Le bicentenaire discret d’un prophète, Eugène Belgrand (X1829)
En cette année où les colonnes de journaux ont été remplies du débat sur le Grand Paris, où, sur les ondes, la guerre contre le manque de respect de la nature, de son équilibre et de ses lois, est quotidiennement déclarée, quel exemple pourtant que cet ingénieur urbain, chargé de projet puis directeur de l’eau et des égouts à Paris entre 1854 et 1874 !
L’inventeur des égouts de Paris
L’initiateur de la politique de l’eau saine pour tous
Belgrand fut, non le créateur des adductions et distributions d’eau dans la capitale, mais l’initiateur de la politique de l’eau saine pour tous. Avant même les travaux de Pasteur, il ne faisait aucun doute pour lui que l’on devait éviter de laisser les Parisiens boire l’eau de la Seine et de nappes polluées, qu’il fallait prélever la ressource loin de Paris dans des aquifères protégés et qu’il fallait la transporter en respectant sa pureté initiale le plus possible. Cette exigence, mais aussi la croissance démographique de Paris, qui en outre venait d’annexer une partie de sa banlieue, l’amena à des travaux considérables : aqueducs – parfois en élévation, comme à Arcueil -, siphons, réservoirs, etc.
Un urbaniste visionnaire
L’intuition de Belgrand devait être vérifiée au-delà de ce qu’il imaginait sans doute lui-même. Ces galeries devaient effectivement accueillir de très nombreux nouveaux réseaux.
Certains ont même disparu aujourd’hui, comme le courrier pneumatique, l’air comprimé, mais de bien plus nombreux sont apparus, et en dernier lieu la fibre optique dont la rapidité de développement à Paris est donc due à ce visionnaire d’il y a cent cinquante ans.
Il avait aussi compris avant la lettre » le cycle de l’eau » et le danger que constituait pour les citadins, notamment les plus pauvres, la dissémination des eaux usées dans le sol et dans la Seine. Cette préoccupation l’amena à concevoir et défendre avec succès l’extraordinaire projet d’un réseau d’égouts visitables, conçu dès le départ comme susceptible d’abriter d’autres réseaux.
Il y logea d’ailleurs immédiatement deux réseaux d’eau potable, l’un pour les abonnés, l’autre pour les fontaines publiques approvisionnant les non-abonnés. À sa mort, en 1878, 600 kilomètres de galeries visitables existaient. 1 800 kilomètres devaient ensuite être construits dans le tissu urbain existant, jusqu’en 1925 à peu près.
Belgrand est-il oublié ?
Belgrand est associé à Haussmann auquel il doit beaucoup. Le goût de la société médiatique pour ce qui se voit et s’inaugure porte à mettre en avant dans son œuvre les aqueducs et les réservoirs ce que soulignent d’ailleurs le plus les quelques manifestations en son honneur. En retrait, les égouts, qui ont la malchance d’être souterrains, sont cités pour leurs fonctions hydraulique, sanitaire et écologique, remarquables à l’époque.
Le concept de coulisses
Ses héritiers, ceux qui traduisent le concept de » coulisses de la ville » en termes modernes, sont ailleurs qu’en France
Mais l’aspect le plus prophétique de son œuvre, le concept de coulisses visitables de la ville, concept d’organisation urbaine et donc d’urbanisme, au-delà de l’hydraulique, est carrément omis, en France et à Paris même.
Sans doute parce que les égouts Belgrand ont à nos yeux du XXIe siècle un aspect peu ragoûtant, l’écoulement des eaux usées s’y faisant à l’air libre, en fond de galerie, et que les règles d’hygiène actuelles, les exigences du personnel de certains opérateurs, les exigences techniques d’autres opérateurs les amènent à retirer leurs fils, câbles ou tuyaux de ces égouts.
Petit à petit, d’ailleurs, la ville de Paris, faute de modernisation, réduit les fonctions possibles de ce magnifique outil.
Et autour de Paris, aucun des trois départements denses n’a pris le relais.
C’est ailleurs qu’en France que l’on trouve une pratique moderne, à grande échelle, du concept génial de Belgrand ; dans les grandes villes tchèques, à Brno, à Ostrava, à Prague, avec un développement spectaculaire sous la ville historique, désormais protégée de la plupart des travaux de réseaux dans les rues, dans les grandes villes finlandaises, notamment à Helsinki.
Il est émouvant, mais triste, pour nous, ingénieurs-urbanistes français, de voir Tchèques et Finlandais demander avec révérence de visiter les égouts de Paris qu’ils considèrent à juste titre comme les ancêtres des galeries multi-réseaux impeccables, dotées des moyens les plus modernes, qu’ils construisent sous leurs grandes villes, sans douter de leur rentabilité économique et de leur valeur sociale. Quoi de plus distributif de richesse que des réseaux de fluides, d’énergie, d’information ?
Sans douter, non plus, de la protection que ces galeries apportent à l’environnement, de l’amélioration de la sécurité qu’elles offrent aux citadins, enfin des difficultés que l’on aura à agir demain si on laisse le sous-sol public urbain s’encombrer inextricablement aujourd’hui.
Avez-vous lu quelque chose sur ce sujet dans les lois Grenelle ?
Voir aussi l’article suivant « le portrait de Belgrand » par Pierre-Alain Roche (75).
Le nettoyage hydraulique des égouts
Les eaux usées charrient des déchets dont une partie se dépose dans les égouts. Ainsi, ce sont 5 700 m³ de résidus (appelés » bâtards » par les égoutiers) qui sont extraits chaque année du réseau. En service normal, l’absence d’électricité et le confinement des lieux ne permettent pas, pour des raisons de sécurité, l’usage des moteurs. Ce sont donc principalement les techniques mises en place au XIXe siècle par l’ingénieur Belgrand qui sont toujours en vigueur. Le curage des égouts repose donc sur la seule force hydraulique : l’eau, retenue par un barrage artificiel, crée, lors de l’ouverture d’une vanne, un violent courant qui chasse en aval les dépôts agglomérés. Le réservoir de chasse, dispositif de nettoyage permanent généralement situé en tête de chaque égout élémentaire, se remplit automatiquement avant de libérer brutalement l’eau retenue.
Le flot ainsi créé nettoie une portion d’égout. L’eau utilisée est de l’eau non potable.
L’histoire des travaux souterrains
Outre une série de mémoires sur la géologie du bassin de Paris, de nombreux documents administratifs sur le service des eaux et égouts et sur l’assainissement de la capitale, Eugène Belgrand publie trois grands ouvrages.
C’est le commencement d’une histoire des travaux souterrains de Paris : une Étude préliminaire sur le régime des eaux dans le bassin de la Seine (1873), Les Aqueducs romains (1875) et Les Anciennes Eaux. Une quatrième partie, Les Eaux nouvelles, est publiée en 1882 par un des collaborateurs de Belgrand. Une cinquième partie, Les Égouts, achève l’histoire des travaux dirigés par Belgrand pour l’alimentation et l’assainissement de Paris.