L’autonomie ajustable en robotique militaire terrestre

Dossier : La RobotiqueMagazine N°655 Mai 2010
Par Dominique LUZEAUX (84)
Par Delphine DUFOURD-MORETTI (95)

Les robots sont deve­nus des auxi­liaires indis­pen­sables sur les champs de bataille. Leur mode de mise en oeuvre est l’ob­jet d’é­tudes appro­fon­dies et de pro­grès constants. Les robots de demain ne seront ni tota­le­ment auto­nomes ni tota­le­ment télé­opé­rés, mais per­met­tront d’as­so­cier l’homme et la machine dans le rôle de pilote.


En illus­tra­tion : Les trois com­po­santes du démons­tra­teur MiniRoC


L’in­tro­duc­tion des sys­tèmes robo­ti­sés répond géné­ra­le­ment à trois objec­tifs prin­ci­paux : réa­li­ser les tra­vaux dan­ge­reux (tout en limi­tant l’ex­po­si­tion de l’homme), accroître l’ef­fi­ca­ci­té des forces et effec­tuer des tâches pénibles ou répétitives.

Ces objec­tifs opé­ra­tion­nels couvrent un large spectre de mis­sions telles que l’ob­ser­va­tion, la recon­nais­sance, la sur­veillance de zones ou de péri­mètres, la pro­tec­tion des iti­né­raires, la logis­tique, ou encore le contre-minage.

Reconnaissance et transport

Les robots (aériens ou ter­restres) com­mencent ain­si à être lar­ge­ment uti­li­sés sur le champ de bataille. À titre d’exemple, aux États-Unis, des plates-formes comme le Pack­bot et le Talon ont déjà effec­tué plus de 20 000 mis­sions (recon­nais­sance et neu­tra­li­sa­tion d’ex­plo­sifs ou de colis pié­gés) en Irak. Le pro­gramme amé­ri­cain FCS (Future Com­bat Sys­tem) pré­voit en outre la mise en ser­vice pro­chaine de plu­sieurs mil­liers de robots dédiés à la recon­nais­sance, à la neu­tra­li­sa­tion d’ob­jec­tifs ou au trans­port logis­tique (ARV, MULE, SUGV). Des démons­tra­teurs sont éga­le­ment en cours d’é­va­lua­tion pour des mis­sions comme l’ex­trac­tion de bles­sés (robot Bear notam­ment). Cette approche très volon­ta­riste s’ins­crit dans un texte voté par le Congrès qui sti­pule que, d’i­ci 2015, un tiers de la flotte de véhi­cules ter­restres de com­bat sera consti­tué de sys­tèmes non habités.

REPÈRES
L’i­dée de l’u­ti­li­sa­tion mili­taire des robots n’est pas nou­velle. Dès la Pre­mière Guerre mon­diale ont été ima­gi­nés des robots des­ti­nés à for­cer les bar­rières de bar­be­lés sépa­rant les tran­chées. Il fau­dra tou­te­fois attendre la Seconde Guerre mon­diale pour voir abou­tir la pre­mière uti­li­sa­tion opé­ra­tion­nelle, par les armées alle­mandes, de robots télé­opé­rés dédiés à l’ou­ver­ture de brèches et à la dépose de charges explosives.

Outre les robots de démi­nage et de neu­tra­li­sa­tion d’ex­plo­sifs, d’autres pays comme le Royaume-Uni et Israël com­mencent éga­le­ment à déployer des robots de recon­nais­sance et de sur­veillance sur le ter­rain (VipeR, Dra­gon Run­ner, Guar­dium). L’u­sage d’armes télé­opé­rées sur les robots n’est plus tabou, même s’il est encore polé­mique, comme le montre la réac­tion de la presse au déploie­ment de 3 exem­plaires du sys­tème amé­ri­cain Swords (Spe­cial Wea­pons Obser­va­tion Remote recon­nais­sance Direct action Sys­tem) à l’é­té 2008 au Moyen- Orient. Au niveau euro­péen, l’Al­le­magne pri­vi­lé­gie une approche cen­trée sur la télé­opé­ra­tion de plates-formes lourdes tan­dis que le Royaume- Uni pro­pose un éven­tail de robots opé­ra­tion­nels qui vont du robot por­table au sys­tème ultra­lourd de contre-minage. Quant à la France, elle appa­raît en pointe dans le déve­lop­pe­ment des fonc­tions robo­tiques, allant de la télé­opé­ra­tion assis­tée à des com­por­te­ments de navi­ga­tion bien plus auto­nomes comme l’é­vi­te­ment d’obs­tacles, le rejeu de tra­jec­toires, ou le sui­vi de routes.

La surveillance du champ de bataille

Si les seuls robots en dota­tion dans les forces sont aujourd’­hui des plates-formes télé­opé­rées dédiées aux opé­ra­tions de démi­nage et de neu­tra­li­sa­tion d’ex­plo­sifs, la fai­sa­bi­li­té tech­nique d’autres types de sys­tèmes robo­ti­sés opé­ra­tion­nels a été démon­trée dans dif­fé­rents seg­ments de mis­sions au cours des deux der­nières décen­nies : recon­nais­sance et sur­veillance du champ de bataille pour les sys­tèmes Dards et Syra­no, ouver­ture d’i­ti­né­raires pour le démons­tra­teur fran­co-alle­mand MMSR­Sy­de­ra ou encore assis­tance au com­bat­tant débar­qué en zone urbaine pour les trois mini­ro­bots du démons­tra­teur MiniRoC.

Où porter les efforts pour favoriser l’utilisation opérationnelle des robots ?

L’ac­cep­ta­tion de la robo­tique passe essen­tiel­le­ment par la confiance des hommes dans les sys­tèmes. Or le constat actuel est celui de plates- formes per­for­mantes mais équi­pées de logi­ciels instables, ou d’ar­chi­tec­tures per­ti­nentes mais sur des engins insuf­fi­sam­ment robustes. Bref, un niveau de matu­ri­té tech­no­lo­gique qui a lar­ge­ment dépas­sé la recherche amont dans un cer­tain nombre de thé­ma­tiques, mais n’est pas encore au niveau de l’u­sage opé­ra­tion­nel sans condition.

Conce­voir des robots effi­caces et sans contraintes

En consé­quence, outre la mise au point de plates- formes plus résis­tantes, les tra­vaux fran­çais actuels visent le déve­lop­pe­ment de sys­tèmes où homme et robot se par­tagent les tâches au pro­ra­ta de leurs com­pé­tences res­pec­tives (par exemple l’homme se concentre sur l’ex­ploi­ta­tion des charges utiles embar­quées, tan­dis que le robot prend en charge le dépla­ce­ment auto­ma­ti­sé). En effet, la mise en oeuvre de robots tota­le­ment auto­nomes n’est ni réa­liste à court terme pour la réa­li­sa­tion de tâches com­plexes, ni for­cé­ment sou­hai­table sur le plan opé­ra­tion­nel, car il reste extrê­me­ment dif­fi­cile d’in­cul­quer aux robots des notions de haut niveau, liées à la doc­trine notam­ment. À l’op­po­sé, la télé­opé­ra­tion induit des contraintes fortes en termes de bande pas­sante, et n’est pas cré­dible lorsque le télé­opé­ra­teur est sou­mis à un dan­ger et à un stress impor­tants (fan­tas­sin en zone urbaine par exemple).

Contrô­ler l’autonomie
Depuis une quin­zaine d’an­nées, nos tra­vaux se sont foca­li­sés sur le déve­lop­pe­ment et le contrôle de l’au­to­no­mie pour la robo­tique aéro­ter­restre, avec d’une part les aspects liés à la per­cep­tion en milieu hos­tile et son inté­gra­tion au sein d’ar­chi­tec­tures de contrôle de sys­tèmes robo­ti­sés auto­nomes, d’autre part le pro­blème des inter­ac­tions homme-robot avec le déve­lop­pe­ment et l’ex­pé­ri­men­ta­tion d’un concept d’au­to­no­mie ajustable.

Les démons­tra­teurs récents se concentrent donc sur des modes d’in­te­rac­tion homme-robot plus éla­bo­rés et plus flexibles, où le niveau d’au­to­no­mie du robot évo­lue selon la charge de tra­vail de l’o­pé­ra­teur, la com­plexi­té des tâches à réa­li­ser et la dif­fi­cul­té de l’en­vi­ron­ne­ment : l’ob­jec­tif est de conce­voir des assis­tants robo­ti­sés effi­caces au ser­vice des com­bat­tants, en limi­tant au mini­mum leurs contraintes d’u­ti­li­sa­tion. L’en­semble des tra­vaux de per­cep­tion auto­nome pré­sente un carac­tère rela­ti­ve­ment prag­ma­tique, sus­cep­tible de débou­cher rapi­de­ment sur des sys­tèmes opé­ra­tion­nels : cela nous a ame­nés à nous concen­trer sur des pro­ces­sus de per­cep­tion spé­cia­li­sés pour des tâches ou des contextes par­ti­cu­liers, pou­vant s’in­té­grer faci­le­ment dans des com­por­te­ments sen­so­ri­mo­teurs aisé­ment exploi­tables par le robot : sui­vi de mur, sui­vi de route, évi­te­ment d’obs­tacle, etc.

S’a­dap­ter au contexte opé­ra­tion­nel et à la nature de la mission

Il a fal­lu ensuite abor­der les pro­blèmes de concep­tion et de réa­li­sa­tion d’ar­chi­tec­tures de sys­tèmes robo­ti­sés auto­nomes : nous avons alors consi­dé­ré les pro­blé­ma­tiques de per­cep­tion (ana­lyse d’i­mages), d’ac­tion, de trai­te­ment en temps réel, et de déci­sion, sous l’angle de la mise en com­mun de toutes ces capa­ci­tés dans un sys­tème (avec un ou plu­sieurs robots) réel, auto­nome et en boucle fer­mée. Cela a été ren­du pos­sible par les études d’une archi­tec­ture de contrôle adap­tée à la robo­tique ter­restre, bap­ti­sée Har­pic, qui orga­nise les diverses capa­ci­tés à la dis­po­si­tion du robot en un tout cohé­rent. Ces déve­lop­pe­ments concer­nant la per­cep­tion et les archi­tec­tures de contrôle ont fina­le­ment été fédé­rés dans un sys­tème d’au­to­no­mie ajus­table, qui four­nit au télé­opé­ra­teur dif­fé­rents modes de contrôle du robot, allant de la télé­opé­ra­tion pure jus­qu’à l’au­to­no­mie com­plète, lui per­met­tant ain­si d’a­dap­ter sa charge selon le contexte opé­ra­tion­nel et la nature de la mission.

L’ar­chi­tec­ture de contrôle Harpic
La spé­ci­fi­ci­té de cette archi­tec­ture de contrôle réside dans l’organisation des res­sources de cal­cul (algo­rithmes et cal­cu­la­teurs), de per­cep­tion (cap­teurs) et d’action (action­neurs) autour de deux boucles exé­cu­tées à des échelles tem­po­relles dif­fé­rentes : une boucle temps réel asso­ciant étroi­te­ment cap­teurs et action­neurs, et une autre boucle se dérou­lant sur une échelle de temps plus lente qui gère d’une part les repré­sen­ta­tions de l’environnement que se construit le robot, d’autre part les divers évé­ne­ments pou­vant arri­ver à des ins­tants non prévus 

Cette archi­tec­ture a été éten­due au cadre mul­ti­ro­bot par l’adjonction de méca­nismes de com­mu­ni­ca­tion et de par­tage d’information entre dif­fé­rentes plates-formes, puis au contexte de l’autonomie ajustable.

L’opérateur vient rem­pla­cer l’un des modules de l’architecture (dédié à la sélec­tion de com­por­te­ments), l’interface homme-robot étant déve­lop­pée comme un agent du système.

Rallier les objectifs

Vali­dés à tra­vers diverses expé­ri­men­ta­tions en envi­ron­ne­ment inté­rieur et urbain, ces tra­vaux ont ins­pi­ré les spé­ci­fi­ca­tions du pro­gramme d’é­tudes amont Tarot de la DGA, qui étend les prin­cipes de cette archi­tec­ture au dépla­ce­ment en exté­rieur, avec des com­por­te­ments tels que le sui­vi de véhi­cule, le sui­vi de lisière ou le ral­lie­ment d’ob­jec­tifs en ter­rain acci­den­té. Un pied d’é­ga­li­té Pour être au ren­dez-vous du Livre blanc Défense et Sécu­ri­té natio­nale, qui iden­ti­fie la robo­tique comme une rup­ture tech­no­lo­gique pres­sen­tie à l’ho­ri­zon 2020–2030, un cer­tain nombre de tech­no­lo­gies clés res­tent à déve­lop­per ou à amé­lio­rer. Il s’a­git en par­ti­cu­lier des moyens de loco­mo­tion inno­vants (ex. : robots capables de grim­per sur des parois ver­ti­cales) per­met­tant aux robots d’é­vo­luer en envi­ron­ne­ment tout ter­rain ou dans les milieux urbains déstruc­tu­rés. Il importe éga­le­ment de pour­suivre les tra­vaux sur la per­cep­tion auto­nome robuste pour la navi­ga­tion, la loca­li­sa­tion, la modé­li­sa­tion de l’en­vi­ron­ne­ment et l’a­na­lyse de situa­tion, dans des envi­ron­ne­ments dyna­miques et des condi­tions météo­ro­lo­giques variées.

Com­mu­ni­quer en zone urbaine

En vue de faci­li­ter l’u­ti­li­sa­tion des engins robo­ti­sés, il serait utile de défi­nir des modes d’in­te­rac­tion homme-robot plus évo­lués (en visant à long terme le prin­cipe des » ini­tia­tives mixtes » où les deux enti­tés, homme et robot, coopèrent sur un pied d’é­ga­li­té), d’ex­ploi­ter des inter­faces hom­me­ma­chine avan­cées (inter­faces mul­ti­mo­dales, gants tac­tiles, visée » tête haute »), et d’aug­men­ter l’au­to­no­mie déci­sion­nelle des sys­tèmes afin de mettre en oeuvre des com­por­te­ments plus » tac­tiques » (camou­flage, modes de dépla­ce­ment fur­tifs ou rapides) voire des com­por­te­ments col­la­bo­ra­tifs mul­ti­ro­bots, éven­tuel­le­ment basés sur des méca­nismes d’ap­pren­tis­sage. Les futurs sys­tèmes opé­ra­tion­nels devront éga­le­ment dis­po­ser de moyens de télé­com­mu­ni­ca­tion plus per­for­mants, en zone urbaine notam­ment, et si besoin de dis­po­si­tifs per­met­tant de gérer des pertes locales de trans­mis­sion (retour sur traces, dépose de relais de com­mu­ni­ca­tion, etc.).

Drone en Irak
Vingt mille mis­sions de robots aériens ou ter­restres ont été effec­tuées en Irak. US Air Forces

Une intelligence tactique

Tou­te­fois, les robots ont déjà prou­vé leur valeur mili­taire sur le ter­rain et mal­gré les limi­ta­tions de cer­tains sys­tèmes exis­tants, les sol­dats amé­ri­cains enga­gés dans les zones de conflits actuels (essen­tiel­le­ment urbains et asy­mé­triques) ne veulent plus s’en sépa­rer. Il s’a­git donc à court terme de se foca­li­ser sur les inno­va­tions tech­no­lo­giques à forte valeur ajou­tée et de faire tra­vailler de concert ingé­nieurs et opé­ra­tion­nels en vue de résoudre les points durs tech­no­lo­giques. Si l’on se pro­jette dans les décen­nies à venir, on peut pré­voir une répar­ti­tion amé­lio­rée entre l’homme et le robot à l’ho­ri­zon 2015, la coor­di­na­tion mul­ti­pla­te­forme vers 2020 (mis­sions de patrouilles, contrôle de zone, recon­nais­sance, convoyage) tirant vers la coopé­ra­tion à l’ho­ri­zon 2025, voire une véri­table intel­li­gence tac­tique aux alen­tours de 2030.

Action et perception

Si l’on veut même aller au-delà du domaine appli­ca­tif de la robo­tique et mettre en pers­pec­tive l’ar­chi­tec­ture de contrôle de l’au­to­no­mie décrite ci-des­sus, citons les tra­vaux récents, où nous réabor­dons les concepts mêmes des deux boucles pré­ci­tées : l’ob­jec­tif est de les réin­ter­pré­ter sous l’angle d’une négo­cia­tion entre par­ti­ci­pants d’un débat avec argu­men­ta­tions, avec quatre com­po­santes, action, per­cep­tion, super­vi­sion et diagnostic.

L’in­tel­li­gence tac­tique pré­vue en 2030

Action et per­cep­tion ont une signi­fi­ca­tion ana­logue, la sélec­tion de com­por­te­ments est réin­ter­pré­tée comme la super­vi­sion, le méca­nisme d’at­ten­tion comme le diag­nos­tic. Les liens par­ti­cu­liers ne rele­vant pas direc­te­ment des deux boucles sont alors les alertes entre la per­cep­tion et la super­vi­sion, les régu­la­tions entre le diag­nos­tic et l’ac­tion. Cela per­met alors de consi­dé­rer les couples action-per­cep­tion et diag­nos­tic-super­vi­sion comme pre­nant part à un jeu d’op­po­si­tions para­dig­ma­tiques qui se résout par les liens par­ti­cu­liers. Ain­si, on peut voir dans quelle mesure l’ar­gu­men­ta­tion apporte à chaque par­ti­ci­pant de nou­velles connais­sances pour amé­lio­rer sa propre action. Nous avons for­ma­li­sé tout cela avec des outils mathé­ma­tiques rele­vant de la théo­rie des caté­go­ries. À l’aune de cette inter­pré­ta­tion dif­fé­rente, nous abor­dons les modes de rai­son­ne­ments col­lec­tifs tels qu’ils sont pra­ti­qués dans des com­mu­nau­tés scien­ti­fiques (on recon­naît l’in­fluence de Tho­mas Kuhn dans cette vision), élar­gis­sant donc le champ d’ap­pli­ca­tion des tra­vaux menés ini­tia­le­ment en robo­tique, mais bou­clant éga­le­ment la boucle sur le plan épis­té­mo­lo­gique dans la mesure où nous sommes ini­tia­le­ment pas­sés de l’homme au robot, et reve­nons ain­si du robot à l’homme.

Bibliographie sommaire

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