Le Bureau des secrets perdus
Certains critiques de journaux se complaisent à consacrer l’intégralité de leur rubrique à la démolition en règle d’une œuvre qui leur a foncièrement déplu. Ils remplissent ainsi des colonnes à expliquer au lecteur qui n’en peut mais toutes les raisons au monde pour ne pas lire tel livre ou voir tel film ou telle pièce de théâtre.
Je me suis toujours demandé pourquoi ces critiques choisissent d’attirer négativement l’attention de leurs lecteurs sur ce qui ne vaut rien à leurs yeux, au risque de faire une publicité involontaire à ce qu’ils détestent, plutôt que de décrire et recommander positivement ce qui leur a plu. Loin de moi le goût de tomber dans ce travers, mais le devoir m’oblige à parler du dernier livre de Jean- François Deniau, Le Bureau des secrets perdus.
Ayant écrit dans La Jaune et la Rouge de janvier 1995 un article sur les polytechniciens et l’affaire Dreyfus (X 1878), à l’occasion du centenaire de cette affaire, il m’a été demandé d’écrire une critique du Bureau des secrets perdus, dont le premier chapitre, qui s’étend sur un quart du livre, soit 70 pages plus 4 annexes, est consacré à une “ revisite ” de l’affaire, sous un titre qui ne peut qu’interpeller la gent polytechnicienne : La revanche des polytechniciens.
Seule la renommée de l’auteur, dont la jaquette du livre rappelle qu’il est académicien, ministre, ambassadeur, marin, écrivain, baroudeur1, justifie en l’occurrence que l’on s’attarde sur ce livre qui, écrit par un inconnu, n’aurait sans doute jamais fait parler de lui, à supposer qu’il eût trouvé un éditeur.
Dreyfus est innocent, nous concède Deniau pour commencer. Ouf ! Nous n’aurons donc pas à réfuter des arguments du type de ceux que nous avons entendus à la suite de notre article.
Donc nous sommes d’entrée de jeu rassurés, Dreyfus est bien innocent. Innocent et martyr. Jusque-là, rien de bien original. Mais martyr volontaire, voilà qui est nouveau. Ou plutôt non, un certain Jean Doise avait déjà émis cette hypothèse en 1994 (Un secret bien gardé). Mais Doise n’était pas académicien, ministre, etc., et ses thèses avaient donc eu ce qu’elles méritaient, le silence.
En substance, pour permettre à la France de développer tranquillement les études du canon de 75 à tir rapide et de gagner la bataille de la Marne (vingt ans après !), Dreyfus aurait accepté de se faire passer pour un traître à la solde des Allemands.
Son sacrifice aurait, selon Deniau, été nécessaire et suffisant pour égarer les crédules Allemands pendant six longues années vers la fausse piste du canon de 120 à court recul et nous permettre ainsi de prendre une avance décisive.
Comparaison n’est pas raison. Deniau rapproche la condamnation de Dreyfus de l’opération Fortitude, destinée à égarer les soupçons des Allemands quant au lieu du principal débarquement projeté par les Alliés en 1944. Ce serait “ la revanche des polytechniciens ”. Deniau ne précise pas de quoi les polytechniciens se vengent ni contre qui, mais on peut supposer qu’il se réfère à l’état d’esprit qui régnait en France après la défaite de Sedan en 1870 et jusqu’à la récupération des provinces perdues d’Alsace- Lorraine en 1918.
Malheureusement, Deniau n’apporte pas le moindre commencement de preuve à l’appui de sa thèse. Une simple déclaration apocryphe de Dreyfus selon laquelle il espérait “ que la vérité se ferait jour avant cinq ou six ans ” lui suffit pour broder une histoire abracadabrante et touffue qui peut se résumer ainsi : Esterhazy était en service commandé ; il était un traître crédible car criblé de dettes mais il n’était pas 100 % crédible car ses fonctions ne lui permettaient pas de connaître tous les secrets que l’état-major voulait communiquer aux Allemands.
Il marchait donc en tandem avec Dreyfus qui était chargé de lui communiquer lesdits secrets pour qu’il les transmette aux Allemands. Dreyfus de son côté était crédible car ses fonctions lui donnaient accès à tous les secrets, notamment en matière d’artillerie, mais il n’était pas 100 % crédible car il n’avait pas besoin d’argent et au surplus, en tant qu’Alsacien, il avait toutes les raisons de ne pas aimer les Allemands. Le mariage de l’aveugle et du paralytique, en quelque sorte !
Les Allemands auraient avalé cette histoire sans piper pendant des années, croyant dur comme fer que les Français s’intéressaient exclusivement au canon de 120, grâce au fameux bordereau trouvé dans la corbeille de Schwartzkoppen, l’attaché militaire allemand. Deniau admet que ce bordereau n’a pas été écrit par Dreyfus, mais il affirme qu’il n’a pas été écrit non plus par Esterhazy : il serait l’œuvre de Schwartzkoppen lui même, qui utilisait sa corbeille sciemment pour intoxiquer les services secrets français !
Le fait que Dreyfus ait toujours clamé son innocence, du début de l’affaire en 1894 jusqu’à sa mort en 1935 n’arrête pas Deniau qui y voit une confirmation de sa thèse, puisque “ la règle est de ne pas parler ”. Mais pourquoi aurait-il essayé de convaincre ses juges et l’opinion qu’il était innocent, si son rôle était justement de passer pour coupable et d’en convaincre les Allemands lesquels sont pourtant, à juste titre, présentés dans les chapitres suivants consacrés aux guerres franco-allemandes de 70, 14–18 et 39–45 comme de redoutables espions. En 1894, la “ guerre des espions fait rage… de nombreux espions allemands sont repérés…, des plans disparaissent ”, rappelle d’ailleurs un autre académicien mais vrai historien, Jean-Denis Bredin (L’ affaire, page 72).
Confirmation également le fait qu’Esterhazy ait avoué être l’auteur du bordereau, puisque c’était un menteur.
Quant au fait que Dreyfus ait été traité de la manière inhumaine que l’on connaît et que ce soit un miracle qu’il ait survécu physiquement et moralement à l’île du Diable, à la double boucle, à l’isolement pendant cinq ans et à la palissade de trois mètres de haut, l’explication est toute simple : Dreyfus n’était pas resté entre les mains de l’armée, qui l’aimait, mais était tombé par erreur entre les mains du ministre des Colonies qui n’était pas dans la confidence !
Confirmation aussi le dossier secret transmis aux juges de 1894 par Auguste Mercier (52) pour emporter leur conviction. Cette violation flagrante des droits de la défense avait pour objet de fournir un motif incontestable d’obtenir la révision du procès. Et voilà pourquoi votre fille est muette…
Confirmation de même l’avancement rapide de Schwartzkoppen après l’affaire : si Guillaume II le nomme aide de camp en 1896 puis colonel en 1897 et général en 1900, c’est bien qu’il a écrit le bordereau lui-même ! Mais à ce petit jeu des intoxications réciproques qu’il affectionne, pourquoi Deniau n’envisage-t-il pas au contraire que Schwartzkoppen ait pu être promu pour égarer les soupçons des Français ?
Ultime confirmation, susceptible de convaincre ceux que ce qui précède aurait laissés sceptiques, le fait qu’en avril 1898 les premiers canons de 75 sortant de fabrication sont affectés par priorité au 14e régiment d’artillerie, c’est-à-dire au régiment de Dreyfus. “ Hommage émouvant ”, ne craint pas d’écrire Deniau. Il est permis de penser que Dreyfus rêvait à d’autres hommages dans sa prison de l’île du Diable où il devait croupir un an encore jusqu’à l’annulation du jugement de 1894 en juin 1899 par la Cour de cassation qui le renvoie au Conseil de guerre de Rennes, lequel le condamnera à nouveau en septembre 1899. Deniau ne nous explique pas les raisons de l’acharnement des militaires et des politiques contre Dreyfus alors que d’après lui l’opération d’intoxication a magistralement réussi à tel point que “ le canon de 75 est sauvé ” depuis 1897.
Last but not least, Deniau reconnaît lui-même que “l’état-major allemand et l’empereur Guillaume II ont été rapidement convaincus de l’innocence de Dreyfus ”. On est surpris qu’il n’en ait pas déduit naturellement que, si intoxication il y a eu, celle-ci a eu lieu dans le sens inverse de celui qu’il croit, d’autant plus qu’on a vu que Schwartzkoppen est, selon lui, l’auteur du bordereau. À l’appui de cette thèse qui fera sans doute l’objet de son prochain roman, Deniau cite d’ailleurs Schwartzkoppen qui écrit dans ses carnets : “ Il était préférable, dans l’intérêt de l’Allemagne, de laisser l’affaire Dreyfus s’envenimer toujours davantage pour diviser le pays et démoraliser l’armée. ”
“ La tentation de réécrire l’histoire à l’envers est de tous les temps ”, écrit Emmanuel Leroy-Ladurie dans une chronique hebdomadaire récente, qui se termine ainsi : “L’authentique historiographie brise sans ménagement les images d’Épinal ; elle remplace les stéréotypes et les préjugés par des faits réels, extraits patiemment des archives. ” (Le Figaro Littéraire, 5 novembre 1998.)
Or aucun fait réel ne vient appuyer la thèse farfelue de Deniau qui au contraire s’oppose à tous les faits reconnus par un siècle d’études sérieuses de l’affaire et à tous les écrits des protagonistes de l’affaire, à commencer par Dreyfus lui-même, qui n’a jamais laissé entendre quoi que ce soit dans ce sens dans ses nombreux courriers et mémoires. “Ô, chère France…, toi à qui j’ai consacré toutes mes forces…, comment a‑t-on pu m’accuser d’un crime aussi épouvantable ”, écrit-il à sa femme de la prison du Cherche-Midi en décembre 1894 avant le premier Conseil de guerre (Cinq années de ma vie, page 57). “Mon cœur ne sera apaisé que lorsqu’il n’y aura plus un Français qui m’impute le crime abominable qu’un autre a commis ”, écrit-il encore en septembre 1899, après le verdict de Rennes (Carnets 1899–1907, page 29).
In cauda venenum. En tant que polytechnicien, j’hésite à asséner à Deniau l’ultime coup qui le renverra définitivement dans les ténèbres extérieures. Mais notre époque est à la “ repentance ”. Alors, rappelons quelques faits.
Dans mon article de janvier 1995 déjà cité, qui, sauf erreur, était non seulement la première analyse systématique de l’affaire Dreyfus sous l’angle du comportement de ses condisciples mais aussi le premier article consacré à Dreyfus en cent ans dans la revue des anciens élèves de l’X, je rappelais que le haut état-major était à la fois polytechnicien et antidreyfusard, à commencer par le ministre de la Guerre à l’origine de l’affaire (Mercier 52), la plupart de ses successeurs (Zurlinden 56, Cavaignac 72, Freycinet 46) et les généraux de haut rang comme Deloye 56, directeur de l’artillerie ou Dionne 47, directeur de l’École de guerre ; que les sept membres du jury de Rennes qui condamne à nouveau Dreyfus en septembre 1899 étaient tous polytechniciens, même si deux d’entre eux ont voté pour Dreyfus, dont le président du jury (Jouaust 58), mis à la retraite aussitôt après le procès.
Mercier, qui avait précédemment quitté l’armée, s’était installé à demeure à Rennes avec une nombreuse équipe de témoins à charge de haut rang et avait édité à l’intention du jury une brochure spéciale très hostile à Dreyfus. Si la thèse de Deniau était exacte, Mercier, chef d’orchestre de cette magistrale manipulation des services secrets allemands, aurait été le premier à prendre la défense de Dreyfus. À la rigueur, il serait resté neutre, s’il avait considéré de son devoir de garder encore le secret, bien que, comme le dit Deniau, le canon de 75 était sauvé depuis deux ans.
Mais Mercier ne s’en tient pas là. En 1906, âgé de près de 75 ans, il poursuit encore Dreyfus de sa vindicte en demandant une nouvelle vérification du fameux bordereau au premier président de la Cour de cassation. Celle-ci cassera néanmoins, comme on le sait, le jugement de Rennes sans renvoi. “ Ma conviction acquise par les débats de 1899 n’est nullement ébranlée”, déclare-t-il lors des débats qui s’ensuivent au Sénat, où il siégera jusqu’en 1920. “ Cet homme est grandiose de cynisme, d’audace et d’infamie ”, écrit alors Dreyfus (Carnets 1899–1907, page 242).
Il faut rappeler enfin que Dreyfus, bien que sociétaire perpétuel, avait été exclu d’office en 1894 de la SAS, dont Mercier devait d’ailleurs être nommé président en 1895.
Le nom de Dreyfus avait alors disparu de l’Annuaire des anciens élèves pour ne réapparaître qu’en 1907, treize ans après. Pour les jeunes, je précise que la SAS, Société amicale de secours des anciens élèves, a fusionné en 1963 avec la SAX pour donner l’A.X. qui est donc l’héritière de la SAS.
Alors, si Dreyfus a été l’instrument de la revanche des polytechniciens, ils le lui ont bien mal rendu !
Dans les chapitres suivants, Deniau fustige à juste titre l’aveuglement des militaires français qui ont refusé la vérité et conduit la France au désastre en 70, en 14 et en 40. Le lecteur sera sans doute convaincu que Deniau lui aussi refuse la vérité. Cela ne porte heureusement pas à conséquence, si ce n’est le temps qu’il m’a fait perdre à lire son livre et à écrire cet article et le temps qu’il vous a fait perdre à lire cet article. Mais au moins peut-on espérer que vous ne lirez pas son livre. En tout cas, vous aurez été prévenu !
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1. Mais pas polytechnicien et son père, X 1911, cité dans le livre, le lui a sans doute amèrement reproché, comme tout père X qui se respecte, et ceci explique peut-être cela ?