ou métaboles). Métabole, d’après Littré : toute espèce de changement, soit dans les mots, soit dans les phrases. En réalité les argots, s’ils se plaisent fort à bahuter les mots, laissent généralement en paix le bon ordre des phrases. Dans l’argot de l’X, on note toutefois, en matière de libertés syntaxiques (de métataxes) l’emploi fréquent d’appositions abréviatives.
Exemples, le code X, l’amphi Kès, le sévère amphi gueule, présidé par le géné de Kommiss, etc.
Langages parlés, les argots ne se soucient pas non plus de l’orthographe. Mais à l’X circulent des topos. On y remarque (entre autres métagraphes) une prédilection marquée pour la voyelle finale Ô (chamô, muzô … ) D’autre part, les noms des deux fortes institutions créées par les élèves ne peuvent s’écrire que Kés et Kommiss (ou Khommiss). Aucune hésitation n’est possible, en effet, entre le caractère décisif de l’initiale K et l’ambiguïté phonétique de la consonne C, accordée au mol arrondi de sa graphie. Quoi, par exemple, de plus persuasif en sa concision que la formule lapidaire a T b = KÈS placardée en macromajuscules lors de la campagne de caisse ?
Pour l’essentiel, toutefois, c’est au vocabulaire usuel que s’attaquent tous les argots, en remaniant soit la forme des mots, soit leur signification.
Quant aux changements de forme (aux métaplasmes), l’argot de l’X procède surtout par abréviation (les « notations contractées » dont parlait Valéry). Le plus souvent, le mot est amputé de sa queue (par apocope). Exemple entre cent : amphi, ana, archi … L’acopope peut porter sur deux mots successifs. Ainsi mili fana. Autre exemple : La Tour Um est un condensé des noms des architectes qui l’édifièrent : M. Toumaire et le très populaire Umbdenstock que nous appelions jadis, par un mauvais calembour, périgourdin .
Le mot peut aussi perdre sa tête (par aphérèse) : binet, bouret, missaire … Il arrive que les deux types de mutilation soient conjoints dans une même expression : pitaine de ser.
Tout spécialement sévère est l’opération qui a été pratiquée sur Administration. Par résection interne (ou syncope) des syllabes mini et par ablation (aphérése) de la finale ion, le mot a d’abord été ramené à la forme canonique adstrass. Puis, subissant l’attraction homonymique du nom de marque d’une margarine, il a été finalement réduit à astra, ayant ainsi perdu en chemin, au total, dix lettres sur quinze.
Bien qu’il marque une nette préférence pour les raccourcis, l’argot de l’X ne se prive pas d’allonger certains mots par suffixation, soit régulière (conscrards), soit fantaisistes (conscouère, imité de rastaquouère, en espagnol traîne cuir).
A ce sujet, gardons- nous d’oublier que le mot rouspéter, qui a supplanté rouscailler, est d’invention polytechnicienne, comme Armand Silvestre le faisait observer plaisamment au chansonnier, alors célèbre, Aristide Bruant, en lui rappelant que « le beau mot de rouspétance, dont il fait un si noble usage, a roulé de la Montagne Ste Geneviève à Montmartre en traversant Paris ».
Reste le cas, que je crois unique en son genre, d’une insertion adventice dans le corps d’un mot (par épenthèse): l’adjonction de la syllabe si, introduite à la faveur d’un calembour très bien sonnant, à l’intérieur de la formule clamée à tue-tête et scandée en chœur à l’amphi :
Un chic au 606 pathique …
Notons enfin, en matière de jeu grammatical, que l’argot de l’X enjoint à bon nombre de mots phonétiquement terminés en 0 , de former leur singulier en al (biblal, boulal. .. ). Réciproquement, crotale fait au pluriel crotaux.
mmmm
L’argot de l’X ne malmène pas seulement le vocabulaire en usant de « notations contractées » ou d’adjonctions parasites. Il opère aussi des substitutions. Des termes nouveaux y sont implantés, auxquels est rituellement conférée la signification de mots du langage ordinaire. Il n’y a plus, cette fois, changement de forme (métaplasme), mais échange de significations (métasémème, ou plus simplement trope, comme disait Fontanier).
Tout naturellement, le terme d’emprunt est souvent pris dans le répertoire des notations algébriques. Et d’abord , au premier rang, le signe X.
Le dictionnaire Robert date de 1840 l’emploi de la lettre x pour désigner les math. Pourtant, un élève de la promo 1834 a commis un badinage rimé, cité dans « l’Argot de l’X » dont voici un passage :
L’X est mon nom ; je ne sais quel caprice
Me fit donner un nom si dur, si sec.
Au ciel de la mathématique
Je brille toujours radieux
Et l’École Polytechnique
Est mon Parthénon glorieux.
Bien d’autre signes algébriques, tirés de l’alphabet latin ou grec, ont été revêtus de significations variées : p + q, K, phi, lambda, etc. sans oublier le point gamma. Dans ma promo, nous appelions OZ un cocon à la fois mince et très grand. Faire z = 0 , c’est s’étendre sur le géométral…
Toutes ces appellations sont, au regard de la rhétorique, des métonymies (exemple rebattu : boire un verre): un échange entre deux significations contiguës ou connexes, au sein d’un même ensemble qui contient l’une et l’autre. La notation algébrique et la nouvelle signification qu’il prend à l’X sont contiguës à l’intérieur d’un tout qui les enveloppe : l’air saturé de mathématique qu’on respire à l’École.
Un signe nouveau, doté en théorie vectorielle d’un sens précis, est apparu à l’X vers 1925 et s’y est aussitôt vigoureusement enraciné : le nabla, en forme de Δ renversé ! Le terme serait, paraît-il, d’origine assyrienne. Il s’applique à toute sorte de chose, truc ou machin. De mon temps, nous appelions bocard tout « machin » un peu compliqué. Bocard et nabla, de signification voisine, ont engendré des verbes d’acceptions divergentes : se bocarder (se cacher ou se rebiffer), nablater (bricoler un bocard).
Le chef de salle portait jadis les galons de sergent. De sergent, on a fait le malicieux paronyme serpent. Puis, dans un deuxième temps, crotale s’est substitué à serpent. C’est un bon exemple d’une deuxième figure du discours : la synecdoque : échange de significations entre deux termes dont l’un fait partie de l’autre (exemple éculé : voile pour bateau). Le crotale est un élément de l’ensemble des serpents.
Une figure rituelle de l’argot de l’X est l’emploi d’un nom propre en fonction de nom commun (c’est l’antonomase, qui est une espèce du genre synecdoque). Le procédé est sujet à dépérir quand disparaît l’objet de référence. On ne dit plus rosto depuis que les caserts sont éclairés à l’électricité.
Il est pourtant deux noms qui semblent promis à l’immortalité. « Acclamé au magnan, réprouvé à l’amphi », c’est par cette petite devinette que M. Tuffrau définit le gigon. L’élève Gigon, de la promo 1853, était, paraît-il, en toute occasion, avide de supplément. De son comportement d’ensemble à l’École, on a retenu ce trait particulier qui désormais s’est attaché immémorialement à son nom. Gigon a fait souche : gigonner, gigonnaire.
Le cas de jodot (qui a engendré jodoter, jodotage) est un peu plus compliqué. La particularité de M. Jodot était d’enseigner le dessin lavé. On a donc dit, par une synecdoque particularisante, jodot pour lavis. Mais un lavis est un dessin à l’eau, Par une deuxième synecdoque, cette cette fois généralisante, jodot a pris le sens d’un usage quelconque de l’eau : par aspersion , sous forme de jet ou de bombe, mais aussi de pluie, comme en témoigne le joli quatrain suivant (emprunté à « L’Argot de l’X »).
Non jamais, jamais de la vie
Je n’avais vu pareil jodot.
Et comme j’étais sans parapluie
Il m’eût plus plu qu’il plût plus tôt.
Réunion de deux synecdoques accouplées, l’ontonomase est dans ce cas particulier une métonymie, le nom propre Jodot et le nom commun jodot désignent deux entités connexes au sein de l’ensemble de ce qui a trait à l’eau.
Exempt pour le moment d’anglomanie, l’argot de l’X a emprunté deux mots à l’allemand : schicksal (d’où schiksaler) substitué à tirage au sort et, plus récemment selbst, pris au sens de parfait en son genre.
J’en viens maintenant au troisième et dernier genre des tropes proprement dits : la métaphore. Ici l’échange entre deux significations a lieu, non plus par contiguïté ou par connexion, mais en raison d’un certain trait de ressemblance. Un trait qui, même en poésie, est toujours plus ou moins saugrenu.
Ainsi l’argot de l’X a enfanté (disait Armand Silvestre) « des associations bizarres ou carambolages d’idées, de cocasses rapprochements et quelque peu tintamarresques. Comme toujours, le caprice se mêle à l’occasion d’une certaine poésie ».
Et il citait en exemple la suggestive expression pitaine Printemps appliquée au taupin qui, comme le printemps, apparaît avec les feuilles.
Les métaphores – qui, selon Marcel Proust, « peuvent seules donner une sorte d’éternité au style » – sont les figures privilégiées de la poésie. De leur floraison dans l’argot de l’X, on peut déduire qu’à l’École le jeune Armand Silvestre n’était pas seul « à soupirer en vers, comme Ovide, à moins que je ne m’acharnasse à des formules » (deux occupations qui, remarquait-il, se ressemblent : même recherche du rythme et de la symétrie).
A preuve, la mirifique métaphore – dont l’objet est le solide commun à l’intersection d’un prisme et d’une pyramide – développée dans le sonnet suivant, écrit à l’École par un antique manifestement doué pour les lettres, Marcel Prévost (promo 1882):
Regarde bien ceci, passant – c’est une épure.
Dans cette pyramide – ô lecteur ingénu -
Un prisme, certain jour, fit cette découpure ;
Depuis lors, on ne sait ce qu’il est devenu.
Regarde ces contours, en ligne pleine et pure,
Le point rond s’unissant au point long plus ténu ;
Vois le commun solide, ombré comme nature,
Par le raisonnement dans les airs soutenu.
Souvent ainsi, lecteur, dans l’âme d’une femme
Un ingrat passager laisse une plaie infâme,
Puis dédaigne la fleur dont est mort le parfum.
Au fond du cœur blessé, le mal pourtant demeure
Hélas ! – Et trop souvent la victime qui pleure
Met aux Enfants Trouvés le solide commun.
A l’analyse rhétorique, la métaphore est la réunion de deux synecdoques présentant – comme dans l’épure décrite par Marcel Prévost – un élément commun situé à leur intersection. Ainsi l’épée et la tangente à une courbe, tout en ressortissant à deux ensembles très différents et sans présenter entre elles de lien d’immédiate proximité ou d’appartenance, ont en partage un même élément de similitude : toutes deux sont rectilignes.
Un des termes les plus anciennement et les plus solidement implantés à l’X est celui de cocon. Ce serait, semble-t-il, une abréviation de coconscrit. Mais le mot fait image, et, par ricochet, renvoie à magnan. D’où est née la belle métaphore qui, dans le père nourricier ou le lieu pitancier des élèves voit un magnan – c’est-à-dire, au pays de Mistral, un ver à soie – sécrétant la protectrice enveloppe fibreuse – le cocon – d’où sortira la précieuse chrysalide (du grec khruSos = or).
Est-ce par antiphrase que les termes de botte et bottier sont appliqués à des emplois civils où l’on n’a guère l’occasion de chausser des bottes ? En revanche, pantoufle, pantoufler, pantouflard prétendent bien donner une représentation conforme de la quiète existence du démissionnaire, libéré, entre autres servitudes, de l’obligation de pérégriner de garnison en garnison.
Ces diverses images sont anciennes. D’autres sont apparues depuis 1900. Et ce serait faire injure aux mânes d’Armand Silvestre que de passer sous silence deux nouveaux et gaillards néologismes : « cornecul, qui sort tout droit de Rabelais, et surlecuter qui l’eût enchanté ». (Paul Tuffrau).
L’argot de l’X a fait l’objet de deux ouvrages. Le plus ancien, que j’ai souvent cité, est paru à l’occasion du centenaire de l’École. Signé Albert-Levy et G. Pinet (promo)., c’est un répertoire quasi-encyclopédique, bourré de croquis, d’anecdotes et de badinages versifié. Il a été réédité en 1936, après un sérieux élagage et une remise à jour, sous le titre « Le nouvel argot de l’X » par Roger Smet, caissier de la promo 1931, disparu en 1946.
Parmi les quelque 400 termes recueillis. combien surmonteront l’épreuve de la transplantation à Palaiseau ? Bien sûr, l’abandon des locaux de la rue Descartes, la profonde transformation des conditions de la vie à l’École (en particulier la suppression des caserts), comme aussi la mutation, souvent subversive, du comportement (superficiel ?) des jeunes générations mettent dés à présent au rancard beaucoup de pittoresques expressions qui nous étaient familières.
Mais l’X en a vu d’autres. Tant que l’École subsistera, elle sera ce qu’elle fut depuis sa fondation, à travers l’Histoire et les changements de régime : une chambre d’incubation de l’imaginaire en tout genre – y compris en matière d’inventions linguistiques.
Dans les jardins de la rhétorique polytechnicienne, le microclimat de Palaiseau fera éclore de nouvelles fleurs (et mûrir de nouveaux fruits) du langage.
Un haut lieu, les Longchamps
… Il était entété
à se renfermer dans la fraîcheur des latrines :
il pensait là, tranquille et livrant ses narines.
Arthur Rimbaud.