L’automobile et l’automobiliste
Le siècle de l’automobile
À bien des égards, l’histoire de notre pays au cours du siècle écoulé est indissociable de celle de l’automobile.
L’Allemagne et la France se disputent la paternité de la première automobile, aux alentours de 1890. Mais il ne fait aucun doute que notre pays fut celui qui adopta le plus vite et avec le plus d’enthousiasme le nouveau mode de transport, sinon de vie.
À deux reprises, pendant le premier conflit mondial, les véhicules automobiles nous sauvèrent de la défaite.
Entre les deux guerres, l’économie française se releva avec difficulté. La grande crise aggrava les choses. Les statistiques de la production (environ 200 000 voitures par an) et du parc en témoignent. À la veille du second conflit mondial, avec un parc de 2,3 millions de véhicules dont 1,8 million de voitures, l’automobile restait l’apanage d’une minorité (1 foyer sur 7), contrairement à ce qui se passait à la même époque aux États-Unis où 2 foyers sur 3 en possédaient au moins une.
Il fallut attendre la fin du second conflit mondial pour que les choses changent. À l’issue de celui-ci, la France ne possédait certes qu’un parc de véhicules très réduit. En 1950, celui-ci n’atteignait toujours que 1 600 000 voitures, soit 1 pour 8 foyers, et la production annuelle des firmes françaises d’automobiles n’excédait pas 250 000 véhicules. Mais tout alla ensuite très vite, le parc s’élevant à 5 000 000 de voitures en 1960, 12 000 000 en 1970, 18 500 000 en 1980, 23 000 000 en 1990, pour atteindre 27 500 000 en l’an 2000, soit 1,2 voiture par foyer. Dans les foyers dont les membres ont entre 25 et 50 ans, le taux s’élève aujourd’hui à 1,6 et il continue à croître.
La seconde moitié du XXe siècle fut donc, en France comme dans les autres pays d’Europe occidentale, celle de la démocratisation de l’automobile. L’accès aux multiples avantages qu’elles procurent n’y est plus aujourd’hui réservé à une minorité, mais à la quasi-totalité de la population. Les enquêtes les plus récentes révèlent ainsi que plus de 85 % des Français et des Françaises de plus de 18 ans ont une voiture à leur disposition personnelle pour leurs déplacements, le pourcentage approchant 100 % en province pour ceux qui ont entre 30 et 50 ans.
Une qualité de vie nouvelle
À l’aube du siècle qui s’ouvre, un examen objectif des choses conduit à dresser sur tous les plans, à une exception près, un bilan éminemment positif de l’impact de l’automobile sur notre société. Celle-ci est quotidiennement plébiscitée par nos concitoyens qui l’utilisent massivement pour aller travailler, faire leurs courses, rendre visite à leur famille ou leurs amis, ou se déplacer à l’occasion de leurs loisirs. Plus de 90 % d’entre eux déclarent qu’elle est un élément central de leur liberté. Aujourd’hui, 85 % des déplacements motorisés qui prennent place dans notre pays ont recours à l’automobile. En Île-de-France, la proportion correspondante atteint 70 %, les transports en commun en assurant pour leur part 27 %. L’automobile et la route constituent, au sens propre du terme, le premier système de transport collectif de notre époque.
Grâce aux efforts des générations antérieures qui l’ont doté d’un réseau autoroutier et routier remarquable, notre pays est aujourd’hui l’un de ceux où l’on se déplace le plus facilement en voiture, comme en témoigne l’étonnante brièveté des temps de parcours quotidiens, y compris dans la région capitale, pourtant d’une densité sans équivalent dans le monde développé. Chaque déplacement en voiture requiert en moyenne dans notre pays 16 minutes de porte à porte contre 36 pour les transports en commun, les chiffres correspondant étant de 19 et 43 minutes pour l’Île-de-France, et c’est là l’origine de son succès : la voiture permet l’accès à de multiples activités nouvelles.
Profitant de ces mêmes infrastructures, de vastes superficies ont été ouvertes à l’urbanisation, l’automobile permettant à la plus grande masse d’avoir accès à plus d’espace et à un mode de vie plus détendu et moins stressé, ce qui correspond à ses souhaits profonds. 90 % des Français se déclarent aujourd’hui satisfaits de l’endroit où ils habitent.
Ce qui est vrai pour les déplacements quotidiens l’est également pour les déplacements de moyenne distance. Il fallait autrefois aux souverains les plus puissants des jours entiers pour parcourir quelques centaines de kilomètres. Le même parcours peut être aujourd’hui effectué en quelques heures dans des conditions de confort incomparables par des dizaines de millions de personnes, en utilisant en particulier les autoroutes.
Grâce aux efforts des industriels de l’automobile et des carburants, la pollution de l’air susceptible d’avoir un impact sur la santé est en régression drastique, les véhicules modernes émettant selon les produits, de 10 à 100 fois moins de polluants que ceux d’il y a vingt ans.
Enfin, loin de se détériorer, les conditions de circulation ont eu tendance au contraire à s’améliorer au cours des années récentes. De 1982 à 1994, la durée moyenne des déplacements en voiture est restée constante à 16 minutes, alors que les distances moyennes parcourues sont passées de 29 à 35 kilomètres (Enquêtes Transports INSEE). En région Île-de-France, la durée moyenne des déplacements a même diminué de 3 minutes au cours de la dernière décennie.
Comme le parc automobile ne se développe dorénavant que très modérément, tout indique que notre pays a su faire face avec succès à la démocratisation de l’automobile, ayant surmonté le plus gros de la croissance du trafic. Normalement, les choses ne devraient aller qu’en s’améliorant car plusieurs phénomènes vertueux sont à l’œuvre. Les besoins nouveaux sont exclusivement localisés à la périphérie des villes et entre elles ; ils sont le fait de la deuxième ou de la troisième voiture ; ils se développent surtout aux heures creuses. Autrement dit, la situation est clairement » durable » si on ne l’empêche pas de l’être.
Une curieuse schizophrénie
Mais il se passe un phénomène étrange. Au moment même où le cap difficile est franchi, de multiples voix s’élèvent pour affirmer le contraire. L’opinion publique elle-même hésite.
Par leurs comportements, nos concitoyens montrent quotidiennement leur attachement indéfectible à l’automobile. Mais, lorsqu’on leur demande leur opinion sur son futur, ils semblent douter. Selon un sondage récent, 89 % des Français affirment ainsi que » Les transports publics, c’est l’avenir « . Pour leur part, 80 % des Françaises déclarent qu’il serait souhaitable » que la voiture soit interdite en ville « .
Ceci n’empêche pas la quasi-totalité (96 %) de ces mêmes Français et Françaises, lorsqu’ils ont une voiture à leur disposition, de choisir celle-ci pour se déplacer de préférence aux transports en commun. La seule exception notable concerne le centre de la région parisienne, qui constitue un cas non transposable, et où vivent moins de 10 % des Français.
Ceci n’empêche pas non plus que la proportion de nos compatriotes qui se déclarent, comme le réclament haut et fort les mouvements écologistes, favorables à une hausse des prix des carburants pour réduire la circulation automobile de s’élever à… 3 %.
Une telle incohérence a plusieurs explications.
La première tient à la différence qui sépare un concept abstrait, et qui n’engage personne, de la réalité. Donner la priorité aux transports publics, souhaiter des villes sans voiture, pourquoi pas ? Mais la réalité est là. Lorsqu’on demande aux mêmes Françaises si elles seraient d’accord pour qu’on interdise la voiture dans le quartier où elles habitent, y compris pour elles, le pourcentage d’approbation passe de 80 % à… 10 %.
Une autre des causes susceptibles d’expliquer les doutes de nos compatriotes est plus mystérieuse. Parfaitement conscients des bénéfices qu’ils en retirent pour eux-mêmes, ceux-ci sous-estiment très fortement les avantages qui découlent du recours à la voiture pour les autres. De multiples enquêtes ont montré que la durée moyenne des déplacements entre domicile et lieu de travail n’excédait pas, pour ceux qui utilisent l’automobile, 18 minutes au niveau national, et 25 minutes en région Île-de-France.
Pourtant, lorsqu’on interroge ces mêmes Français sur ce qu’ils pensent être cette durée, leurs réponses s’établissent en moyenne à respectivement 38 minutes et 1 h 20. Plus de deux fois la réalité dans un cas, et plus de trois fois dans l’autre ! S’agissant de la région Île-de-France, la majorité de ses habitants pense même que les déplacements en voiture requièrent plus de temps qu’en transports en commun, alors qu’ils sont en moyenne deux fois plus brefs. Au niveau national, 7 % seulement des Français déclarent rencontrer habituellement beaucoup d’encombrements sur le chemin de leur lieu de travail. Mais, lorsqu’on interroge nos compatriotes, ils évaluent cette proportion à 49 %, soit sept fois plus.
Les apparences sont donc trompeuses. La véritable raison du succès de l’automobile, sa faculté exceptionnelle d’assurer des déplacements de porte à porte dans des temps avec lesquels ne peuvent le plus souvent rivaliser les autres modes de transport, est méconnue du plus grand nombre. Nos compatriotes prennent leur voiture, mais ils ne savent pas vraiment pourquoi.
Ayant ainsi une vision fausse et pessimiste des choses, persuadés de surcroît que celles-ci se dégradent dans le temps alors qu’il n’en est rien, on comprend que nos concitoyens se déclarent inquiets quant à l’avenir de l’automobile.
Des oppositions organisées
Mais il faut dire que cette vision pessimiste est soigneusement entretenue par des groupes de pression qui y trouvent intérêt, ou qui en sont eux-mêmes si convaincus qu’ils ne peuvent pas croire qu’il en aille autrement.
Le premier d’entre eux est formé des héritiers de la tradition rousseauiste, qui ont fait de l’écologie un substitut de religion. Pour eux, l’homme ne peut que dégrader un état naturel idéal. Au premier rang des symboles mêmes de la nocivité de l’homme moderne figurent deux des progrès techniques qui ont marqué notre siècle : l’automobile et l’utilisation pacifique de l’atome. Il est inutile d’essayer de montrer à cette minorité prosélyte que les faits ne correspondent pas à ce qu’elle imagine et que les choses se passent globalement bien. Elle fait fi des faits. Seules les idées l’intéressent, sans qu’une quelconque connexion avec la réalité soit nécessaire. Ses représentants demandent ainsi que tout soit mis en œuvre pour réduire l’usage de l’automobile par principe quitte eux-mêmes à y avoir abondamment recours.
À côté de ce groupe de pression à motivation idéologique, il en existe un autre, d’une nature différente, formé de ceux qui œuvrent pour les transports publics. Il faut dire que ces derniers vivent depuis des décennies des temps difficiles. Au fur et à mesure de la démocratisation de l’automobile, leur clientèle a eu tendance à stagner, voire à se restreindre. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’ils voient dans la voiture un ennemi naturel, et que beaucoup d’entre eux aient tendance à l’affubler de tous les maux, y compris dans les campagnes publicitaires payées par le contribuable qui couvrent nos murs et nos écrans. N’y est-il pas abondamment affirmé que l’air que nous respirons est irrespirable, même si tous les indicateurs nous montrent qu’il n’a jamais été aussi pur depuis le Second Empire du fait des efforts de tous ? Dans une ville comme Paris, les lichens qui avaient disparu des arbres de nos boulevards et de nos avenues sous Napoléon III y sont maintenant revenus…
Les deux groupes de pression – écologistes et défenseurs des transports publics – ont enfin trouvé leur terrain d’élection au sein de la sphère publique qu’ils ont presque monopolisée. Celle-ci, dans sa très grande majorité, est aujourd’hui largement hostile, sinon ouvertement à l’automobile, du moins à son usage.
Il suffit pour s’en convaincre de regarder l’avenir que nous préparent les » Plans de déplacements urbains » actuellement en cours d’élaboration pour les agglomérations de plus de 100 000 habitants. Ceux-ci sont élaborés en application de la loi sur l’air votée sous l’influence des mouvements écologistes, qui stipule qu’ils doivent avoir comme objectif premier » la réduction de la circulation automobile « . Or un tel objectif est parfaitement irréaliste au moment où les ventes de véhicules neufs battent tous les records. Pour que cette loi ait une chance d’être appliquée, il aurait fallu qu’elle prévoie simultanément une interdiction ou une limitation des ventes de véhicules, ou encore une multiplication massive du prix des carburants, ce qu’elle n’a fort heureusement pas fait.
Faute qu’il en soit ainsi, les Plans de déplacements urbains en élaboration dans beaucoup de villes préconisent pour réduire le trafic de procéder à la diminution organisée de la capacité des voiries, dans le vain espoir que cette opération entraînera un transfert de l’usage de la voiture vers les transports en commun et qu’elle permettra d’appliquer une loi inapplicable.
Comme l’a déclaré à la presse la Directrice régionale des transports de l’Île-de-France : » L’amélioration des transports en commun ne suffira pas à dissuader les automobilistes de prendre le volant. Il faudra également réduire l’espace disponible pour l’automobile. Avec les couloirs de bus, les pistes pour vélos, et l’élargissement des trottoirs, les temps de trajet en voiture s’allongeront et les autres modes deviendront plus intéressants. »
Or l’automobile assure dans la région capitale 70 % des déplacements motorisés, la proportion atteignant même 89 % en grande banlieue. Autrement dit, pour la première fois de notre histoire, l’objectif affiché par les responsables des transports, en Île-de-France comme dans beaucoup d’endroits, est de détériorer les conditions de déplacement de la grande majorité de nos concitoyens, ce qui aura nécessairement pour conséquences d’accroître leur pénibilité de vie, et accessoirement d’augmenter la pollution en développant la congestion, le tout au nom d’une loi sur la qualité de l’air.
Un danger réel
La chose serait risible si elle n’était grave. Chacun peut constater qu’en de nombreux endroits s’engagent aujourd’hui des opérations de diminution de la capacité routière par rétrécissement de l’espace disponible, créant souvent d’inextricables encombrements là où il n’y en avait pas. Ces opérations peuvent être pleinement justifiées dans certains quartiers résidentiels ou centres-villes où la situation des piétons et des riverains le requiert. Mais cette manière de faire, mettant à mal le fruit des travaux des générations passées, détériore ailleurs inutilement les conditions de transport de la majorité de nos concitoyens, et d’abord des plus modestes qui, bien souvent, ont plus besoin de la voiture que les habitants aisés des quartiers centraux.
Toutes les villes françaises d’une certaine dimension s’engagent aujourd’hui dans la réalisation de métros ou plus souvent de tramways. Il n’y aurait rien à redire si beaucoup d’entre elles ne faisaient coïncider ces travaux avec une restriction de la capacité de la voirie, dans l’espoir que les automobilistes abandonneront alors leur voiture. S’ils le croient, les responsables se trompent lourdement. Il n’existe pas un seul cas au monde où le développement des investissements de transport en commun ait entraîné une réduction de la circulation routière. Les flux sont indépendants. Il ne s’agit pas de vases communicants. En province notamment, l’expérience montre que seuls ou presque ont recours aux transports en commun, même les plus modernes, ceux qui n’ont pas accès à la voiture.
Certes, il faut des transports en commun, et personne n’a jamais prôné le » tout automobile « . Mais, l’automobile continuera à être le mode de transport social de référence, assurant partout, sauf au centre de la région parisienne, la très grande majorité des déplacements motorisés. Si l’on ne veut pas que ses conditions d’utilisation se dégradent au détriment de la qualité de vie de la masse de nos concitoyens, il faudra abandonner une approche idéologique au profit d’une démarche rationnelle, qui parte de la réalité des faits et non de clichés préconçus.
À cette condition, la France continuera d’être, comme elle l’est depuis un siècle, une des terres d’élection de l’exceptionnel outil d’amélioration de la vie que constitue pour la très grande majorité l’automobile, à laquelle nos concitoyens ne sont nullement prêts à renoncer.
Un défi qui subsiste
Il est impossible enfin, au milieu de ce tableau, de passer sous silence la seule contrepartie majeure de l’automobile et c’est par elle qu’il faut terminer. Les accidents de la route demeurent un drame de notre société, tout particulièrement dans notre pays où ils sont pour l’instant plus mal maîtrisés qu’ailleurs.
Il serait utopique de penser supprimer totalement ou presque les accidents, comme c’est le cas pour d’autres modes de transport. La présence sur les routes de dizaines de millions de véhicules, conduits par des dizaines de millions de personnes ayant chacune leurs limites physiques et psychologiques interdit cette perspective. Comme il est exclu d’envisager de supprimer les accidents en supprimant la circulation, ce qui aurait pour conséquence inéluctable de paralyser toute activité économique et sociale et présenterait de multiples autres inconvénients, il est du devoir de notre société de tout mettre en œuvre pour réduire au strict minimum cette contrepartie négative du mode de transport que plébiscitent nos concitoyens.
Heureusement, sur la longue période, les accidents sont en diminution puisque le nombre des victimes est deux fois moindre qu’il y a trente ans, pour un trafic qui a plus que doublé. Mais il reste beaucoup à faire, et les efforts accomplis dans notre pays sont encore très insuffisants en regard d’un enjeu économique et surtout humain qui reste insupportable. C’est là le défi majeur des années à venir, celui qui, plus que tout autre, doit mobiliser les efforts de tous.