Lavoisier et l’air vital
La révolution chimique
La révolution chimique
Dans le progrès des Lumières auquel se vouaient encyclopédistes et philosophes de la seconde moitié du XVIIIe siècle, celui des connaissances chimiques figure de manière remarquable. Au bond en avant des mathématiques et de la mécanique qui l’avait précédé, succède celui de la chimie qu’illustrèrent de grands noms, en Angleterre, en Suède, en France, au premier plan celui de Lavoisier, dont les grandes intuitions, suivies d’expériences rigoureuses, tracèrent la voie d’une chimie nouvelle désencombrée des idées irrationnelles des alchimistes et des vocables arbitraires de l’apothicairerie : révolution chimique qui connut son plein éclat dans les années qui précédèrent immédiatement la Révolution française.
Portrait de Lavoisier : gravure d’après un dessin fait sans doute lors de sa détention (tiré de E. Grimaux, Lavoisier 1743–1794, Paris, Alcan, 1888).
Le manifeste en fut la Méthode de Nomenclature chimique (1787) où étaient mis en vedette les noms, proposés par Lavoisier, de trois éléments fondamentaux : hydrogène, oxygène, azote : les trois éléments qui sont, avec le carbone, à la base de ce qu’on peut appeler, pour résumer, la » chimie du vivant « . La révolution chimique gagnera l’Angleterre, l’Italie, plus lentement l’Allemagne, donnant des bases raisonnables et un langage international correct à la chimie.
Acides, alcalis, métaux, » terres » de toute espèce dont les chimistes avaient collectionné jusque-là les propriétés et les réactions mutuelles, tout cela allait s’ordonner en catégories fondées sur les analyses et non sur quelque notion métaphysique comme celle de » principes » (acide, salin, causticon…). Le classement des constituants de la nature en quatre » éléments » (air, eau, terre, feu) avait perdu son sens : l’infinie diversité des » terres » ; l’analyse de l’eau par Lavoisier, cette admirable et décisive expérience de décomposition d’un » élément » en ses deux constituants ; la démonstration de l’inanité d’un » principe » du feu, le phlogistique, qu’on pensait inclus dans tous les corps capables de brûler ; enfin le développement récent de la » chimie des airs » avaient achevé de ruiner les anciens concepts.
Les chimistes » pneumaticiens » : la découverte de l’oxygène
Un nouveau domaine s’était ouvert en effet peu avant : la chimie pneumatique, ou chimie des » airs « , des gaz (le mot gaz avait déjà été introduit cent ans plus tôt, dérivé de ghost ou de Geist, comme le terme français d’esprit : esprit de sel, esprit de vin). Les chimistes avaient réussi à emprisonner les gaz, à les manipuler grâce aux cuves à eau ou à mercure, aux pompes à vide, à des raccords de tuyaux convenablement lutés.
Les ayant isolés, ils en éprouvaient les propriétés. La première et la plus simple était évidemment de voir si cet » air » était respirable : on mettait donc sous la cloche une souris, un cobaye ou un oiseau dont on observait la survie (c’est une démonstration de ce genre qui devait donner naissance à la charmante légende polytechnicienne de l’oiseau de Berzélius, et du nom de » Berzé » donné à l’horloge dans l’ancien argot de l’X !).
Un des premiers airs étudiés avait été » l’air fixe » résultant de la combustion du charbon dans l’air, ou de la calcination du calcaire (d’où son nom). Ensuite, Priestley et Scheele, chacun de leur côté, découvrirent en 1771 un nouvel air, produit de la dissociation à faible température de l’oxyde rouge de mercure ; une flamme de bougie se mettait à briller d’un vif éclat dans cet » air « , et la souris y survivait, tandis que » l’air fixe » lui était fatal.
Trois ans après la découverte de Priestley qui n’avait pas parfaitement fait le lien entre ce nouvel air, qu’il avait nommé » air déphlogistiqué « , et l’air atmosphérique, Lavoisier établissait, par analyse et synthèse, la composition de » l’air commun » : un cinquième » d’air pur » ou air vital, et quatre cinquièmes d’une mofette impropre à la respiration.
Aussitôt après son analyse de l’air, Lavoisier étudia les réactions de l’air vital avec le soufre, le phosphore, le charbon, qui donnent les acides vitriolique, phosphorique, carbonique. On peut le dégager de l’acide nitreux (nitrique) : il en est donc aussi un constituant. Lavoisier, généralisant trop hâtivement et sacrifiant peut-être encore aux anciens » principes » mythiques, crut que cet » air vital » était le constituant essentiel de tout acide, que c’était un » principe oxygine » (de oxus, acide) : c’est pourquoi, dans la nouvelle Méthode de Nomenclature, il lui forgea le nom d’oxygène, donnant au » gaz inflammable » dont il a démontré que c’est, avec l’oxygène, le constituant de l’eau, celui d’hydrogène, et à l’air irrespirable celui d’azote (a privatif, zôè, vie).
Air vital, azote : ces termes montrent que les phénomènes vitaux étaient constamment présents à l’esprit des chimistes. Leur art, d’ailleurs, ne se partageait-il pas entre l’industrie des biens de consommation (métaux, textiles…), et la pharmacopée, au service de la santé ? Lavoisier, de fait, ne manquera pas de s’intéresser de plus en plus à la chimie du vivant, autour de ce qui est pour lui l’élément clé : l’oxygène.
» Rien ne se perd, rien ne se crée » : les bilans de l’analyse élémentaire
Après avoir mis en évidence le rôle de l’oxygène dans la constitution de certains acides, Lavoisier se tournera vers les substances végétales, où l’on reconnaît » que les principes vraiment constitutifs des végétaux se réduisent à trois : l’hydrogène, l’oxygène et le carbone » -, et il soupçonne le carbone et l’hydrogène, combinés ensemble, de jouer le rôle de » base acidifiable « , en se combinant » avec une proportion plus ou moins considérable d’oxygène « .
Il conduira, dès 1784, des analyses élémentaires où il détermine les proportions des trois éléments dans des substances tirées du règne végétal, en achevant leur oxydation totale – leur combustion – en CO2 et H2O par un volume, mesuré, d’oxygène pur.
Il aménagea à cet effet un appareil (gravure ci-contre) où il procéda à la combustion de l’esprit de vin (alcool) par l’oxygène, en recueillant le CO2 et la vapeur d’eau. Bien que ses pesées aient été, en elles-mêmes, fort précises, il y avait trop de sources d’erreur dans la mesure des produits de la réaction pour que les résultats des expériences soient corrects tels qu’on les connaît aujourd’hui, après les travaux de Liebig et des premiers organiciens.
En tout cas, Lavoisier avait compris que les réactions de la chimie de la vie n’échappaient pas à la règle fondamentale de la conservation de la matière, et donc à l’établissement de bilans, dans son Traité de chimie (1789), il proposait de mettre en équation les processus biologiques : ainsi pour la » fermentation vineuse, puisque le moût de raisin donne du gaz acide carbonique et de l’alkool, je puis dire que le moût de raisin = acide carbonique + alkool « . Et il tentera d’établir le bilan quantitatif, en carbone, hydrogène, oxygène, de la fermentation d’une solution de sucre.
Exemple d’expérience de “ chimie pneumatique ” : combustion de l’esprit de vin. E, cuve à mercure ; A cloche de cristal remplie d’air, communiquant par le robinet M avec la cloche S, placée sur une cuve à eau, pleine d’oxygène ; R lampe à esprit de vin contenant une quantité d’alcool pesée exactement ; la flamme est entretenue en admettant de l’oxygène dans A, par ajustement des niveaux des cuves, jusqu’à la fin de la combustion ; le CO2 formé est absorbé par de la soude caustique et pesé. (Cette gravure ne précise ni le dispositif d’allumage, ni celui d’absorption du CO2.)
Mémoires de l’Académie des sciences, 1784, p. 593.
En revanche, Lavoisier s’abstint d’analyser la » fermentation putride » des matières animales, » car la composition de celles-ci n’est pas encore très exactement connue. On sait qu’elles sont composées d’hydrogène, de carbone, d’azote, de phosphore, de soufre ; le tout porté à l’état d’oxyde par une quantité plus ou moins grande d’oxygène ; mais on ignore absolument quelle est la proportion de ces principes. Le temps complétera cette partie de l’analyse chimique, comme il en a complété déjà quelques autres… »
L’oxygène, moteur de la vie : la respiration
L’oxygène, agent des combustions vives, est aussi, par la respiration, le moteur essentiel de la vie, et déjà les chimistes pneumaticiens avaient tenté de quantifier la » bonté de l’air « , en rapport supposé avec sa teneur en oxygène.
C’est ainsi que Priestley, utilisant la propriété alors bien connue de » l’air nitreux » (NO), de se combiner avec l’oxygène pour donner la vapeur rutilante (NO2), avait construit un appareil où, par réaction de l’air commun avec le gaz nitreux suivie de la dissolution du NO2 dans l’eau, il mesurait la » bonté de l’air » : plus l’eau remontait haut dans l’appareil après absorption de la vapeur rouge, meilleur était l’air ; on nomma » eudiomètre » cet appareil, terme dont l’étymologie (eudia, calme, sérénité) évoque le confort respiratoire, la bonté de l’air. Ce genre de mesures, trop qualitatif, ne pouvait satisfaire Lavoisier qui pensait que la respiration était une combustion lente : l’air vital inspiré est expiré sous forme d’air fixe (CO2), c’est là-dessus que doivent porter les mesures.
C’est par des mesures calorimétriques que commença Lavoisier. Dans un calorimètre à glace (on mesurait la quantité de chaleur dégagée par le poids de la glace fondue lors de l’expérience), il mesura la chaleur de combustion du charbon, puis la compara à la chaleur dégagée par un cobaye enfermé dans le calorimètre et dont on mesurait la quantité d’air fixe expiré, donc la quantité de charbon qu’avait brûlé son organisme. C’était un peu plus que prévu, car le cobaye a inspiré plus d’oxygène que celui nécessaire à la seule formation de CO2 (en fait il y a eu aussi expiration et transpiration de vapeur d’eau, provenant d’une combustion interne d’hydrogène). Première esquisse imparfaite de la mesure du métabolisme de base, qui confirma Lavoisier dans sa recherche du rôle de l’oxygène dans la physiologie animale.
Dans une étape suivante, il cherchera où, dans l’organisme, se fait la combustion ? Le plus simple est de penser que c’est dans le poumon, où le sang veineux, noir, se transforme en sang artériel, vermillon ; et l’on savait qu’en agitant de l’oxygène avec du sang veineux, il devenait vermillon. L’objection est que si toute la chaleur de combustion se dégage dans le poumon, le sang la véhiculant ensuite dans les organes, on ne saurait expliquer l’homéothermie du corps et l’uniformité du dégagement de la chaleur animale.
On en parla chez Lavoisier, dans ce salon de l’Arsenal où il réunissait familièrement ses amis académiciens ; les mathématiciens, qui avaient voix au chapitre, se partagèrent : Laplace pensait que le sang emmène du poumon une chaleur » latente » qui se dégage ailleurs ; Lagrange, que la combustion se fait non dans le poumon, mais dans les organes où le sang véhicule de l’oxygène qu’il a absorbé. C’est Lagrange qui avait raison, mais on ne le saura que beaucoup plus tard.
Lavoisier poursuivra son étude de la respiration et de la transpiration grâce au dévouement enthousiaste de son assistant, Seguin (celui-là même qui plus tard installera une tannerie modèle dans une île de la Seine : l’île Seguin). Seguin met un masque, on recueille et on mesure le CO2 expiré ; on constate que la teneur de l’air en oxygène n’influe pas sur la respiration, que la consommation d’air augmente beaucoup quand Seguin fournit un travail physique (élévation d’un poids) (dessin ci-après) ; dans une autre série d’expériences, Seguin revêt un scaphandre imperméable, on le pèse avec, puis sans scaphandre, pour distinguer la transpiration cutanée et la transpiration pulmonaire, etc.
Malheureusement, quand ces expériences se poursuivent, en 1791–1792, Lavoisier est très pris par ses fonctions quasi ministérielles à la Trésorerie nationale. Seguin n’a pas la rigueur expérimentale du maître – et surtout il ne pouvait être question d’aboutir à des conclusions claires dans un domaine aussi complexe – ce dont d’ailleurs Lavoisier, prudent, se gardait bien.
Lavoisier dans son laboratoire : expérience sur la respiration de l’homme exécutant un travail. Dessin de Madame Lavoisier : au centre, Seguin ; à droite, Madame Lavoisier (tiré de E. Grimaux, op cit.).
Le monde végétal : respiration et photosynthèse
L’étude des végétaux et de la végétation devait profiter, elle aussi, de la science » pneumatique » pour analyser les échanges des plantes avec l’atmosphère. Priestley avait entrevu le phénomène de photosynthèse (absorption de CO2 par les plantes vertes sous l’effet de la lumière, avec dégagement corrélatif d’oxygène) en constatant qu’autour d’une plante ensoleillée l’air commun se » purifiait » (1779). Ce sont les expériences d’Ingenhousz, médecin de la Cour de Vienne, qui devaient établir peu après l’existence des fonctions inverses de photosynthèse et de respiration des végétaux – la première étant quantitativement beaucoup plus importante que la seconde.
Le débat s’engagea alors sur la » nutrition des végétaux » : s’ils puisent l’hydrogène et l’oxygène dans l’air ou l’eau, d’où vient le carbone ? Nonobstant la découverte de la photosynthèse qui montrait que le végétal assimilait le carbone de l’atmosphère, on crut d’abord que cette absorption n’était pas quantitativement suffisante, et on supposa que le carbone était également pompé par les racines de la plante dans la fumure carbonée du sol.
C’est bien plus tard (Théodore de Saussure, 1804) que l’on élucidera et mesurera les échanges gazeux résultant de la photosynthèse et de la respiration des plantes ; quant à la » théorie de l’humus » sur l’assimilation du carbone du sol, elle ne sera définitivement abandonnée qu’en 1840.
Le lancement d’un prix de l’Académie des sciences pour 1794…
Pour Lavoisier, dont les analyses établissaient les bilans-matières de la chimie de la vie, il fallait aller plus loin et lancer un vaste inventaire de la circulation des matières entre les trois règnes : minéral (inerte), végétal et animal.
» Rien ne se crée, ni dans les opérations de l’art, ni dans celles de la nature, et l’on peut poser en principe que dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l’opération ; que la qualité des principes est la même, et qu’il n’y a que des changements, des modifications. » Et encore, à propos des échanges entre le monde végétal et le monde inerte : » Si l’on brûle du bois ou une matière végétale quelconque sous une cloche remplie d’air vital, la substance végétale, en se combinant avec la base de l’air, se convertit en acide carbonique et en eau ; mais si une substance végétale, plus de l’oxygène, forme de l’acide carbonique et de l’eau, il en résulte qu’en enlevant de l’oxygène à de l’acide carbonique et à de l’eau, on doit reformer une combinaison végétale et, quoique l’art ne nous fournisse encore aucun moyen d’opérer cette merveille, il n’est pas sans vraisemblance, et l’analogie porte à le croire, que c’est la marche que suit la nature pour la formation des végétaux. »
Dépassant les incertitudes du moment sur la respiration, sur la nutrition des végétaux, sur celle des animaux, il proposa à l’Académie des sciences en 1792 de lancer un grand concours auquel » sont invités les savants de toutes les nations » : par quels procédés la nature opère-t-elle cette circulation entre les trois règnes ? Un prix de 5 000 livres serait attribué en 1794 au meilleur mémoire sur une première partie de ce vaste programme : » Comment se fait la conversion des matières végétales en matières animales dans le canal intestinal ? »
La vision de Lavoisier, hélas, tourna court : en 1793, l’Académie était supprimée et Lavoisier, en 1794, était envoyé à l’échafaud.
Pressentiment de l’unité du monde vivant, de l’existence de structures communes à tous les êtres vivants, du jeu universel de réactions communes et d’échanges d’énergie qu’élucideront patiemment les biologistes des deux siècles suivants ? Si le regard de Lavoisier ne pouvait percer cet avenir lointain, son intuition du moins visait dans la bonne direction.