L’Atelier
Dans une nouvelle, Marcel Aymé rapporte les propos tenus au sein d’une queue de quatorze personnes attendant à la porte d’une épicerie de la rue Caulaincourt, durant la guerre de 1939–1972 précise l’auteur (le copyright est de 1943 !). Un vieillard pleure sa femme, morte de désolation après avoir dû vendre, pour manger, le renard argenté qu’il lui avait acheté, à force d’économies, juste avant la guerre.
La femme d’un prisonnier avoue, la mort dans l’âme, sa jubilation d’être délivrée des matchs de foot dominicaux, qui la barbaient. Elle craint de n’être plus capable de faire semblant d’aimer le sport, quand reviendra son mari. Et pourtant, elle voudrait tant qu’il revienne. Elle a vingt-cinq ans.
Un gamin souhaite que la fin du monde arrive avant midi parce qu’il a perdu toutes les cartes de pain de la famille et que sa mère ne le sait pas encore.
Une respectueuse gémit : son Fernando veut qu’elle apprenne l’allemand. Il l’a même envoyée dans une école pour ça, mais elle n’y comprend rien.
– Moi, dit un Juif, je suis juif.
En quatre mots, passe toute la misère du temps.
Relisez cette nouvelle, ou lisez-la. Elle se trouve dans le Passe-muraille. Ensuite, et s’il en est encore temps lorsque paraîtra ce papier, allez au théâtre Hébertot voir jouer L’Atelier. Vous y trouverez cette même tendre pitié, mêlée d’humour, pour les petites gens embarqués malgré eux dans les cruautés de l’histoire. Ce malgré quelques obscurités, d’abord attribuées à la vieillesse de mon ouïe, mais à tort parce que de plus jeunes m’ont déclaré avoir rencontré les mêmes perplexités, à propos des mêmes passages.
Quoi qu’il en soit, l’auteur, J.-C. Grumberg, nous introduit, dans l’immédiat après-guerre, au sein de l’atelier de M. Léon, petit tailleur juif du Sentier. On manque encore de presque tout. Certaines des ouvrières sont juives, d’autres pas. “ Il faut rire, s’écrie l’une d’elles, ça remplace la viande ! ” On rit en effet, de tout et de rien.
Et pourtant… On a perdu les traces du mari de l’une d’elles, après Drancy, mais elle rencontre les pires difficultés à se faire délivrer un acte de décès. Elle le reçoit enfin. “ À quoi lui servira ce papier ? ” demande, indignée, l’épouse de M. Léon. “À obtenir d’autres papiers” explique-t- il avec son vigoureux accent du Bab-el-Oued d’antan.
Le repasseur de l’atelier est un solide gaillard, revenu d’un camp. Appréciant son courage au travail, M. Léon commente : “ La sélection naturelle ”. Il s’en va. Un communiste le remplace. Celui-là, impossible de le retenir après l’heure, le vendredi soir. Il a sa réunion du Parti.
Tant pis si un lot de prêt-à-porter doit être livré le lendemain. M. Léon est furibard. Il va être contraint de repasser jusque tard dans la nuit. “ Moi, quand j’ai promis de livrer le samedi matin, je livre le samedi matin. Vous autres, vous vous réunissez sans arrêt, vous promettez toujours le changement, le progrès, mais vous ne livrez jamais… ”
Tout est de cette veine, lucide sans cynisme, cocasse sans vulgarité. Du très bon théâtre. Comédiennes et comédiens sont tous excellents. Il n’y a certes pas de très grands noms sur le plateau, du moins ils ne le sont pas encore, mais quelle importance cela a‑t-il, du moment qu’on passe une bonne soirée ? Or c’est le cas.