Le coup du poulet

Le Bahutage

Dossier : La Tradition et les Traditions de l'X des origines à nos joursMagazine N°331 Juin 1978Par : Gaston CLARIS (1863), Albert LÉVY (1863), Gaston PINET (1864) Jean-Pierre CALLOT (31) et Jacques SZMARAGD (66).
N° 331 Juin 1978
L’i­ni­tia­tion, deve­nue l’ab­sorp­tion, puis le bahu­tage, est une tra­di­tion qui remonte aux ori­gines de l’É­cole et qui ne s’est per­due qu’en 1967. L’ex­pé­rience a mon­tré que ces mani­fes­ta­tions baroques et sou­vent pué­riles. ces épreuves que les élèves s’im­po­saient à eux-mêmes d’an­née en année, étaient à la base des tra­di­tions les plus saines, et un élé­ment impor­tant de la for­ma­tion morale des Polytechniciens.

L’i­ni­tia­tion, deve­nue l’ab­sorp­tion, puis le bahu­tage, est une tra­di­tion qui remonte aux ori­gines de l’É­cole et qui ne s’est per­due qu’en 1967.

L’ex­pé­rience a mon­tré que ces mani­fes­ta­tions baroques et sou­vent pué­riles. ces épreuves que les élèves s’im­po­saient à eux-mêmes d’an­née en année, étaient à la base des tra­di­tions les plus saines, et un élé­ment impor­tant de la for­ma­tion morale des Polytechniciens.

C’est le bahu­tage qui per­mit d’é­la­bo­rer. de trans­mettre et d’im­po­ser le « Code X » qui. sous son aspect bur­lesque. est un code d’hon­neur auquel la com­mu­nau­té poly­tech­ni­cienne res­ta long­temps attachée.

Cela est si vrai que les com­man­de­ments de l’É­cole, tout en s’op­po­sant aux abus du bahu­tage, l’ont tou­jours tolé­ré, et que par­fois, même, lorsque les cir­cons­tances sépa­raient les pro­mo­tions, ils ont pris des mesures pour qu’il ne dis­pa­raisse pas com­plè­te­ment1.

Les rites de l’ab­sorp­tion s’é­la­bo­rèrent à par­tir du moment où les élèves furent caser­nés sur la Mon­tagne Sainte Geneviève.

Gas­ton Pinet. dans son His­toire de l’É­cole Poly­tech­nique ( 1887). en dresse un tableau pittoresque.

« Le pre­mier effet du régime mili­taire et du caser­ne­ment fut de pro­vo­quer. contre l’au­to­ri­té, un véri­table sys­tème d’en­tentes. de ligues, abso­lu­ment igno­ré sous l’an­cien régime de l’ex­ter­nat libre. Au Palais· Bour­bon, l’au­to­ri­té n’a­vait pu s’exer­cer d’une manière sen­sible que pen­dant les études. Les Élèves n’a­vaient pas entre eux de rap­ports très fré­quents, de rela­tions bien intimes. sur­tout d’une divi­sion à l’autre. Ils n’a­vaient pas sen­ti le besoin de se liguer contre leurs chefs.

Une fois réunis. caser­nés, constam­ment en pré­sence de ces chefs, ils réso­lurent de se liguer pour échap­per à la sur­veillance et résis­ter au Com­man­de­ment. Alors com­men­ça entre eux. sous l’ap­pa­rence de jeux. une sorte d’as­so­cia­tion qui se per­pé­tua d’une pro­mo­tion à l’autre. Grâce à une espèce d’i­ni­tia­tion. com­bi­née de toutes sortes de puni­tions et d’é­preuves, les anciens s’ar­ro­gèrent, pen­dant un temps, sur les nou­veaux, une auto­ri­té à l’aide de laquelle ils leur dic­taient jus­qu’aux fautes qu’il fal­lait commettre.

Ils exi­geaient des conscrits (c’est le nom qu’on com­men­ça à leur don­ner, et il est res­té), des témoi­gnages de res­pect, qu” ils impo­sèrent quel­que­fois par la force.

Des ques­tions baroques de science leur étaient adres­sées ; on leur infli­geait mille vexa­tions. les huées, les arro­se­ments, l’en­lè­ve­ment et la des­truc­tion des effets de caser­ne­ment, d’ha­bille­ment ou d’é­tude, l’in­fec­tion des cham­brées, etc., etc., sur­tout la bas­cule et les postes.

Ces ini­tia­tions cou­vraient du nom de jeux de véri­tables désordres ; elles ont occa­sion­né plu­sieurs fois des voies de fait et des duels. Elles duraient ordi­nai­re­ment deux mois, depuis le mois de novembre jus­qu’au mois de jan­vier, époque à laquelle le temps d’é­preuve était consi­dé­ré comme ter­mi­né, et alors les anciens consen­taient à trai­ter de pair avec les nou­veaux.

Dès la seconde année de caser­ne­ment, les ini­tia­tions fonc­tion­naient. Elles avaient don­né nais­sance à de tels désordres dans les dor­toirs qu’on fut obli­gé d’y mettre pen­dant quelque temps des sen­ti­nelles en per­ma­nence et d’y faire de fré­quentes patrouilles.

Sous la Res­tau­ra­tion, les mys­ti­fi­ca­tions, les ini­tia­tions. les bas­cules, les bri­mades, fort inno­centes du reste, qu’on infli­geait à la pro­mo­tion nou­velle, continuèrent.

Le baron Bou­chu, déci­dé à faire un exemple, deman­da le ren­voi de dix Élèves qui s’é­taient fait remar­quer. Deux seule­ment furent exclus. L’une des mys­ti­fi­ca­tions qu’il blâ­mait sévè­re­ment était la déno­mi­na­tion de conscrits que les anciens don­naient aux nou­veaux. Elle est humi­liante, écri­vait-il, j’es­père qu’elle ne sera plus repro­duite à l’É­cole. Elle s’est trans­mise jus­qu’à aujourd’hui.

Le coup du poulet

L’an­née sui­vante, l’au­to­ri­té essaya sans suc­cès un sys­tème, qu’on ne sau­rait d’ailleurs approu­ver. Elle vou­lut exi­ger de chaque Élève sa parole d’hon­neur de ne prendre part à aucune déli­bé­ra­tion, ni à aucun acte conve­nu. Les désordres recom­men­cèrent avec plus d’au­dace et elle n’o­sa intervenir.

A la ren­trée de 1818, le baron Bou­chu, à bout d’ar­gu­ments, dit qu’il ne vou­lait pas trai­ter sérieu­se­ment de pareilles plai­san­te­ries. Le spec­tacle des ini­tia­tions et des mys­ti­fi­ca­tions se fit alors publi­que­ment et se ter­mi­na par une repré­sen­ta­tion gro­tesque des auto­ri­tés de l’École. »

La bas­cule consis­tait à étendre le conscrit sur un tabou­ret auquel on impri­mait une suc­ces­sion de mou­ve­ments alter­na­tifs d’é­lé­va­tion et d’a­bais­se­ment des plus saccadés.

La cra­pau­dine, en usage alors dans l’ar­mée, s’ap­pli­quait de la manière sui­vante : on cou­chait, à plat ventre, le conscrit sur le tabou­ret, les jambes repliées, on atta­chait le bras droit à la jambe gauche et le gauche à la jambe droite et on rafraî­chis­sait le patient à l’aide de bombes hydrau­liques.

Les postes étaient plu­tôt une peine qu’une bri­made et s’in­fli­geaient après un vote. Dix cama­rades traî­naient dans la cour, avec une vitesse que venaient accroître de nou­veaux auxi­liaires. le patient qu’ils lais­saient épuisé.

Amphi-gueule à l'école polytechnique
Amphi-gueule.

Les cama­rades Lévy et Pinet ont don­né dans l’Argot de l’X l’ordre qu’af­fi­chaient les anciens, dans chaque bri­gade. dès l’en­trée de la nou­velle promotion :

Conscrit

La bas­cule tu recevras
De bonne grâce en arrivant.
La porte ouverte laisseras
Chaque soir au casernement.
Sans cela tu ressentiras
notre cour­roux chimiquement.
Dans nos salles tu n’entreras
Que bien après le jour de l’an.
Ton bon­net pris rachèteras
Par la bas­cule seulement.
Ou sinon tu le recevras
Défi­gu­ré nitriquement.
Ton ancien tu respecteras
Et ser­vi­ras diligemment.
A son abord tu trembleras
Et salue­ras bien humblement.
Nulle part ne te placeras
Sans avoir son consentement.
Sans quoi la poste tu courras
Dans notre cour, tam­bour battant.

Dans un de ses rap­ports, un sous-ins­pec­teur déclare qu’en­ten­dant des cris dans la cour, il a trou­vé un conscrit à qui deux anciens don­naient la bas­cule sous la pompe, le conscrit n’ayant pas vou­lu se lais­ser appli­quer la bas­cule ordi­naire. Il se plaint ensuite que cette bas­cule ordi­naire est si vite don­née qu’on ne peut jamais arri­ver à temps pour sai­sir les cou­pables. « L’u­sage gros­sier des bas­cules, dit un rap­port, du mois de novembre 1819. au moins tem­pé­ré l’an­née der­nière, a été rem­pla­cé par d’autres épreuves de contra­rié­té et de mys­ti­fi­ca­tions de diverses espèces employées par les anciens à l’é­gard des nouveaux.

Toute la sur­veillance pos­sible ne par­vient pas à empê­cher ces bizarres ini­tia­tions de dégé­né­rer en vexa­tion et d’al­té­rer la discipline. »

A l’Ini­tia­tion suc­cé­da l’Absorp­tion, qui consis­tait sur­tout en plai­san­te­ries. Ain­si, le pre­mier jour, on for­çait un conscrit reve­nant de la lin­ge­rie à endos­ser une che­mise sur ses habits et à chan­ter, sur un air connu, un pas­sage quel­conque d’un livre ouvert au hasard. La céré­mo­nie se pas­sait dans la cour. Elle était diri­gée par l’absor­beur, pla­cé au centre du cercle for­mé par les deux pro­mo­tions dans lequel entraient suc­ces­si­ve­ment les conscrits désignés.

Voi­ci une des­crip­tion de l’Absorp­tion, vers 1840 : « L’Absorp­tion des conscrits dans le sein de l’É­cole, en cos­tume bour­geois, le bon­net de coton sur l’o­reille et la queue de billard à la main, n’est pas moins plai­sante : là, un des plus anciens, celui dont le ber­ry (redin­gote de petite tenue) est le mieux culot­té, offre les traces les plus accu­mu­lées de rapa­to­nage (rapiè­ce­ment), ce qui est un signe d’hon­neur équi­valent aux che­vrons des vieux sol­dats, pique un laïus aux nou­veaux condis­ciples, il les engage en un style du cru à ne point trop se péli­ca­ner (se sai­gner les flancs par un tra­vail trop ardent), à ne pas redou­ter de temps en temps de bou­qui­ner, à vivre dans la crainte des colles (exa­mens) et dans l’a­mour des suçons (sucres d’orge) dont le goût est de tra­di­tion dans l’É­cole et qui servent sou­vent d’en­jeu au billard ou aux échecs pour inté­res­ser la partie. »

L’ab­sorp­tion se pas­sait alors à l’É­cole même. A par­tir de 1840 envi­ron, elle se fit au Holl – le « Café hol­lan­dais » – aujourd’­hui dis­pa­ru. situé sous les arcades du Palais Royal, Gale­rie Montpensier.

Le bahu­tage ne se dérou­lait pas selon un sché­ma immuable, chaque pro­mo­tion et sa Kom­miss y ajou­tant quelques per­fec­tion­ne­ments ou en sup­pri­mant quelques épi­sodes. Nous allons essayer de citer, dans le désordre qui convient à de telles cou­tumes, les pra­tiques les plus cou­rantes. Que les cama­rades qui consta­te­ront l’o­mis­sion des épreuves qu’ils ont per­son­nel­le­ment subies, nous écrivent ou viennent nous les infli­ger à titre de châtiment.

Les conscrits étaient mis en condi­tion au cours des « amphi-gueules », où leur pro­mo­tion ras­sem­blée et pros­ter­née subis­sait les sar­casmes des Anciens. Quelques noms pri­vi­lé­giés ins­pi­raient des qua­trains aus­si spi­ri­tuels que ceux-ci :

« En salle le cro­tal Hublot
assis tout près de la fenêtre
veille aux des­ti­nées de Fenêtre
qu’il couve comme un bibelot. »
ou
Il n’a donc pas mis ses lunettes,
le Bib au regard paternel
qu’il laisse entrer les mains nettes
des Catin, Dheu, Bordel. »

Au cour du grand monôme. dont Pinet fait remon­ter l’o­ri­gine à 1836, la pro­mo­tion ran­gée en file indienne der­rière son major, par­cou­rait la cour au milieu d’une foule d’an­ciens qui la har­ce­lait, la bous­cu­lait et la bom­bar­dait de redou­tables bombes à eau.

Le grand monôme à l'école polytechnique

Le grand monôme était sui­vi de l’exer­cice qui n’a­vait que de loin­tains rap­ports avec l’ins­truc­tion mili­taire. Il s’a­gis­sait, en fait, d’un par­cours du com­bat­tant, amé­na­gé avec toutes sortes d’obs­tacles impro­vi­sés. Et gare au conscrit qui cher­chait à tirer au flanc… Ce ne sont pas des SAS ou des SAR qui s’a­bat­taient sur lui, mais bien la ter­rible main de la komiss, et il était pro­mis aux mys­té­rieuses tor­tures du cryptage.

La tra­di­tion ancienne retient l’exis­tence de l’exer­cice des majors de tête et de queue, armés de queues de billard, et de celui des funestes, élèves d’une com­plexion « mons­trueuse » , qui n’a­vaient pas encore pu rece­voir la tenue com­plète de récole.

Les cro­taux béné­fi­ciaient d’un trai­te­ment de faveur. Ils étaient obli­gés de par­ti­ci­per, sous une étroite sur­veillance, à une course par des­sus et par des­sous bancs, tables et bou­rets. L’exer­cice s’a­che­vait par une revue pas­sée par un ancien à che­val sur un conscrit ou par des chics tra­cés sur le sol par les conscrits, en ren­dant hom­mage à la cou­leur de la pro­mo des anciens.

Le coup du pou­let se fai­sait le mar­di, jour où ce vola­tile. jadis fort pri­sé, figu­rait au menu. La rafle avait lieu sur les tables, ou avant le ser­vice au magnan, et elle était très bien connue de l’Ad­mi­nis­tra­tion puisque cette der­nière, alma mater secou­rable, pré­voyait d’a­vance un plat de bœuf sup­plé­men­taire pour cal­mer la faim des conscrits frustrés.

Au coup du pou­let suc­cé­dait le coup des frites : lorsque ce tuber­cule appa­rais­sait pour la pre­mière fois au menu, les anciens en rem­plis­saient leur phé­cys le plus cras­seux et venaient pré­sen­ter ce plat allé­chant aux conscrits. Il était aus­si dan­ge­reux qu’in­ci­vil de refu­ser cette col­la­tion improvisée.

Il exis­tait natu­rel­le­ment bien d’autres épreuves : le clas­sique « cirage », le « flam­bage » qui consis­tait à pla­cer dans le dos ou sous les chausses d’un conscrit un papier qu’on enflam­mait. Le « flam­bage » a été dési­gné à par­tir de 1900 par le mot « Delort », du nom d’un com­man­dant en second qui avait fait affi­cher dans chaque salle les consigne à appli­quer en cas d’in­cen­die. C’est une cou­tume qui s’est main­te­nue long­temps et déve­lop­pée au point de deve­nir une des plai­san­te­ries favo­rites des Polytechniciens.

Une autre pra­tique cou­rante était celle du « Zan­zi » (Zan­zi­bar) : un verre de lampe était intro­duit dans le pan­ta­lon, l’ex­tré­mi­té supé­rieure dépas­sant un peu la cein­ture ; un bou­chon était pla­cé sur le front ren­ver­sé du patient qui devait, au com­man­de­ment de l’an­cien, le faire retom­ber adroi­te­ment dans le verre de lampe.

Mais pen­dant que, la tête en arrière, le conscrit atten­dait reli­gieu­se­ment le signal, une carafe d’eau vidée dans le tube inon­dait son pan­ta­lon … l’eau étant sou­vent rem­pla­cée par de la pein­ture, du vin rouge, de la mar­me­lade, de la soupe de pois, etc.

Dans les caserts, on pra­ti­quait l’ome­lette, sorte de ran­ge­ment à l’en­vers où les meubles étaient jetés pèle-mêle au milieu de la pièce, le per­ce­ment des sou­riaux (vases de nuit) avec les tan­gentes, les lits en por­te­feuille, les salades de bottes jetées en tas dans la cour.

Le couvre-feu ne met­tait pas fin aux tour­ments des mal­heu­reux conscrits, bien au contraire. Les Anciens. à la faveur de l’obs­cu­ri­té, mul­ti­pliaient les per­sé­cu­tions : en pleine nuit, ils fai­saient irrup­tion dans les caserts des conscrits et les viraient ou les pisur­de­taient. Ce der­nier verbe, dont l’é­ty­mo­lo­gie est claire, défi­nit une manœuvre qui consis­tait à sou­le­ver le lit par les pieds et à le mettre en posi­tion ver­ti­cale : l’oc­cu­pant s’ef­fon­drait len­te­ment, cou­vert par son matelas.

Le pisur­den­tage simul­ta­né des huit lits d’un casert par huit anciens bien entraî­nés consti­tuait une très belle manœuvre.

Dans cer­tains cas, ces exac­tions étaient pré­cé­dées du coup des sar­dines. Le conscrit, à demi éveillé, se voyait contraint de gober quelques-uns de ces savou­reux pois­sons ; pour « faire pas­ser ». on lui ver­sait dans le gosier l’huile de la boite.

Plus angois­sante était l’in­ter­ven­tion de la Kom­miss dont les membres, dis­si­mu­lés der­rière des cagoules, entou­raient le lit d’un conscrit rétif, l’in­for­maient de sa condam­na­tion, puis, s’emparant de lui, l’en­traî­naient dans les noires pro­fon­deurs du Styx où il allait subir les affreuses tor­tures du kryptage.

Le kryp­tage …
cen­su­ré2

La guerre 1939–1945 a mar­qué une dis­con­ti­nui­té dans la vie de l’É­cole. Celle-ci a été trans­por­tée : le contact a été rom­pu à diverses reprises entre pro­mo­tions suc­ces­sives, enfin, au cours des années qui ont sui­vi, les bâti­ments ont été presque entiè­re­ment renouvelés.

Séance solennelle des cotes à l'école polytechnique

Aus­si, ne faut-il pas s’é­ton­ner que beau­coup de tra­di­tions se soient per­dues à cette époque. Moins, tou­te­fois, qu’on aurait pu le craindre et d’autre appa­rurent, qui ne man­quaient pas de pit­to­resque. L’es­sen­tiel fut sau­ve­gar­dé : c’est-à-dire l’es­prit de l’École.

On peut néan­moins regret­ter que la méthode de bahu­tage se soit modi­fiée. Celui-ci, beau­coup plus court – il durait moins d’une semaine, du mer­cre­di de la ren­trée au lun­di soir – était l’œuvre presque exclu­sive de la Kom­miss qui trai­tait un peu les conscrits à la chaîne. Le reste de la pro­mo­tion était spec­ta­teur3. Jadis, l’ac­tive par­ti­ci­pa­tion de tous au bahu­tage avait confé­ré à celui-ci un tour plus nuan­cé, plus per­son­nel, plus subtil.

Séance des cotes en 1931 à l'école polytechnique
Séance des cotes en 1931.

A tra­vers les plai­san­te­ries et les épreuves inno­centes, une inti­mi­té s’é­ta­blis­sait plus rapi­de­ment entre les deux promotions.

Nous avons évo­qué l’ap­pa­ri­tion, après 1945, de nou­veaux épi­sodes du bahu­tage. Par­mi ceux-ci, les dépor­ta­tions et la course au Tré­sor.

La dépor­ta­tion consis­tait à enle­ver un conscrit au cours de la nuit, et à l’emmener « faire un tour en voi­ture » à l’is­sue duquel il était aban­don­né, sou­vent fort loin de l’É­cole, et dans une tenue géné­ra­le­ment som­maire. Les incon­vé­nients de la pro­me­nade étaient aggra­vés par le fait. qu’en ce temps là, exis­tait encore une cou­tume bar­bare nom­mée l’ap­pel du matin.

Pour la course au Tré­sor, la Kom­miss dis­tri­buait à chaque salle de conscrits une liste d’ob­jets hété­ro­clites que devaient, en quelques heures, rap­por­ter ses occu­pants, ain­si que la cota­tion de ces objets.

Les conscrits se répan­daient fébri­le­ment dans Paris pour évi­ter la der­nière place. qui leur aurait valu un bain de minuit dans la pis­cine, et si pos­sible obte­nir la pre­mière, récom­pen­sée d’un somp­teux magnan offert par la Kommiss.

Par­mi les objets (ou les êtres) les plus inso­lites qui aient figu­ré sur les listes de la Kom­miss, signa­lons ceux qui avaient été pro­po­sés à l’in­gé­nio­si­té des pro­mos 56 et 57 : un car de police – le stick du géné­ral – une tor­tue élec­tro­nique – la porte du micral – l’in­signe du para­graphe4 – un ministre – un aca­dé­mi­cien – le lor­gnon de M. Divi­sia5 – le tour de cuisse de la « Marie« 6 – un panier de fruits a variés, etc.

A l’heure dite, en 1956, les objets deman­dés étaient ras­sem­blés dans la cour de l’É­cole en plu­sieurs exem­plaires, même ceux qui, par défi­ni­tion parais­saient uniques. Il y avait en par­ti­cu­lier deux cars de police !

Par contre, il ne s’y trou­vait qu’un aca­dé­mi­cien, et point de ministre, mais seule­ment un chef de cabinet.

Ballade du conscrit

L’entrée à Carva ne peut pas
Quelle que soit votre insolence
Transformer un fangeux amas
En une promo. C’est la chance
Qui vous a, par négligence,
Sur une liste, un jour, inscrits.
C’est le schicksal seul, qui, je pense.
A fait de vous tous nos conscrits.
Vous avez eu quelques tracas :
C’était pour votre réjouissance.
Nul ne fit vraiment d’embarras
Pour contenter votre exigence.
Le bahutage est sans violence :
Tout se termine par des cris.
La tradi, malgré la défense,
A fait de vous tous nos conscrits.
Conscouères. en tous les cas.
Avons-nous bien fait connaissance ?
C’est fini le branle-bas
De celte étonnante séance.
Prenons un ton de circonstance
C’est en votre honneur que j’écris.
Quinze jours, à notre convenance,
Ont fait de vous tous nos conscrits.

Le der­nier épi­sode du bahu­tage était la séance des cotes.

L’o­ri­gine de la séance des cotes remonte à 1840. C’est celle année là que. fut inau­gu­rée. dans une salle spé­ciale du « Holl », une céré­mo­nie dont Gas­ton Cla­ris nous donne la description :

» Le néo­phyte était intro­duit dans un ves­ti­bule sombre sépa­ré du café par d’é­paisses ten­tures. Quelques anciens à la mine féroce après l’a­voir débar­ras­sé de sa tan­gente et de sa capote, assu­raient d’une for­mi­dable tape son claque en bataille, ins­cri­vaient à la craie sur la par­tie char­nue, son numé­ro de clas­se­ment et le sou­le­vant ensuite, le lan­çaient brus­que­ment à tra­vers les rideaux dans la pièce voisine.

Il y retom­bait au milieu d’une vraie bande de démons qui, les manches retrous­sées, se le pas­saient de mains en mains comme jeu de balle, lui fai­saient tra­ver­ser plu­sieurs salles et le dépo­saient tout ahu­ri devant le « parc aux huîtres » où il était for­cé de péné­trer en fran­chis­sant une corde ten­due contre laquelle il tré­bu­chait généralement.

Dans cet étroit espace, où venait s’en­tas­ser peu à peu toute la pro­mo­tion, les anciens cir­cu­lant par­mi les vic­times, variaient aux dépens des pauvres « huîtres » leurs plai­sirs et leurs dis­trac­tions, fai­sant chan­ter les uns, boire les autres, au milieu du vacarme le plus épou­van­table qui se puisse imaginer.

Lorsque tous les conscrits avaient subi le bap­tême, on pro­cé­dait à la lec­ture des Cotes. La Cote est un laïus com­po­sé par un ancien et des­ti­né à fla­gel­ler les défauts de quelques conscrits poseurs ou d’un mau­vais carac­tère. L’in­cul­pé extrait du parc. his­sé sur le billard en face de l’ac­cu­sa­teur. subis­sait devant les deux pro­mo­tions, la lec­ture du réqui­si­toire et de la sen­tence. La peine consis­tait à ava­ler dans une ome­lette ou sim­ple­ment sous la forme bru­tale d’une bou­lette de papier si le cas était grave, la Cote qu’on venait de lire.

La fête se ter­mi­nait enfin par un immense gueu­le­ton dont les antiques étaient presque seuls à savou­rer les vins exquis et les déli­cieux pâtés de foie gras. La place man­quait pour la plu­part des anciens : quant aux conscrits. vic­times de liba­tions plus ou moins volon­taires. mais trop abon­dantes. ils avaient dû être recon­duits en grande par­tie à l’É­coie par les Com­mis­saires. Une longue file de fiacres s’a­li­gnait, à cette inten­tion, d’un bout à l’autre de la rue Montpensier ».

Plan de l'Ecole Polytechnique. Jusqu'en 1930.
Plan de l’E­cole Poly­tech­nique. Jus­qu’en 1930.

Après 1883, la séance des cotes eut lieu à l’Ë­cole, dans l’am­phi­théâtre récem­ment construit, l’am­phi de phy, deve­nu l’A­ra­go. Elle s’y pour­sui­vit, selon des rites inva­riables, jus­qu’à sa dis­pa­ri­tion, en 1968.

La Kom­miss, consti­tuée en tri­bu­nal , vêtue de robes et cagoules, sié­geait sur l’es­trade. Devant elle, de ter­ri­fiants bour­reaux, eux aus­si enca­gou­lés et armés d’é­normes haches.

La Kom­miss pro­cé­dait à la lec­ture des cotes, dont le nombre avait beau­coup aug­men­té depuis le Holl. et la fai­sait suivre de dis­cours trai­tant le cas de cha­cun. Voi­ci une liste non limi­ta­tive des cotes les plus classiques :

Les côtes maj et maj de queue, la cote 100 (ou Long­champ) attri­buée au l00e du schick­sal d’en­trée7, plus tard rem­pla­cée par la cote λ, carac­té­ri­sant le rang médian, les cotes géant et ε appli­quées au plus grand et au plus petit de la pro­mo­tion, la cote pose pour les vani­teux, la cote jour­nal pour ceux dont le suc­cès avait été célé­bré dans quelque feuille de chou locale, la cote laïus, réser­vée à l’au­teur de la meilleure dis­ser­ta­tion fran­çaise, et qui valait à son titu­laire le pri­vi­lège de pro­non­cer un dis­cours, la cote bébé pour le conscrit le plus jouf­flu, la cote lèche, la cote cha­mô, sanc­tion­nant les suc­cès fémi­nins de l’im­pé­trant, la cote gnouf, les cotes élé­phant, sou­lo­graphe, pod­neu, maboul, dégueu­lasse, magnan-pha­na, p’tit n’Ange et enfin la cote rogne dont le titu­laire enfer­mé dans une cage d’o­sier était lan­cé du haut de l’am­phi jus­qu’à l’es­trade sur le fil d’un télé­phé­rique improvisé.

Par­mi les cotes tôt dis­pa­rues, signa­lons les cotes mas­cotte, pet de nonne, époil, pépin, len­dit (major en édu­ca­tion phy­sique), et la cote Cham­ber­geot décer­née le cas échéant au pre­mier prix de mathé­ma­tiques au Concours général.

En 1880 fut attri­buée au pre­mier conscrit de race noire entré à l’É­cole la cote nègre, afin qu’il soit, dès le début, déli­vré d’un éven­tuel complexe.

La séance des cotes s’a­che­vait par la lec­ture du Code X, dont les conscrits repre­naient, en un chœur bal­bu­tiant, les articles successifs.

La fin du bahutage.

En 1966, les anciens votèrent pour savoir s’ils bahu­te­raient leurs conscrits. Le résul­tat du vote fut posi­tif, et la pro­mo­tion 67 fut bahu­tée ; mais ce fut la der­nière. La tra­di­tion la plus ancienne et la plus signi­fi­ca­tive de l’X s’est donc per­due à cette date.

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1. En par­ti­cu­lier en 1906. lors de l’ap­pli­ca­tion d’une nou­velle loi sur le recrutement.
2. Selon la tra­di­tion. les « Kryp­tés » ont pris l’en­ga­ge­ment de ne rien révé­ler des trai­te­ments qui leur avaient été appliqués.
3. Une excep­tion tou­te­fois : le jume­lage des caserts. Pen­dant la semaine du bahu­tage, les conscrits de chaque casert appor­taient leur petit déjeu­ner au lit à leurs anciens du casert jumelé.
4. Rébus indé­chif­frable pour les non-ini­tiés, Le para Graff, Graff était capi­taine para­chu­tiste en ser­vice à l’Ecole.
5. Pro­fes­seur d’é­co­no­mie politique
6. Caba­re­tière de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève.
7. Cer­taines Kom­miss ajou­taient une cote 69, sur laquelle nous ne four­ni­rons aucune précision.

Séance des cotes 42 à l"école polytechnique

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