L’automobile : libération ou esclavage ?
L’article du camarade Christian Gerondeau dans le numéro d’août-septembre 2000 de La Jaune et la Rouge a suscité de ma part un profond étonnement et pas mal de réflexions philosophiques et écologiques
Selon ses propos la voiture amènerait une qualité de vie nouvelle. Cette affirmation me surprend considérablement : dès avant la guerre de 39, les paulownias de la place d’Italie ne fleurissaient plus, asphyxiés, déjà, par la circulation automobile de l’époque, sans commune mesure avec celle d’aujourd’hui ! Je ne les ai vus refleurir que pendant l’Occupation. On ne me fera pas croire que ce qui incommode les arbres est bon pour les hommes !
J’habite Clamart depuis plus de cinquante ans aujourd’hui, et je ne puis pas dire que l’accroissement de la circulation automobile ait amélioré la qualité de l’air que l’on respirait quand je promenais mes jeunes enfants dans les champs de blé des années cinquante !
Depuis l’époque (1939) où j’ai appris à conduire sur une Celtaquatre à suspension de charrette avec amortisseurs à friction et freinage servomécanique puissant et sûr (hum !)1 la conception des voitures a certes fait de grands progrès. Les véhicules modernes pardonnent quantité d’âneries, mais cessent très brutalement de le faire au-delà d’un certain seuil. Les moteurs sont devenus silencieux, mais les pneumatiques ont pris très efficacement le relais.
La voiture, polluante et bruyante quand elle roule, continue d’être une gêne quand elle est à l’arrêt. La rue sert de garage gratuit, faute d’une politique cohérente de stationnement. Ceux qui garent sur la voie publique, en la détournant de son objet pour leur commodité particulière, ne payent rien et ceux qui garent chez eux payent du foncier et de la taxe d’habitation !
Quant au piéton, dernier des parias, il en est réduit à risquer sa vie sur la chaussée pour contourner les véhicules qui obstruent indûment les trottoirs.
Vieux conducteur, je suis consterné par les résultats de l’apprentissage actuel de la conduite automobile. Les jeunes conducteurs ne serrent plus le frein à main lorsque la circulation est arrêtée : vous imaginez dès lors ce qui se passe dans le cas d’un carambolage. Sur la route (et en ville), ils ignorent la conduite en souplesse et l’usage du frein moteur. Ils ne savent rien de la conduite sur route glissante et des parades au dérapage. À notre époque de simulateurs, les auto-écoles en sont aux recettes d’il y a soixante ans.
L’évolution du code de la route me consterne tout autant. Sous prétexte de sécurité, certains véhicules sont contraints d’allumer leurs feux de croisement en plein jour, de sorte que leur contour est invisible pour ceux qui viennent en face et sont éblouis : éblouir n’est pas signaler et vice versa. Cette circonstance est aggravée du fait que c’est la puissance électrique des feux qui est limitée et non leur puissance optique.
La dégradation du professionnalisme des routiers n’améliore certes pas la sécurité de la circulation. Je serais tenté de mettre la fiscalité en accusation, qui en taxant les stocks et les magasins a provoqué la sinistre invention du juste à temps qui pousse les entreprises à faire absorber par la route, outre des économies d’impôt, les retards d’approvisionnement et de production.
Périgourdin d’adoption et de cœur, je ne puis penser sans beaucoup d’émotion aux victimes de l’affreux accident de 1999 à Sainte-Foy-la-Grande parce qu’un conducteur inconscient a voulu franchir un P.N. sans vérifier qu’il était ouvert, au motif que l’autorail de Libourne aurait dû être passé. Quand on est au volant d’un camion-citerne de carburant de 35 tonnes, la sécurité devrait être la préoccupation première du chauffeur.
Il serait temps que les usagers de la route fissent leur la règle cheminote qui veut (ou qui voulait ?) que tout agent, quel que soit son grade, doit obéissance absolue aux signaux. Encore faudrait-il que les D.D.E. veillassent à la cohérence de la signalisation routière.
J’aimerais, par exemple, savoir pourquoi, en Dordogne, la vitesse à la traversée des agglomérations de Sainte-Eulalie-d’Ans et de Tourtoirac par la D5 a été relevée de 40 à 50 kilomètres par heure sans modification de la chaussée alors que la route est parcourue par des bennes de graves de 45 tonnes !
Il paraîtrait que la voiture est une source de liberté individuelle alors que la vulgarisation anarchique de son usage entraîne un esclavage collectif pour autrui. Quel beau sentiment de liberté peut-on éprouver à être coincé dans un embouteillage inextricable, en étant condamné à respirer les bons gaz d’échappement des autres véhicules ? Où est la liberté individuelle quand le volant transforme un individu normalement équilibré et courtois en sombre abruti et la moitié la plus civilisée du genre humain en affreuses mégères ?
Certaines collectivités auraient le tort de vouloir favoriser le transport collectif au détriment du transport individuel : augmenter le nombre de personnes transportées par unité de surface de chaussée ne me paraît pas une ineptie. Je conviens volontiers que les transports collectifs, sans parler du corporatisme étroit et de l’irrespect de certains de leurs agents pour les plus pauvres des usagers, se montrent trop souvent incapables de répondre aux besoins des citoyens.
Mais cette situation ne résulte-t-elle pas plutôt de l’incohérence des plans d’aménagement des villes, de la politique (?) du logement, notamment de la fiscalité des mutations de logement principal, et de l’implantation désordonnée des activités qui induisent des flux de déplacements qui pourraient être évités. Et pour ceux des déplacements qui ne pourraient relever que du transport individuel, leurs nuisances pourraient être réduites par l’usage de modes de traction silencieux et propres (électriques par exemple).
Seul le souci de l’intérêt général et une certaine philosophie du bonheur ont inspiré mes propos, dont l’affreux drame d’Ivry-sur-Seine de mai 2002 montre, hélas ! la pertinence. Quant à l’opinion générale du moment, fût-elle puissamment relayée par des médias plus ou moins incompétents, elle est le plus souvent sans portée, comme le disait, il y a deux siècles, Chamfort dans ses Maximes. Je ne sache pas que la condamnation de Galilée ait jamais empêché la Terre de tourner !
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1 — Publicité Renault de l’époque.