L’Arrivée à New York,
Entre Louis-Ferdinand Céline pour trouver les mots puis les ranger dans l’ordre voulu, et M. Fabrice Luchini pour les prononcer avec le ton qu’il faut, le rencontre ne saurait être que saisissant. Il l’est en effet, à la Gaîté-Montparnasse où M. Luchini dit une Arrivée à New York, tirée du Voyage au bout de la nuit.
Très exactement de cette partie qui commence, vous vous en souviendrez peut-être, par Pour une surprise, c’en fut une. Figurez-vous qu’elle était debout la ville, absolument droite, New York c’est une ville debout. On en avait déjà vu des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves…
L’enchantement se poursuit une heure et demi, durant quoi M. Luchini nous promène à Broadway, nous emmène travailler au milieu du vacarme et des vibrations de l’usine Ford, à Detroit, où on en devenait machine aussi soi-même à force et de toute sa viande encore tremblotante dans ce bruit de rage énorme qui vous prenait le dedans et le tour de la tête. Il nous laisse enfin sur le quai, le jour du départ : Le train est entré en gare. Je n’étais plus très sûr de mon aventure quand j’ai vu la machine. Je l’ai embrassée Molly avec tout ce que j’avais encore de courage dans la carcasse…
Sans doute, le Voyage n’a‑t-il pas été écrit pour le théâtre, ni même n’est bien fourni en points d’exclamation et de suspension à quoi plus tard Céline s’adonna volontiers, et qui seraient autant de pauses respiratoires pour la diction. L’auteur pourtant écrit comme l’on parle – à la Garenne-Rancy du moins – et pour faire du théâtre, n’est-ce pas, il faut de l’émotion, des mots, et quelque chose à voir. Rien de tout cela ne manque jamais chez Céline. Seul pourtant le prodigieux talent de M. Luchini peut sans doute changer tout cela en théâtre. Cela exige un don d’intelligence du texte – au sens “ viscéral ”, si l’on peut dire, et non intellectuel – qu’on apprend certes à cultiver, dans les écoles d’art dramatique, mais qui est, de soi, fort rare.
Dans ses cours publics – certains lundis soir, au Daunou – M. Jean-Laurent Cochet présentait un jour un de ses très jeunes élèves, âgé de quinze ou seize ans je crois, mais déjà capable d’exprimer des sentiments mêlés d’amour, de jalousie, de rancœur dont seul un adulte pouvait posséder une réelle expérience. Le garçon le montra sur scène, en disant le monologue du Mariage de Figaro. Ce fut saisissant : un futur Luchini sans doute, qui d’ailleurs étudia aussi chez M. Cochet. Il faut saluer les dons quand ils existent, mais aussi la patiente application à les développer.
Après cette très remarquable démonstration d’aptitude à faire “ vivre ” un grand texte, au point qu’en sortant, on pensait avoir vu tout un spectacle, et non pas un homme seul sur le plateau, M. Luchini nous offrit ce qu’il appelle une “ prolongation ”, composée d’autres extraits du Voyage, d’une ou deux fables de La Fontaine, un merveilleux “ metteur en scène ” aussi – savez-vous d’ailleurs que La Fontaine tenta d’écrire pour le théâtre mais, nonchalant comme il était, ne termina jamais aucune pièce – et de quelques commentaires personnels.
Si les fables nous emmenèrent encore au septième ciel, la part personnelle, bien que la salle en gloussât de plaisir, me parut voler moins haut. Se révéla en outre une chose stupéfiante : lorsque M. Luchini improvise, il commet, ce grand serviteur de la langue française, des fautes de grammaire. Il dit “ Je me rappelle de… ” !
La belle affaire, songeront peut-être de jeunes lecteurs – à supposer que La Jaune et la Rouge en ait : à leur âge, j’avais autre chose à faire que de lire le monument d’ennui qu’elle était souvent – la belle affaire ! De nos jours, bien des gens disent “ Je m’en rappelle… ” et tout le monde comprend.
Sans doute, mais ce n’est pas à mon sens une raison pour s’abandonner à l’à‑peu-près grammatical, d’autant que ces bavures, presque toujours faciles à éviter, sont douloureuses aux oreilles bien éduquées, et pareilles à des fautes de goût. Un peu comme si, dans le parc de Versailles, on remplaçait les statues de Coysevox par des nains de jardin, au motif que peu sauraient mesurer bien la différence.