L’assurance construction en France
Une responsabilité millénaire, et une technique moderne
Le Code de Hammourabi stipulait déjà : » Si l’immeuble s’écroule, la mort pour l’architecte et sa famille. » On peut comprendre que les anciens Mésopotamiens aient déjà tenté de se prémunir contre les funestes conséquences d’une malheureuse erreur de calcul.
Bien plus près de nous, c’est à Rome puis au Moyen-Âge que le droit coutumier a fixé à dix ans la durée pendant laquelle on pouvait raisonnablement escompter qu’un bâtiment ne présente pas de défaut majeur.
Cette durée, suffisamment longue et présentant l’avantage de comporter un chiffre rond, a été transcrite dans le Code Napoléon en 1804. Pendant ces dix ans, l’immeuble se devait de présenter les caractéristiques minimales pour servir d’abri à l’homme : solidité, étanchéité à l’air et à l’eau… À défaut, les constructeurs étaient tenus de remédier aux malfaçons.
Aujourd’hui, cette garantie décennale est obligatoire pour tout participant à l’acte de construire (architecte, bureau d’études, corps d’état divers, contrôleur technique) sous peine de sanctions lourdes (250 000 F d’amende et trois mois de prison ferme).
Au cours des deux derniers siècles, les lois, avec le développement des techniques d’assurance, ont cherché à prémunir le propriétaire de l’immeuble contre une éventuelle disparition du constructeur dans le délai de dix ans et le constructeur lui-même contre les surcoûts que pourraient entraîner des réparations lourdes.
Ainsi est née la notion de responsabilité décennale du constructeur et plus tard la police d’assurance correspondante (RCD). Il est à noter que le délai de dix ans ne court qu’après la fin du chantier (sa réception). En cours de chantier, les différents corps d’état peuvent être protégés par une autre police de type » tout sauf « , la tous risques chantier (TRC), garantissant les conséquences financières d’événements tels que vols, dégâts des eaux, catastrophes naturelles, effondrement…
Le futur propriétaire, quant à lui, peut se prémunir contre la défaillance des constructeurs par diverses cautions, bancaires ou assurancielles (obligatoires pour les maisons individuelles depuis 1990).
Trois changements majeurs
Le 4 janvier 1978, l’ingénieur général des Ponts Spinetta, constatant les difficultés qu’avaient les propriétaires, notamment personnes physiques, à retrouver l’ensemble des participants à l’acte de construire et leurs assureurs au moment de la construction, faisait voter la loi alors unique au monde qui porte désormais couramment son nom et qui institue une autre police, obligatoire elle aussi, souscrite cette fois par le futur propriétaire appelé dommages-ouvrage (DO). Le principal avantage de celle-ci est qu’elle assure le préfinancement des travaux.
Dans le délai de dix ans après la fin des travaux, le propriétaire doit simplement avertir son assureur dommages-ouvrage du désordre ; si celui-ci est dûment constaté par un expert, cet assureur l’indemnise sans plus de formalités, charge à lui de se retourner contre les différents constructeurs et leurs assureurs de responsabilité décennale, en employant des moyens de recherche évidemment bien supérieurs à ceux d’un simple particulier.
Il fut donc décidé de gérer dorénavant cette branche d’assurance, fait quasi unique en assurance non-vie, en capitalisation, c’est-à-dire que la prime perçue devait être calculée et placée pour pouvoir payer les sinistres futurs.
Presque simultanément à cette petite révolution, deux autres changements majeurs vont se produire. Jusqu’en 1983, l’assurance construction était gérée en répartition : les primes d’une année servaient à payer les sinistres de la même année alors même que les engagements de l’assureur sont bien de dix ans. L’assuré pouvait alors légitimement craindre que, en cas d’arrêt de la souscription, l’assureur ne puisse plus payer les sinistres futurs.
Un fonds fut créé, le FCAC (Fonds de compensation de l’assurance construction), alimenté par des taxes parafiscales (aujourd’hui de 25,5 % sur tous les contrats RCD et DO, à l’exception des RCD des artisans à 8,5 %) pour permettre le passage de la répartition à la capitalisation. Ce fonds existe toujours aujourd’hui. Il est à noter que la problématique est exactement la même que celle qui alimente aujourd’hui les débats sur l’avenir des retraites.
En 1983, les Pouvoirs publics, afin de stimuler le marché, décident de mettre fin au monopole des pools et d’instaurer une véritable concurrence entre les acteurs.
Par ailleurs, toujours jusqu’en 1983, la grande majorité des assureurs (à l’exception de quelques grandes mutuelles du bâtiment) étaient regroupés sous forme de pools. Les garanties étant, pour l’essentiel, obligatoires, donc uniformes et les tarifs uniques puisque fixés par les pools, l’assuré n’avait que peu de critères pour choisir son assureur, sinon la qualité du service, ses relations avec d’autres branches que celle de la construction.
La nef des fous
En quelques années, ces changements vont porter les germes de dérives dramatiques qui vont mettre à mal l’existence même de tout le système.
Pourquoi ne pas l’avouer ? Les assureurs furent les premiers fautifs : alléchés par la masse de primes DO qui allaient désormais entrer dans leurs bilans et par les produits financiers généreux des années quatre-vingt, paramètre essentiel pour une assurance en capitalisation, la concurrence quasi inexistante devient effrénée : les taux d’assurance DO, de 2,5 % en 1983, passèrent à 0,2 % à la fin des années quatre-vingt, alors même que l’expérience de quelques années de ce type d’assurance décennale était bien trop faible pour en tirer quelque enseignement que ce soit. Parallèlement, il s’avéra que l’assureur DO, de simple prêteur de fonds en théorie, devait, en pratique, engager des frais de gestion considérables pour récupérer les indemnités des assureurs décennaux et que, du fait de la mortalité chronique des entreprises du bâtiment, les franchises décennales étaient parfois à passer par pertes et profits.
Un phénomène similaire quoique de moindre ampleur advint pour les assureurs RCD.
La jurisprudence, pendant ce temps, révéla des évolutions considérables : la notion même de bâtiment, traditionnellement définie comme » lieu où l’homme peut s’abriter et se mouvoir » passa peu à peu à » lieu construit grâce à des techniques de travaux de bâtiment « . La distinction peut paraître byzantine, elle n’en est pas moins dramatique pour les assureurs : ainsi, par exemple, un court de tennis non couvert devient un bâtiment car sa construction nécessite les mêmes techniques qu’un court de tennis couvert, qui, lui, est, à l’évidence, un bâtiment. Les assureurs vont ainsi devoir indemniser des sinistres concernant des ouvrages sur lesquels ils n’avaient pas même pensé percevoir une prime.
Une autre particularité, à laquelle presque personne n’avait réellement fait attention en 1978, va, elle aussi, se révéler dévastatrice : en effet, la loi Spinetta oblige l’assureur à garantir » la solidité de l’ouvrage et son impropriété à destination « . Dans cette dernière formule, beaucoup de commentateurs n’avaient vu qu’une expression un peu lourde pour désigner en peu de mots les traditions multiséculaires des garanties construction : l’étanchéité à l’air et à l’eau pour une habitation, la possibilité de charger ou de décharger des camions pour un entrepôt.
En réalité, l’interprétation de ces quatre mots par les tribunaux va se révéler bien plus étendue : est considéré comme » impropre à destination » un bâtiment qui ne peut plus remplir normalement les fonctions pour lesquelles il avait été à l’origine conçu.
Entrent ainsi dans l’impropriété à destination, par exemple, les défauts de sécurité incendie d’un établissement recevant du public, de planéité du sol d’une usine utilisant des robots, d’étanchéité bactériologique des circuits d’eau stérile d’un hôpital, de résistance des planchers d’un entrepôt accueillant des marchandises denses, le défaut de tenue de tuiles au gel… Toutes choses qui n’avaient jamais passé par la tête des souscripteurs construction de l’époque, habitués à raisonner en fonction de la compression du béton des ouvrages ou des fléchissements des poutrelles d’acier !
Voilà comment on transforme un système d’assurance censé couvrir des sinistres exceptionnels et aléatoires en service après-vente pour ouvrages bâclés par certains constructeurs indélicats.
Enfin, un certain nombre de constructeurs ont délibérément tiré parti des défauts du système soit dans la phase de surchauffe immobilière des années quatre-vingt, soit dans celle de crise du début des années quatre-vingt-dix pour pallier respectivement la pénurie de main-d’œuvre qualifiée et la chute des marges. Tous les services d’indemnisation construction ont entendu, et en nombre, à la remarque : Mais enfin, ces défauts étaient visibles par un enfant de cinq ans à la livraison du bâtiment. Vous auriez dû refuser celui-ci et faire refaire telle partie du bâtiment, la réponse ingénue suivante : Mais untel m’a dit que j’étais assuré et lui aussi et que les assureurs s’arrangeraient entre eux pour payer !
Une catastrophe économique annoncée
En assurance construction, les résultats d’une année de souscription sont longs à apparaître : on commence à avoir une petite idée de ceux-ci après sept ou huit ans, une idée plus précise (compte tenu des contentieux) après treize à quinze ans et une idée définitive après vingt-cinq ans.
Vu d’aujourd’hui, et en partant de l’année charnière de 1983, ils sont, pour la branche, les suivants : environ 22 milliards de francs de déficit cumulé (soit environ quatre ans de chiffres d’affaires ou 25 % du total de celui-ci).
Aucune année de souscription, à l’exception des deux premières, n’a eu de résultat positif ; les pires (au début des années quatre-vingt-dix) vont conduire à des déficits de l’ordre de 60 à 70 % du chiffre d’affaires. Seules les années les plus récentes (98 et 99) seraient à l’équilibre mais il ne s’agit que de projections, il semble bien hasardeux de l’affirmer.
Le résultat est simple : la plupart des assureurs se sont retirés de la branche, fermant la souscription d’affaires nouvelles ou n’acceptant celle-ci qu’au compte-gouttes, pour ne pas perdre un gros client ; les réassureurs les ont imités et bon nombre d’intermédiaires indépendants également.
Celui ou celle qui aura tenté récemment de souscrire une dommages-ouvrage pour une maison individuelle comprendra à quel point le système est bloqué.
Le problème n’est pas seulement économique mais tout simplement logique : les souscripteurs ne savent pas ce qu’ils assurent (qu’est-ce qu’un bâtiment ?) ni contre quoi (qu’est-ce que l’impropriété à destination ?) ni à quel prix (le vrai prix capitalisé dépend des taux d’intérêts futurs sur les quinze ou vingt prochaines années et des flux des sinistres). Il y a de quoi décourager même les meilleures volontés.
Nous nous retrouvons donc dans une situation économiquement absurde dans laquelle le deuxième secteur d’activité économique du pays (après l’agroalimentaire), le bâtiment, a du mal à trouver des couvertures d’assurance, alors que les assureurs présents sont très réticents à augmenter leur domaine d’intervention ou à revenir sur cette branche et que les nouveaux entrants regardent avec une sainte horreur la déliquescence de la situation, notamment à l’étranger (l’assurance construction est généralement considérée comme une monstruosité technocratique typiquement française ; le mot » décennale » est d’ailleurs intraduisible : decennal en anglais, dezennal en allemand…
Pour ma part, j’ai vainement essayé d’expliquer en anglais ce qu’était » l’impropriété à destination « , je n’ai rencontré que mines effarées chez des interlocuteurs de six langues maternelles différentes. Si un lecteur charitable a des idées…).
Plus grave encore, après la faillite de la société d’assurances Cannone, en 1992, dont les engagements furent repris par la profession des assureurs, ce fut au tour d’ICS/Sprinks de déposer son bilan en juillet 1999, entraînant une absence de garantie de fait non seulement d’assurés de la branche décennale, mais aussi d’autres branches comme la responsabilité civile de droit commun.
Par effet de dominos, certains assurés sinistrés commencent à déposer eux-mêmes leur bilan. Cette fois-ci, la profession, échaudée (les pertes de Cannone, estimées initialement à 60 MF seront en fait plus proches de 200 à 220 MF !) n’a accepté que de reprendre en direct uniquement les garanties RCD destinées à rembourser les indemnités DO de Sprinks. D’autres groupes montrent aujourd’hui des insuffisances de provisions inquiétantes…
Il apparaît aujourd’hui évident que seule une définition précise et rapide du champ de l’assurance construction obligatoire, ce qui nécessite une prise de conscience puis une volonté politique forte du Parlement, pourra sauver ce qui peut encore l’être en France, afin de permettre aux assureurs de pouvoir refaire leur métier : gérer les risques au mieux et non de devoir épiloguer désespérément sur le sexe des anges.
De timides tentatives d’amélioration du système se font jour, notamment au sein de la Commission technique de l’assurance construction (CTAC) sous l’égide du ministère de l’Équipement, mais après plus de trois ans de négociations, et au moment où j’écris ses lignes, les différents acteurs n’ont toujours pas réussi à se mettre d’accord sur la délimitation de l’assurance construction obligatoire à présenter au Parlement.
La jurisprudence quant à elle apporte à peu près à chaque semestre une évolution majeure sur la notion d’impropriété à destination ou sur l’étendue des garanties souscrites…
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Le lecteur intéressé pourra avec profit se reporter au livre de Pierre Maurin, Connaître et Comprendre l’assurance construction, éditions l’Assurance Française, 1996.
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Sprinks ICS : ce n’est pas la branche construction qui était à l’origine de la disparition de la société
Assureur en dommages ouvrage il était le numéro 1 en terme de résultats en recours sur le marché à l’époque et AXA
vantait en exemple la gestion des sinistres et des recours DO
La source de la disparition de la société était externe à la gestion de ce risque Ancienne directrice de la Société