Laurent Schwartz 1915–2002
Laurent Schwartz est décédé le 4 juillet dernier à l’âge de 87 ans des suites d’une courte maladie. Sa vie durant, il a mené des batailles sur de nombreux fronts avec la même détermination et la même persévérance. Ces engagements légitiment complètement le titre Un mathématicien aux prises avec le siècle donné à son autobiographie (cf. [4]).
Si Laurent Schwartz fut d’abord un scientifique, insistant toujours sur la nécessité d’une symbiose étroite entre enseignement et recherche, il fut aussi un militant résolu de la décolonisation et des droits de l’homme, un citoyen exigeant pour son pays et un des plus grands collectionneurs de papillons du monde. Cette liste étonnante ne donne pourtant pas une idée adéquate de l’homme qu’il fut car elle ne rend pas compte du charme qu’il dégageait et de l’assurance tolérante qu’il savait communiquer. Un entretien avec lui était toujours une occasion de voir comment on peut prendre de la distance par rapport à un problème, qu’il soit d’ordre général ou personnel.
L’enseignant
Partout où il a enseigné, que ce soit à l’Université, à l’École normale supérieure, son alma mater, ou à l’École polytechnique, Laurent Schwartz a laissé le souvenir d’un grand professeur. Il était lumineux, sachant manier la redondance avec justesse. Pendant qu’on l’écoutait, tout semblait facile, et lui-même semblait improviser. Il n’en était pourtant absolument rien, et tous ses cours étaient minutieusement préparés à partir de » boîtes » parfaitement calibrées, et parfois la confrontation de l’étudiant avec le cours après la présentation orale montrait à quel point cette impression de facilité était passagère.
Plusieurs de ses enseignements ont marqué leur temps : son cours de » Méthodes mathématiques de la physique » est resté longtemps une des références de l’enseignement de mathématiques avancées pour des ingénieurs et des étudiants d’autres sciences ; les cours qu’il a donnés dans les années cinquante au » Tata Institute of Fundamental Research » à Bombay ont été un témoignage de son engagement pour la communauté des mathématiciens des pays en voie de développement ; son cours monumental à l’X enfin a été un des signes scientifiques concrets de l’entrée de l’École dans le monde moderne, un monde où sciences fondamentales et applications s’interpénètrent de façon inextricable et féconde.
Les polytechniciens issus d’une vingtaine de promotions ont été marqués par son enseignement et son contact. Au moment de son décès, des témoignages les plus divers ont été le signe de la forte permanence de ces souvenirs.
Comme tous les élèves des promotions rouges jusqu’à la banalisation des enseignements, je n’ai personnellement pas eu le privilège de l’avoir pour professeur mais, en tant que responsables des questions d’enseignement pour la promotion 1966, Yves Bamberger et moi avons eu de nombreux contacts avec lui sur » La Réforme « , l’aggiornamento fondamental de l’enseignement de l’École polytechnique pour lequel il s’est battu dès son arrivée à l’École et qui était la raison profonde de sa candidature à un poste de professeur.
Comme il le décrit fort bien dans sa contribution au livre du Bicentenaire de l’X, intitulée Ma bataille pour moderniser l’École polytechnique (cf. [2]), il a mené, avec le soutien et la complicité de Louis Leprince-Ringuet, une campagne persévérante pour changer les bases d’organisation de l’enseignement et l’ambition des cours dispensés à l’X. Le général de Guillebon ne l’avait-il pas accueilli en 1958 en lui disant » Je voudrais que vous changiez tout dans cette maison, et je vous y aiderai » ?
Leur programme était la mise en place de véritables départements d’enseignement, l’introduction de diversification des enseignements et la remise en cause du classement comme mode unique de recrutement dans les corps de l’État, à cause de ses répercussions négatives sur les méthodes de travail des élèves. Il a fallu les événements de Mai 1968, et la mise en place des conclusions de la Commission Lhermitte sous la houlette de Jean Ferrandon, pour qu’une étape décisive dans ces directions soit enfin franchie.
Au nom de l’absolue nécessité de lier l’enseignement à la recherche, il a organisé année après année un » séminaire des élèves « , activité fréquentée librement par les X qui a joué un rôle prépondérant pour attirer des élèves dans la recherche scientifique.
Son impact dans l’enseignement de l’X a donc été bien au-delà des cours qu’il a professés, et nombreux sont les collègues enseignants qui l’ont côtoyé à cette époque qui lui rendent un hommage appuyé pour l’inspiration et le modèle qu’il a représenté pour eux.
Le chercheur
» Je suis un mathématicien. » C’est par ces mots qu’il ouvre son autobiographie, mais quel mathématicien ! L’œuvre mathématique de Laurent Schwartz est considérable et le place parmi les grands du XXe siècle. Il n’a pas hésité à changer de domaines d’étude plusieurs fois dans sa carrière, passant de l’analyse aux probabilités pour la dernière partie de sa vie. Son rayonnement mathématique fut immense, au point que très souvent des mathématiciens rencontrés dans les pays du monde les plus divers m’ont demandé de lui transmettre leurs amitiés respectueuses.
Sa théorie des distributions est bien entendu ce qui l’a rendu célèbre et lui a notamment valu d’être le premier Français à recevoir la médaille Fields en 1950. Mais il ne faut pas oublier que plusieurs objets mathématiques portent son nom comme les espaces S de fonctions (les fonctions réelles d’une variable réelle indéfiniment différentiables tendant vers 0 à l’infini ainsi que toutes les dérivées).
Si l’on tente de trouver une » signature » à l’œuvre mathématique de Laurent Schwartz en analyse, on ne peut manquer d’évoquer Bourbaki, le groupe multicéphale auquel il a appartenu jusqu’à la retraite obligatoire à 50 ans. En effet sa façon de mettre en œuvre les résultats abstraits et généraux de l’analyse fonctionnelle, cette gigantesque opération de géométrisation des objets traditionnels de l’analyse, pour étudier les équations aux dérivées partielles est dans la plus pure tradition bourbakiste, à savoir travailler au niveau de généralité le plus grand pour que les propriétés fondamentales apparaissent et permettent une résolution simple du problème qu’on se pose.
La théorie des distributions est un superbe exemple de ce que peut permettre une telle démarche entre les mains d’un visionnaire comme Laurent Schwartz. Grâce au choix de la bonne topologie, toutes les opérations dont on rêve deviennent licites, et on dispose ainsi d’un contenant effectif pour chercher la solution de nombreux problèmes. Si l’on n’y prend garde, on peut croire qu’un enchanteur est passé par là.
À partir de la fin des années soixante, il s’est consacré à l’étude de la géométrie des espaces de Banach, ce qui s’est révélé une transition toute naturelle vers la théorie des probabilités à laquelle il a consacré ses derniers travaux autour de la théorie des martingales.
Mais prenons garde, cette description schématique cache beaucoup d’ouvertures vers d’autres sujets, de la théorie des courants (la version » formes différentielles » des distributions) en passant par la théorie des champs et la géométrie analytique. Laurent Schwartz était toujours curieux de ce qui se passait dans le monde des mathématiques, et il a repris avec une énergie renouvelée son défrichage de l’analyse globale dès qu’il a pris sa retraite comme enseignant.
Il a été un directeur de thèses prolifique et nombreux sont ses élèves qui ont atteint la notoriété internationale. Il faut dire que la lignée commençait bien avec Jacques-Louis Lions, Bernard Malgrange et François Trèves.
Le fondateur du Centre de mathématiques de l’École polytechnique
Dans son combat pour moderniser l’École polytechnique, la création en 1966 du Centre de mathématiques joue un rôle à part. Une fois de plus c’est le soutien du Général commandant l’École, le général Mahieux, qui lui a permis de franchir une étape importante dans la présence de la recherche sur le site de l’École. Louis Michel, qui, de son côté, venait de créer le Centre de physique théorique, l’a aussi beaucoup aidé ce qui a fait naître entre eux une amitié très forte et des relations scientifiques intenses entre les deux centres qui ne se sont affadies que récemment.
Références
[1] Au bon plaisir… de Laurent Schwartz, émission de France-Culture, réalisée par Antoine Spire, 1992.
[2] » Ma bataille pour moderniser l’École polytechnique « , in Le Livre du Bicentenaire de l’École polytechnique 1794–1994, sous la direction de Jacques Lesourne, pages 451 à 458, Dunod, Paris, 1994.
[3] Laurent Schwartz, cassette vidéo éditée par le Service audiovisuel de l’École polytechnique, 1995.
[4] Un mathématicien aux prises avec le siècle, éditions Odile Jacob, Paris, 1997
Tout au long des presque dix-huit années de sa direction, il a veillé sur le Centre avec une grande attention, s’assurant que les collaborations nouées l’étaient au plus haut niveau, que les échanges entre les » chambres » des spécialistes (c’est ainsi qu’il désignait les bureaux) y étaient suffisamment intenses, et donnant toujours la priorité aux jeunes chercheurs dans l’attribution des crédits. Pour ne donner qu’un exemple de cette ouverture, c’est au Centre qu’Heisuke Hironaka, un professeur de Harvard qui allait recevoir la médaille Fields un peu plus tard, a pu créer en France une école de théorie des singularités vers la fin des années soixante.
Laurent Schwartz a su créer au Centre une ambiance très stimulante qui a indiscutablement joué un rôle déterminant dans le succès de ce laboratoire, dont le format était une sorte de » première » en France. Chacun se souvient aussi de l’attention et de la considération qu’il avait pour le personnel technique qui lui portait en retour une affection particulière.
Le militant
Comme il le dit très explicitement dans [4], bien que son appartenance au mouvement trotskiste ait été de courte durée, il en est resté marqué. Son combat inlassable contre les guerres coloniales ou postcoloniales n’a pas manqué d’interférer avec sa vie professionnelle : ce n’est en effet que grâce à des interventions très pressantes d’Henri Cartan qu’il a pu se rendre à Boston en 1950 pour recevoir la médaille Fields ; on doit aussi mentionner bien sûr sa révocation de l’École polytechnique en 1960 après sa signature de » l’Appel des 121 » proclamant le droit à l’insoumission pour les appelés du contingent envoyés en Algérie, et l’interdiction pour lui de se rendre aux États-Unis à la suite de son engagement contre l’intervention américaine au Viêtnam et sa participation au Tribunal international présidé par Bertrand Russell.
La soutenance in absentia de la thèse de son élève Maurice Audin et la persistance de son combat jusqu’à nos jours pour que le mystère de sa disparition soit enfin éclairci sont des jalons dans son combat pour le refus de l’indifférence devant la torture.
Le Comité des Mathématiciens, qu’il a animé pendant de longues années avec Henri Cartan et Michel Broué, a à son actif plusieurs succès spectaculaires dans la défense des Droits de l’Homme comme les libérations de Leonid Plioutch des hôpitaux psychiatriques soviétiques et de Jose Luis Masséra des geôles uruguayennes.
Laurent Schwartz n’a eu de cesse toute sa vie de prendre position sur tous les fronts où l’intellectuel engagé qu’il était ne pouvait accepter de se taire. Il faut relever le soin qu’il a mis dans les nombreuses pétitions qu’il a signées à respecter le principe éthique selon lequel la fin ne justifie jamais les moyens, ainsi que le rappelle Michel Demazure dans [3]. Tout récemment encore, il prenait position de façon très déterminée pour défendre le droit du peuple palestinien à disposer effectivement d’un État. Pour lui, dont un des grands-pères avait été rabbin, c’était une obligation morale très forte à laquelle il ne pouvait se soustraire.
Le citoyen exigeant
Il a inscrit son combat pour changer l’École polytechnique dans une perspective large englobant l’Université pour laquelle il a toujours milité pour la mise en place d’une certaine forme de sélection. Ceci n’a pas manqué de provoquer des polémiques quelquefois violentes avec ses compagnons de route de la gauche.
En 1981, il s’est jeté avec passion dans la préparation du » Rapport du bilan » qu’avait commandé François Mitterrand à une commission de sages. Il était plus spécialement chargé des questions d’enseignement et de recherche. Après avoir très largement consulté, il n’a pas hésité à » mettre les pieds dans le plat » sur les inégalités dans l’accès au savoir, et sur l’importance de leur réduction dans la vie démocratique de la société. Il a aussi été le premier président du Comité national d’évaluation, organe chargé de donner au système d’enseignement supérieur les moyens de progresser en étant confronté à un regard extérieur.
Laurent Schwartz a assumé ces diverses tâches d’intérêt national avec un engagement total et en refusant toute compromission. Il a fallu la pression personnelle et insistante de François Mitterrand pour qu’il accepte finalement d’être décoré de la Légion d’honneur, seule exception à son refus des honneurs officiels.
Le collectionneur de papillons
Sa collection de papillons, forte de quelque 15 000 boîtes, est une des plus extraordinaires du monde. Pas moins de 6 espèces portent son nom. Pour lui, cette ouverture sur la richesse de ce monde naturel a pendant longtemps associé le plaisir aventureux de la capture au travail minutieux que nécessite l’éclosion des cocons les plus divers dans sa salle de bains. Très régulièrement il offrait le bonheur d’une visite guidée de ses trésors à des visiteurs choisis. Ceux-ci ne savaient trop s’ils devaient plus admirer la beauté à couper le souffle de certains des spécimens ou la subtilité de la connaissance de la sociologie des papillons de leur hôte.
Suivant ses dernières volontés, cette collection va être confiée à des institutions en France et en Colombie, manifestant dans ce domaine aussi son souci de partager les ressources patiemment accumulées.
Une note plus personnelle
Si la vie de Laurent Schwartz offre un exemple de plénitude, les épreuves n’ont pourtant pas épargné sa famille. La chasse aux Juifs de la période de l’occupation nazie a forcé le couple qu’il avait déjà formé avec son épouse Marie-Hélène à vivre sous une fausse identité pendant plusieurs années. Quelque vingt ans plus tard, l’enlèvement de leur fils Marc-André par l’OAS leur a fait vivre des jours d’angoisse renforcés par les menaces de mort précédemment reçues ; son suicide, quelques années plus tard après plusieurs alertes traumatisantes, a été une blessure terrible que Laurent Schwartz évoque dans le long entretien radiophonique [1].
Laurent Schwartz a fortement marqué tous ceux qui ont eu le privilège de le côtoyer. Son assurance tranquille, souvent empreinte de naïveté, et l’écoute qu’il savait offrir généreusement étaient pour ses proches un exemple. On ne pouvait rester indifférent à sa personnalité.
Pour tout ce qu’il m’a appris au cours de nombreuses et longues conversations, j’ai personnellement une dette immense envers cet homme d’exception. Qu’il me soit permis de dédier ce bref témoignage de gratitude à son épouse, Marie-Hélène, et à sa fille, Claudine, pour tous les moments de bonheur partagés et pour l’inspiration.
Jean-Pierre Bourguignon (66),
directeur de recherche au CNRS,
professeur de mathématiques à l’École polytechnique,
directeur de l’Institut des hautes études scientifiques.
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Ce qui s’énonce aussi clairement se conçoit bien
Laurent Schwartz n’est plus, et j’ai la chance d’avoir été le major de la dernière promotion de l’École polytechnique qui l’a eu comme professeur. Je voudrais à ce titre lui rendre hommage.
Nous sortions à l’époque du cours de Laurent Schwartz avec l’impression que nous venions d’apprendre de nouveaux concepts d’une simplicité extrême. Et il s’agissait de théories mathématiques parmi les plus compliquées. Laurent Schwartz avait en effet une telle capacité à appréhender des systèmes complexes et à les conceptualiser qu’il nous transmettait cette capacité. Nous avions l’impression de voir avec ses yeux ce qu’il était en train de se représenter. Une impression rare.
On comprend qu’il ait pu avec une telle vision casser les limites de la mathématique qu’on lui avait enseignée pour concevoir la théorie des distributions, théorie qui nous apparaissait si évidente quand il nous l’enseignait.
Mais surtout il nous a appris à appréhender des systèmes complexes pour en avoir une vision simple. C’est ce qu’on attend d’un polytechnicien qu’il soit chercheur ou manager, et c’est ce que j’ai essayé de mettre en pratique dans ma vie professionnelle : travailler toutes les facettes d’une question jusqu’à en avoir une vision claire, pour pouvoir prendre une décision fondée. Et essayer de présenter cette vision aussi clairement que Laurent Schwartz nous présentait la sienne.
Je me demande si mes fils auront la chance d’apprendre ainsi à travailler sur des concepts, et ma réponse est aujourd’hui négative. Je faisais partie de la première génération à avoir appris ce qu’on appelait les mathématiques modernes et la théorie des ensembles, dès la sixième. Laurent Schwartz était avec le groupe Nicolas Bourbaki l’initiateur de ces théories.
Et ces théories avaient un mérite énorme : elles nous apprenaient à raisonner et à conceptualiser. Mon père, lui aussi polytechnicien, était jaloux de ce que je faisais car lui avait dû refaire les mêmes démonstrations des centaines de fois quand il me suffisait de définir le concept que je maniais pour en connaître toutes les propriétés. Mon fils aîné ne fait même plus de démonstration, il déroule des calculs sans qu’on lui demande de comprendre ni les tenants ni les aboutissants.
Le Conseil national des programmes, que présidait Luc Ferry, a émis des recommandations sur l’apprentissage de la lecture à l’école primaire, et il a aussi émis des recommandations sur l’apprentissage du calcul à l’école primaire. Pour avoir quatre enfants entre le CE1 et la seconde, je ne peux que comprendre ces recommandations, et les regretter également car elles partent d’un triste constat, celui que de nombreux enfants ne savent pas compter ou écrire en entrant en sixième.
Il faut aujourd’hui aller beaucoup plus loin, et très rapidement : Laurent Schwartz a appris à ses élèves à appréhender des systèmes complexes. C’est grâce à ce type d’approche que la France a été le leader européen pour tous les programmes technologiques complexes, le programme nucléaire, Airbus, Ariane, le TGV et d’autres. Or le raisonnement n’est plus enseigné avant le baccalauréat. C’est un pan entier de notre culture scientifique qui disparaît ainsi.
Il est urgent de revenir à la base de la mathématique, le raisonnement. Il est urgent de rendre hommage à Laurent Schwartz en remettant au goût du jour la manipulation de concepts au travers de théories comme celle qu’on appelait les maths modernes.
Et alors seulement nous pourrons raconter à nos enfants pourquoi l’amphithéâtre Poincaré de l’École polytechnique éclatait de rire quand Laurent Schwartz, avec son accent que ses élèves garderont tous en tête, racontait, chaque année invariablement, qu’il avait un jour pris un tramway qui allait place Banach, et que ce tramway n’était même pas complet *.
David Lévy (78)
* Un Banach est un espace vectoriel normé complet.