L’avenir des grands corps techniques en débat
Compte rendu d’un colloque organisé par les ingénieurs de l’armement. Il n’est pas question de détruire cette intitution multiséculaire qui doit cependant continuer à s’adapter aux nouvelles données de la mondialisation et s’ouvrir à de nouveaux domaines techniques.
Le corps des Ponts et Chaussées, devenu en 2009 le corps des Ponts, des Eaux et des Forêts, a fêté en 2016 ses 300 ans. En 2018, le corps de l’Armement célébrera son demi-siècle d’existence. « Jeune » corps, il n’en est pas moins l’héritier de corps multiséculaires, dont le corps du Génie maritime créé en 1765.
Au fil des ans, et de l’évolution du pays, d’autres grands corps techniques ont été créés puis, ces dernières années, différentes fusions en ont réduit le nombre à quatre.
LES GRANDS CORPS TECHNIQUES ONT FAÇONNÉ LA FRANCE INDUSTRIELLE
À travers les différents régimes politiques qui se sont succédé en France depuis la fin du XVIIIe siècle, les grands corps ont structuré l’État, et les grands corps techniques, qui ont été au cœur de toutes les révolutions technologiques, du charbon à l’atome, ont façonné son développement industriel.
“ La rationalité scientifique est de moins en moins audible dans le débat public ”
Pourtant, certains considèrent aujourd’hui ce système comme obsolète. D’autres souhaitent le voir évoluer. La Confédération amicale des ingénieurs de l’armement, soutenue par la Fédération des grands corps techniques de l’État, a choisi de contribuer à ce débat en organisant, le 15 novembre dernier à l’Institut Pasteur à Paris, un colloque sur le thème : « L’État a‑t-il encore besoin d’ingénieurs de grands corps techniques dans la haute fonction publique ? »
La question n’est pas nouvelle et avait été posée en 2009, en termes similaires, à Daniel Canepa et Jean-Martin Folz (66). Reprenant une de leurs conclusions, Jean- Yves Le Drian a estimé le 15 novembre que « les qualités de l’esprit scientifique, technologique et rationnel sont plus que jamais de mise, pour orienter et agir dans une situation internationale marquée par l’incertitude, l’instabilité mais aussi l’accélération technique ».
On constate pourtant que la rationalité scientifique est de moins en moins audible dans les grands débats sociétaux, où l’on fustige même « la dictature des experts ».
Sans doute, les ingénieurs eux-mêmes en sont en partie responsables, eux qui souvent hésitent à investir le domaine du politique ou n’en comprennent pas les codes. Soulignant plus largement la crise des vocations dans les métiers techniques et industriels, François Lureau (63) a plaidé pour un effort accentué d’engagement des ingénieurs dans le débat public.
UN NOUVEL INTÉRÊT POUR UNE STRATÉGIE INDUSTRIELLE D’ÉTAT
Ces dernières années, la tertiarisation, la financiarisation et la mondialisation de l’économie ont mis à mal le colbertisme français tandis que décentralisation, régionalisation et construction européenne ébranlaient le modèle de l’État jacobin. Les responsabilités en matière d’investissement et de gestion d’équipements publics ont été redistribuées.
“ Face au “courtermisme”, une vison et une gestion à long terme des carrières ”
Cependant, la crise financière et économique récente a rappelé l’importance de l’intervention publique dans des programmes d’investissement structurants pour des filières industrielles saines et équilibrées. Cette résurgence d’une forme de stratégie industrielle de l’État intensifie le dialogue entre pouvoirs publics et entreprises.
De même, le développement et l’ingénierie de grands projets complexes d’infrastructure ou de défense nécessitent une étroite collaboration entre maîtrise d’ouvrage publique et maîtrise d’œuvre industrielle.
Dans ces conditions, et alors que les contraintes sociales et environnementales s’opposent de plus en plus aux critères techniques et économiques, les grands corps d’ingénieurs sont-ils toujours à même d’apporter à l’État et aux collectivités les compétences nécessaires ?
DES ATTAQUES MULTIPLES
Les grands corps font l’objet d’attaques multiples, y compris en leur propre sein. L’une des critiques qui leur sont adressées est qu’ils barreraient l’accès des autres catégories de personnel public aux postes les plus élevés, tandis que, par ailleurs, de jeunes polytechniciens renonceraient au choix d’un corps par crainte de s’enfermer dans un cadre « à vie ».
FUSION COMPLÈTE DES CORPS ?
Pour certains, la réduction du domaine d’intervention technique de l’État rend nécessaire une fusion des grands corps techniques afin d’ouvrir la possibilité de choix, tant des employeurs que des ingénieurs.
Les défenseurs des corps signalent deux dangers à cette fusion : l’uniformisation des profils qui, à l’inverse de l’objectif, appauvrirait le choix, et la disparition d’un accompagnement individualisé des carrières d’agents qui deviendraient interchangeables.
Or la vocation des corps n’est pas exclusive, ni dans un sens, ni dans l’autre. Elle ne s’oppose pas à l’emploi à durée déterminée d’experts très spécialisés, aujourd’hui par exemple dans le domaine de la cybersécurité, et dont les compétences se trouvent sur un marché extrêmement ouvert.
En revanche, la formation progressive aux modes de fonctionnement et à la gouvernance des pouvoirs publics, à travers des trajets multiples et des expériences complémentaires, nécessite une vision et une gestion à long terme des carrières. C’est sur cette vision, face aux politiques et aux marchés « courtermistes », que doit se fonder la défense de l’intérêt public.
Or Bernard Attali « constate que l’analyse prévisionnelle des besoins de l’État, aussi bien quantitatifs que qualitatifs, en matière de hauts fonctionnaires reste très largement à faire ». Il n’est pas sûr que la suppression des grands corps améliore considérablement cette situation.
La question est donc moins de l’existence des corps que de leur vocation et de leur organisation. Leur gestion est jugée trop rigide et trop sectorisée, ne pas prendre suffisamment en compte les transferts de responsabilités entre collectivités publiques ou la transversalité des enjeux sociétaux, ignorer l’Europe.
Faut-il alors conserver des corps distingués par domaines d’intervention (politique industrielle, défense, aménagement territorial, santé, etc.) et par niveaux hiérarchiques (A+, A, B, C), ou envisager leur fusion ?
LES GRANDES ÉCOLES SONT AUSSI CONCERNÉES
“ Supprimer les obstacles à la respiration des corps ”
On ne peut évoquer les grands corps d’ingénieurs sans parler des grandes écoles. L’enseignement français, et notamment l’enseignement scientifique, affronte une crise préoccupante, illustrée par ses très faibles scores dans les classements éducatifs internationaux (PISA, TIMSS). L’enseignement supérieur n’y échappe pas, si l’on en croit plusieurs autres classements (Shanghai, THE, QS, etc.).
Ce qui fait la force des meilleures universités mondiales, c’est avant tout une sélection rigoureuse à l’entrée, la solidarité de leurs communautés d’alumni (le MIT dispose d’un fonds de dotation supérieur à dix milliards de dollars) et leurs fortes relations avec l’industrie, qualités que partagent les grandes écoles françaises.
UN ÉVÉNEMENT DE HAUTE TENUE
C’est plus de 140 participants qui ont suivi les débats du 15 novembre 2016, autour de deux tables rondes introduites successivement par Alain Bugat et Bernard Attali, auxquelles participait notamment le président de l’AX, Bruno Angles.
Le colloque était clôturé par une intervention du ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian.
En revanche, ces écoles sont pénalisées par leur faible taille : 170 écoles d’ingénieurs accueillent 141 000 étudiants soit une moyenne de 830 étudiants par établissement. Dans la mesure où est recherchée une meilleure reconnaissance internationale, dont les classements sont un critère important, les fusions aveugles tous azimuts ne sont donc pas la panacée.
Bernard Attali comme Alain Bugat (68) ont regretté que ne soit pas créé sur le plateau de Saclay, par regroupement autour de l’École polytechnique de certaines écoles d’ingénieurs tel qu’amorcé par le rapprochement X‑ENSTA, un grand pôle de technologie à la française.
L’ADAPTATION RESTE INDISPENSABLE
Détruire le système des grands corps d’ingénieurs et, collatéralement, celui des grandes écoles qui leur sont liées, serait une grave erreur, mais ce système doit s’adapter, et Jean-Yves Le Drian d’affirmer : « L’État a fait le choix séculaire de se doter de corps d’ingénieurs pour des raisons évidentes de maintien des compétences, de vision à long terme et d’indépendance stratégique : nous avons le devoir d’en assumer une gestion moderne. »
On notait parmi les participants (à partir de la droite) le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian Jean-Yves Le Drian. et le président de l’AX Bruno Angles, ainsi que le délégué général pour l’armement Laurent Collet-Billon
Il détaille également trois pistes d’évolution. Tout d’abord, afin de répondre aux défis actuels et à venir, les corps doivent s’appuyer sur une formation qui, sans s’écarter de l’excellence scientifique et d’une forte culture générale, doit s’internationaliser davantage : diversifier les parcours académiques à l’étranger, attirer dans nos écoles davantage d’enseignants et d’élèves étrangers parmi les meilleurs.
Ensuite, les carrières au sein de l’État doivent retrouver pour les ingénieurs les plus brillants une attractivité que l’accumulation de contraintes statutaires a pu atténuer : ouvrir les corps à de nouveaux domaines techniques – numérique, santé –, faciliter l’accès aux postes de direction, investir davantage les institutions européennes.
Il convient, enfin, de supprimer les obstacles à la respiration entre le secteur public et le secteur privé. Cette respiration enrichit les parcours professionnels au profit de l’État comme de celui des entreprises : cependant les obstacles – règles de déontologie inadaptées et écart salarial croissant avec l’âge – sont aujourd’hui souvent infranchissables et les abattre ne sera pas chose aisée.
Qui donc engagera ces chantiers ?