L’avenir des climats au XXIe siècle
L’entrée de l’homme dans l’histoire des climats
Le climat résume ce qu’on attend du temps, où par le temps j’entends la météorologie, la succession des conditions atmosphériques fluctuantes. Le climat définit donc en partie les conditions physiques permettant l’épanouissement de la vie à la surface de la Terre. Mais notre planète a plus de quatre milliards d’années d’histoire derrière elle. Pendant sa longue histoire, les climats ont changé, comme ont changé la composition de l’atmosphère, la disposition des continents et des océans, et, bien sûr, la vie. Pendant cette longue évolution, la planète a connu bien des catastrophes, et elle en connaîtra bien d’autres au cours des milliards d’années qui lui restent avant la mutation du Soleil en géante rouge.
Le climat change. Les continents n’ont guère bougé au cours du dernier million d’années, mais le climat a oscillé entre périodes glaciaires et interglaciaires. Au cours des millénaires consécutifs au dernier maximum glaciaire (d’il y a dix-huit mille ans seulement), le climat s’est réchauffé de 5 à 7 degrés en moyenne globale. Il change aujourd’hui, avec un réchauffement relativement modeste, depuis la fin du xixe siècle. Mais pour les décennies à venir, à cause de l’influence croissante et cumulative des activités humaines, on attend une véritable mue climatique. Pour l’an 2100, le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC, ou IPCC en anglais) prévoit une hausse de la température moyenne à la surface du globe entre 1,4 et 5,8 degrés.
Pourquoi un réchauffement si fort en si peu de temps ? Et pourquoi une si large fourchette de réchauffement ? Aujourd’hui, en 2005, même pour le climat de 2050, nous nous trouvons devant deux types d’incertitudes.
Depuis 1950, les activités humaines pèsent de plus en plus lourdement sur la composition de l’atmosphère et par là sur le devenir du climat. Première question, alors : comment vont évoluer ces activités ? D’ici 2050, comment aurons-nous changé les concentrations atmosphériques de CO2 et d’autres gaz à effet de serre ? La réponse dépend de la croissance économique dans différentes parties du monde, de décisions politiques, d’avancées technologiques et de choix de société. Et pour l’avenir du climat, les incertitudes sur cette réponse importent autant que les incertitudes propres aux sciences du climat : comment vont changer les climats en réponse à l’altération anthropique de l’atmosphère ?
Laissez-moi faire un retour en arrière
Avant la fin du XIXe siècle, grâce aux travaux de Jean-Baptiste-Joseph Fourier (1768−1830) et de John Tyndall (1820−1888), on comprenait bien que le bilan énergétique planétaire dépend d’une part de l’absorption de rayonnement solaire, d’autre part de l’émission vers l’espace de rayonnement infrarouge thermique. On savait bien que la vapeur d’eau (H2O) et le dioxyde de carbone (CO2) entravent la perte de chaleur par rayonnement infrarouge, assurant par cet effet de serre naturel des températures confortables à la surface du globe.
En 1896, le chimiste suédois Svante Arrhenius formule l’hypothèse qu’avec la combustion de carburants fossiles – à l’époque essentiellement du charbon – les humains finiraient par doubler la quantité de CO2 dans l’atmosphère, renforçant l’effet de serre et réchauffant le climat de quelques degrés en moyenne globale.
En 1975, les mesures de la concentration atmosphérique du CO2 montrent que ce processus était bien engagé. La nature ne compense qu’à moitié les émissions anthropiques croissantes de CO2 vers l’atmosphère (500 millions de tonnes de carbone par an en 1900, près de 7 milliards de tonnes aujourd’hui). De 290 ppm (parties par million, soit des cm3 de CO2 par m3 d’air) en 1900, le CO2 est passé à 315 ppm en 1957, 335 ppm en 1975, à 375 ppm aujourd’hui (figure 1).
L’analyse des carottes de glace de l’Antarctique et du Groenland montre que pendant au moins huit cent mille ans la concentration du CO2 est restée inférieure à 300 ppm. Les géologues nous disent qu’il faut remonter quelques dizaines de millions d’années plus loin dans le passé pour trouver des concentrations supérieures. Depuis le début de l’ère industrielle, surtout depuis 1900, il y a rupture de pente : la concentration du CO2 monte en flèche.
Aujourd’hui, on sait sans aucun doute que, depuis au moins un siècle, l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère résulte surtout de la combustion des carburants fossiles – charbon, pétrole, gaz naturel. On sait que si le développement continue sur la base de carburants fossiles, avec émission vers l’atmosphère du CO2 qui en résulte, la concentration atmosphérique de CO2 pourra très bien dépasser les 600 ppm avant 2100.
Quid de la deuxième partie de l’hypothèse d’Arrhenius – le réchauffement planétaire ?
En 1975, on n’était pas sûr que l’effet de serre (réchauffement) dû au CO2 l’emporterait sur l’effet parasol (refroidissement) suscité par les autres types de pollution. On ne pouvait non plus exclure des variations de la luminosité du Soleil.
Aujourd’hui, trente ans après, on sait que les variations solaires récentes sont faibles par rapport au renforcement de l’effet de serre, qu’elles ne jouent qu’un rôle tout à fait mineur. On sait aussi que le renforcement de l’effet parasol par diverses pollutions (SO2 et particules carbonées) reste limité dans l’espace et dans le temps, et que son importance relative diminuera au cours des prochaines décennies, alors que le CO2 anthropique s’accumulera. C’est seulement en tenant compte du renforcement anthropique de l’effet de serre dû aux activités humaines, qu’on peut expliquer le réchauffement depuis 1975.
Quelques certitudes
Les activités humaines altèrent l’atmosphère de la planète. La science progresse-t-elle assez vite pour que la société puisse maîtriser cette altération ? Les incertitudes sur le réchauffement futur sont-elles encore trop grandes ? De toute façon, ce que l’on cherche réellement à prévoir n’est pas tant la température moyenne à la surface du globe, que les températures et précipitations en chaque région, le temps qu’il fera, les risques de sécheresses, de tempêtes, d’inondations. Avec un réchauffement planétaire de trois degrés, quel sera le risque d’une canicule pire que 2003 en France ? Comment changeront les hivers en Savoie, en Scandinavie, ou en Sibérie ? Que deviendra le bilan hydrique en Beauce, en Argentine, dans l’Illinois, ou dans le nord de la Chine ? Avec quelle fréquence les ouragans dévasteront-ils les Caraïbes, les typhons le Japon ?
Que peuvent dire les modèles utilisés pour simuler le changement climatique qui résulte d’un scénario donné d’altération anthropique de l’atmosphère ? Aujourd’hui, les projections se contredisent sur certains points, notamment sur les modifications des précipitations et du ruissellement. Cependant, on aurait tort de ne pas tenir compte du risque de changement climatique dangereux sous prétexte des incertitudes des modèles.
Premièrement, l’altération de l’atmosphère par les émissions anthropiques de CO2 est une tendance lourde. Dans la plupart des pays, ces émissions viennent surtout de la production d’électricité et d’infrastructures à longue durée de vie impliquant des investissements importants. Une fois le CO2 dans l’atmosphère, son temps de résidence dépasse le siècle. Pour chaque million de tonnes de CO2 émises aujourd’hui où que ce soit sur le globe terrestre (et on en émet 70 millions de tonnes par jour), ou en 2010, où que ce soit sur le globe, quelques centaines de milliers de tonnes resteront bien mélangées dans l’atmosphère, affectant tout le globe, en 2050, en 2100.
Deuxièmement, les modèles du climat traduisent les lois bien établies de la physique, que l’on ignore à ses risques et périls. Les modèles fonctionnent bien pour la prévision du temps à l’échéance de quelques jours. Les incertitudes des modèles, surtout dans leurs applications climatiques, proviennent de la schématisation incontournable de la complexité du monde réel. Ils comportent en particulier des représentations grossières des processus importants qui se déroulent à des échelles inférieures à celle de la maille des modèles – condensation de la vapeur d’eau pour former des nuages et des précipitations, partage des précipitations arrivant au sol et sur la végétation entre évaporation, évapotranspiration, et ruissellement, interactions entre des masses d’eau plus ou moins salées avec les glaces et dans les profondeurs de l’océan. Malgré ces difficultés, les modèles, pour une atmosphère avec 600 ppm de CO2, s’accordent sur un réchauffement plus ou moins important(1) (figure 2).
Laissez-moi maintenant imaginer l’avenir proche
D’ici 2025, les émissions de CO2 auront continué d’augmenter, mais à un rythme quelque peu modéré. Les pays ayant pris au sérieux le Protocole de Kyoto seront récompensés par un supplément de compétitivité dû à leurs économies d’énergie et aux technologies nouvelles qu’ils auront mises en service à cet effet. Mais les autres auront contribué à accroître la concentration du CO2 et celle-ci aura probablement dépassé les 420 ppm (voir graphique ci-contre).
En 2025, sauf catastrophe volcanique, il sera encore plus clair qu’aujourd’hui que le renforcement anthropique de l’effet de serre dominera le changement climatique au XXIe siècle. On comprendra mieux qu’aujourd’hui comment la pollution (par le dioxyde de soufre notamment) modifie l’effet parasol et limite le réchauffement. Mais il est possible que ces pollutions aient commencé à diminuer même dans les pays à croissance rapide – Chine et Inde notamment – suite aux soucis de santé et aux pressions des citoyens.
En 2025, la température moyenne à la surface du globe aura augmenté – je parierais sur 0,6° de plus par rapport à la décennie 1991–2000, à peu près 1° de plus en Europe occidentale. On aura connu de nouveau des étés chauds en France, sans toutefois une répétition de la canicule de 2003. Avec un peu de chance, il y aura eu des canicules terribles dans le centre et le sud des États-Unis au cours des étés précédant les élections de 2006 et de 2008. Dans le Grand Nord, de la Sibérie au Groenland en passant par l’Alaska, la température aura augmenté de plus de 3° d’ici 2025 ; plusieurs navires traverseront l’océan Arctique chaque été. Le réchauffement dépassera 2° en Asie centrale et dans une grande partie du Canada, même à la frontière des États-Unis. Pour la plupart, les glaciers de montagne auront perdu plus du tiers de leur glace, et la neige en altitude fondra bien plus tôt au printemps, avec des conséquences importantes pour la gestion des barrages. Il n’y aura pas eu de débâcle générale de la calotte glaciaire Antarctique, malgré quelques dislocations spectaculaires de la banquise.
Le niveau des océans sera monté d’environ 20 cm par rapport au niveau présent, surtout par dilatation thermique de l’eau dans la couche superficielle. Quant aux tempêtes, je ne crois pas à une augmentation générale de leur fréquence et de leur sévérité, mais il est possible que l’Irlande, l’Écosse et la Scandinavie en subissent plus que pendant les dernières décennies, la France un peu moins. Les recherches de l’INRA permettront à l’agriculture de faire face à l’assèchement croissant de la campagne française. Une augmentation probable du nombre et de la force des ouragans atteignant les Caraïbes et les États-Unis entraînera de grandes pertes économiques dans les régions côtières où beaucoup a été construit entre 1980 et 2000.
FIGURE 2 |
Réchauffement planétaire ΔT (par rapport à la moyenne des années 1951–1980). Depuis 1975, le réchauffement dû au renforcement de l’effet de serre émerge de la variabilité naturelle de scénarios d’émissions, à croissance modérée (moins d’un facteur deux au XXIe siècle). Pour la période 2000 à 2100, la fourchette jaune (1 à 3°) correspond à une croissance modérée (facteur 2) de l’émission de CO2 alors que la fourchette rouge (+ 3 à 5°) correspond à une croissance forte (facteur 5). Si les émissions augmentent d’un facteur douze comme au XXe siècle, le réchauffement sera encore plus fort. |
Les progrès de la prévision météorologique en 2025
En 2025, les sciences de la météorologie et du climat auront beaucoup avancé, grâce aux progrès dans l’observation spatiale et sous-marine des différents constituants du « système climatique », grâce aussi à une puissance de calcul encore accrue. La prévision météorologique à 10 jours d’échéance sera devenue tout à fait fiable. À courte échéance, on saura donner des prévisions bien plus fiables à l’échelle locale. Les événements cévenols continueront à dévaster des constructions imprudemment tolérées en zone inondable, mais comme pour les tempêtes violentes, avec de meilleures prévisions, les responsables de la sécurité publique devront réduire les pertes humaines au minimum. Des prévisions probabilistes à plus de deux semaines d’échéance commenceront à se montrer utiles, et comme les prévisions saisonnières, elles auront une forte influence sur l’économie mondiale, dans les domaines des assurances, des marchés de matières premières agricoles (céréales, café, cacao, coton…), du tourisme, et des activités offshore. Quelques techniques de modification du temps seront peut-être devenues efficaces, mais leur emploi, dans les parties du monde où la pluie sera devenue (ou aura toujours été) rare, soulèvera de plus en plus de litiges entre régions voire États.
En 2025, on aura compris les grandes lignes du réchauffement observé dans les différentes parties du monde entre 1975 et 2025, mais on aura encore du mal à expliquer l’évolution irrégulière de la carte des précipitations et leurs fluctuations. Il restera des incertitudes sur les interactions entre les océans, les glaces et l’atmosphère. Il n’y aura pas eu un arrêt brusque de la dérive Nord-Atlantique entraînant – paradoxalement au milieu du réchauffement planétaire – la survenue en une décennie (pas le jour d’après !) d’hivers extrêmement froids en Europe. Cependant, avec l’augmentation notable des précipitations en Norvège, et la fonte accélérée de la banquise en marge du Groenland, la salinité des eaux superficielles de la mer de Norvège aura diminué. La question du seuil à ne pas dépasser sera posée.
En 2025, malgré les incertitudes sur l’évolution des précipitations, la modélisation du climat aura suffisamment avancé pour que l’on prenne plus au sérieux qu’aujourd’hui les risques attachés à la poursuite des émissions de CO2. Mais que de temps perdu ! En 2025, sans mesures ambitieuses post-Kyoto, ces émissions auront atteint voire dépassé les 8 milliards de tonnes de carbone par an.
Alors, en 2050 ?
Aujourd’hui, certains racontent que les changements réellement observés d’ici 2025 démontreront que les rétroactions de la vapeur d’eau et de la couverture nuageuse agissent plutôt pour limiter le réchauffement à un niveau tolérable (mettons 1 degré en 2100) malgré un doublement du CO2. Possible – mais j’estime, au contraire, que c’est se faire des illusions. Les analyses des observations récentes et des modèles les plus performants suggèrent plutôt qu’un doublement du CO2 entraînera un réchauffement d’au moins 2,5°. Tout en excluant un scénario catastrophe, je pense qu’on aura trouvé d’ici 2025 encore plus de raisons de craindre la mue climatique ; mue dangereuse, non pas parce qu’un monde plus chaud sera nécessairement invivable, mais parce qu’augmenter en moins de deux siècles la température moyenne à la surface du globe de 5° (autant que pendant les millénaires qui ont mis fin à la dernière période glaciaire), implique un changement biogéographique qui prend des allures de catastrophe.
Si, arrivé en 2025, on juge qu’il faut absolument faire plafonner la concentration atmosphérique de CO2 à 500 ppm, il faudra diminuer les émissions d’un facteur deux avant 2050. Saura-t-on le faire ? Même si on comprendra bien le détail des échanges de carbone entre atmosphère, océan, biosphère marine, et biosphère continentale, que saura-t-on sur l’efficacité et les risques d’une accélération artificielle de la » pompe biologique » transportant du carbone vers les profondeurs abyssales ?
Les expériences se poursuivront à grande échelle. Les inquiétudes sur ces expériences, comme sur les tentatives d’extraction de méthane des sédiments sous-marins d’hydrates, ne freineront guère les entrepreneurs. D’un autre côté, même si l’on aura fait des progrès vers des technologies de « séquestration » du CO2, pourra-t-on raisonnablement espérer une réduction importante des émissions nettes (en 2025, 8 milliards de tonnes de carbone, soit 30 milliards de tonnes de CO2 par an !) avant 2050 ? Peut-on compter sur une généralisation du nucléaire, de la fusion contrôlée, des énergies renouvelables ? Du vent ? Faut-il attendre la vraie catastrophe pour faire quelque chose ? Les choix des prochaines années et décennies détermineront en grande partie, sauf catastrophe volcanique, comment changeront le climat et la carte du globe au cours des prochains siècles.
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1. Avec doublement du CO2, les calculs rigoureux du transport du rayonnement infrarouge donnent nécessairement une augmentation significative de l’opacité infrarouge de l’atmosphère, amplifiée probablement par une augmentation de la quantité de vapeur d’eau (H2O) dans l’atmosphère. Le réchauffement dépend du cycle de l’eau et entraîne nécessairement des modifications de la carte des flux d’eau.
Quelques lectures
► Deneux M., Sénateur, 2002 : Rapport (OPECST). L’évaluation de l’ampleur des changements climatiques, sur la géographie de la France à l’horizon 2025, 2050 et 2100. Paris : Assemblée Nationale N° 3603, Sénat N° 224.
► Kandel R., 2004 : Le Réchauffement climatique (Collection Que sais-je ?) N° 3650, 2e édition.
► Le Treut H. et J.-M. Jancovici, 2001 : L’effet de serre : allons-nous changer le climat ? Paris, Flammarion (Collection Dominos).