L’aspiration au travail bien fait
Les guichetières de La Poste
En guise d’introduction, Yves Clot cite un exemple emprunté à un ouvrage récent2. L’auteur rapporte une scène de formation d’un groupe de guichetières que La Poste veut familiariser avec de nouvelles procédures. Il s’agit notamment de les inciter à proposer l’achat d’emballages « prêt-à-expédier » à tous les clients qui veulent envoyer un colis.
Le formateur explique que c’est l’intérêt de La Poste, mais aussi celui des clients. L’argument qu’il met en avant, « La Poste propose ce qu’il y a de mieux pour ses clients », suscite la réaction d’une guichetière :
« Quand je vois des clients arriver avec un paquet bien fait, bien fermé, je ne vois pas pourquoi j’irais lui dire de le défaire et de payer trois fois le prix de son acheminement pour acheter un emballage à la poste.
– Eh bien, c’est une erreur, répond le formateur, car pour avoir confiance, le client a besoin d’avoir en face de lui un vrai professionnel, c’est-à-dire une guichetière qui connaît et valorise ses produits. Vous n’avez pas à vous mettre à sa place.
– C’est sûr, si on se mettait à leur place, on n’en vendrait pas beaucoup !
– Justement, c’est pour en vendre beaucoup que vous êtes là aujourd’hui. »
Comment interpréter ce dialogue ? Pour Yves Clot, il ne s’agit pas simplement d’une réticence de la guichetière à intégrer les performances commerciales dans l’exercice de son métier. Les employés de La Poste sont, pour la plupart, conscients du fait que leur maison doit élargir ses activités si elle veut survivre, et que cette survie conditionne la stabilité de leur emploi.
En revanche, les guichetières ne peuvent accepter de réduire leur professionnalisme à la connaissance et à la valorisation des produits à vendre. Lorsque l’une d’elles parle de « paquet bien fait », elle formule une appréciation sur la nature de l’objet à envoyer, sur son poids, sa destination, etc. Pour elle, le professionnalisme consiste à prendre en compte une pluralité de critères, de façon à décider à bon escient s’il faut imposer ou non au client l’achat d’un emballage.
Qu’est-ce que le travail bien fait ?
Les vrais professionnels savent identifier les critères du travail bien fait, ils en débattent dans leur milieu de travail et ils jonglent avec eux lorsqu’ils sont face à un client.
Les vrais professionnels savent identifier les critères du travail bien fait
Yves Clot observe que les personnels directement en contact avec le public développent souvent une grande subtilité dans ce domaine, alors que plus on monte dans la hiérarchie, plus on trouve de « paralytiques », des personnes qui, ayant rarement l’occasion d’apporter elles-mêmes leurs colis à la poste, ont arrêté des critères d’évaluation de la qualité qui ne tiennent pas compte de l’aspiration au travail bien fait des gens du terrain.
Ce sont ces personnes qui, à La Poste, ont mandaté les formateurs pour faire passer leur message aux guichetières.
Pour qu’un salarié estime son travail bien fait, il lui faut atteindre les buts qu’on lui a fixés, mais il veut aussi pouvoir regarder ce qu’il fait, ce que font ses collègues et délibérer avec eux pour améliorer et faire évoluer son activité. Il est vrai que cela peut lui créer une charge de travail intense, à la fois psychologiquement et socialement, mais la fatigue qui en résulte est une bonne fatigue, facile à récupérer.
Travail, fatigue et santé
Car il n’existe pas d’antinomie entre travail et performance. Celui dont l’effort est payant et perçu comme efficace parce qu’il lui permet d’atteindre son but, celui-là est en bonne santé. En revanche l’effort qui ne mène à rien est éreintant et se traduit en fatigue, laquelle n’est pas liée à ce qu’on demande au salarié de faire, mais à ce qu’on l’empêche de faire. C’est cette fatigue qui vous réveille la nuit, quand on ne peut s’arrêter de ressasser l’humiliation d’avoir mal fait tout en sachant comment bien faire.
Et le stress ?
Le stress provient du fait qu’un salarié n’a pas les ressources nécessaires pour répondre aux exigences de l’entreprise, mais il se peut aussi que l’entreprise ne réponde pas à son exigence d’un travail de qualité. Pour soigner son stress, il ne suffit pas d’aider le salarié à supporter des situations insupportables, mais il faut aussi remédier aux troubles de l’organisation. Cela suppose de reconnaître la légitimité des conflits sur la qualité du travail et même de les institutionnaliser, c’est-à-dire de créer des espaces dans lesquels il sera possible de délibérer sur les critères du travail bien fait, de négocier des changements dans l’organisation du travail, de discuter à nouveau de l’efficacité de ces changements, d’opérer de nouvelles modifications, etc. Pour Yves Clot, cette démarche itérative est nécessaire non seulement pour protéger la santé des salariés, mais aussi pour assurer des performances durables à l’entreprise. Le travail bien fait est le trait d’union entre la santé et la performance.
Yves Clot cite Georges Canguilhem, médecin et philosophe, qui souligne la coïncidence entre l’effort efficace et la santé3. « Je me porte bien, écrit-il, dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes. » Il ne s’agit donc pas d’alléger le travail, mais de mettre le salarié en mesure de porter la responsabilité de ce qu’il fait.
Pour Canguilhem, il s’agit aussi « de porter des choses à l’existence », et il souligne l’importance de laisser une empreinte sur le monde, une signature de soi.
Il s’agit enfin « de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi, mais qui ne seraient pas ce qu’ils sont sans elles », c’est-à-dire, vivant dans un milieu, de contribuer à le créer.
Le travail, l’œuvre et l’action4
Au cours de sa conférence, Yves Clot a cité Hannah Arendt et cette allusion m’a paru si pertinente que, pour conclure ce compte rendu, j’ai voulu reprendre le parallèle qu’elle a établi entre le travail, l’œuvre et l’action.
Le travail est imposé à « l’animal laborans, prisonnier du cycle perpétuel du processus vital, éternellement soumis à la nécessité du travail et de la consommation ». Il ne peut y échapper qu’en mobilisant une autre faculté humaine, celle de produire une œuvre, en devenant « l’homo faber qui, fabricant d’outils, non seulement soulage les peines du travail mais aussi édifie un monde de durabilité ».
Animal laborans comme homo faber ne parlent pas : « Ils sont à proprement parler apolitiques ; ils inclinent à traiter la parole et l’action d’occupations oiseuses, de bavardage, d’agitation stérile. »
Au contraire, la parole est complémentaire de l’action quand il s’agit de produire ensemble, car elles se complètent réciproquement dans les tâches collectives qui mobilisent l’intelligence de chacun.
Cette concertation donne une dimension politique à l’action, permettant de produire « des histoires riches de sens aussi naturellement que la fabrication produit des objets d’usages », ce qui nous ramène aux histoires que les postières se racontent entre elles sur l’emballage des paquets.
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1. Cet article s’inspire du compte rendu rédigé par É. Bourguinat (séminaire Économie et sens, séance du 20 septembre 2012, www.ecole.org/fr/ seances/SEM673).
2. F. Hanique, Le Sens du travail, chronique de la modernisation au guichet, Érès, 2004.
3. Dans Le Normal et le Pathologique, 1966.
4. Voir Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1983.
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l’aspiration au travail bien fait
pour une fois qu’un rédacteur de la J&R ne rabache pas les propos du type« Gérard.Merci donc à Denantes pour ce compte-rendu