Le burn out : une lassitude nommée travail
Le syndrome d’épuisement professionnel (SEP), ou burn out, est à la fois dangereux pour la santé de ceux qui en sont atteints, mais aussi en forte progression depuis quelques dizaines d’années. Avant de se demander comment lutter contre lui, il faut comprendre sa nature et ses mécanismes. Notamment il est fréquemment associé à des conduites addictives.
De nombreuses études ont établi de manière convergente que l’exposition chronique au stress professionnel augmente de manière significative le risque de développer une maladie coronarienne. De 3 500 à 4 000 infarctus du myocarde sont ainsi induits en France chaque année par le stress professionnel chronique.
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Durée : 3 à 5 mn
Une nocivité prouvée
La grande étude Interheart a souligné dès 2004 la relation entre stress chronique professionnel et l’incidence des infarctus. Les personnes ayant à vivre un stress permanent au travail présentaient, dans cet échantillon de plus de 25 000 personnes, 2,1 fois plus de risques d’infarctus du myocarde. De même en combinant les résultats de six grandes études regroupant 118 696 patients, une revue de littérature scientifique publiée en 2012 a montré un lien significatif entre le stress perçu, l’anxiété et la maladie coronarienne (embolie, infarctus…). Un haut niveau de stress y était associé à une augmentation de 27 % du risque d’affection coronarienne.
Plus récemment, une étude a révélé les ravages sur le plan de la santé des horaires à rallonge, qui sont associés à un risque accru d’affection coronarienne et d’accident vasculaire cérébral (AVC). L’étude largement débattue au niveau international a montré que travailler plus de 55 heures par semaine augmente de 33 % le risque de subir un AVC et de 13 % celui de développer une affection coronarienne – en comparaison avec un travail hebdomadaire de 35 à 40 heures.
Une place médiocre pour la France
Le stress en tant que mécanisme d’adaptation naturel par un cheminement de réactions physiques, biologiques et émotionnelles mobilise l’énergie afin de satisfaire aux obligations du travail. Les personnes développent d’autant plus de stress que les conditions réunies pour l’activité se sont détériorées. La dernière enquête européenne, Eurofound, qui a été réalisée en novembre 2021 et qui depuis 1990 évalue et quantifie les conditions de travail des salariés en Europe sur une base harmonisée, classe l’Hexagone en queue de peloton parmi les trente-six pays étudiés.
Presque 40 % des actifs se trouvent dans un emploi tendu où les exigences sont plus élevées que les ressources mobilisées pour y répondre, et la France, dans ce classement, se situe au niveau de l’Albanie. En résumé, l’Hexagone ne réunit pas les conditions d’un travail « sain » pour la population active. En effet, la France présente un plus haut degré de contraintes physiques et psychiques, un niveau plus élevé de discriminations et de violences au travail, et un moindre niveau de reconnaissance…
SEP et burn out
La répétition régulière de situations éprouvantes dans la durée et une régulation insuffisante génèrent un stress chronique qui apparaît alors comme un facteur de risque majeur pour la santé. Ce stress continuel et endémique est à l’origine du syndrome d’épuisement professionnel (SEP) plus connu sous le nom de burn out. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit le SEP comme un sentiment de fatigue intense, de perte de contrôle et d’incapacité à aboutir à des résultats concrets au travail.
Nous utilisons ici les deux termes en sachant que le SEP renvoie à une dimension plus médicale et le terme burn out à une notion grand public. Ce dernier terme a été largement médiatisé par l’écrivain Graham Greene qui en 1960 dans son roman A Burnt-Out Case (publié chez Robert Laffont sous le titre La saison des pluies) raconte l’histoire d’un homme qui a perdu la foi en son amour pour les femmes, la foi en sa vocation d’architecte qui construit des églises… Il se sent vidé et pour retrouver sens à la vie se réfugie en Afrique. Il y côtoie un village de lépreux et établit un rapprochement saisissant entre cette maladie qui brûle de l’intérieur les corps et le mal dont il souffre lui-même, le burn out.
Bien plus qu’une grosse fatigue
Ainsi le burn out, terme « valise » devenu très présent dans le langage commun, ne saurait se réduire à une simple grosse fatigue. Bien au contraire, c’est un processus évolutif, dangereux, qui peut conduire à la mort. Ainsi au Japon le karoshi, c’est-à-dire littéralement « le cœur brisé », phénomène très courant pouvant conduire à l’accident cardiovasculaire ou au suicide, concerne des milliers de salariés et provoque chaque année environ deux cents décès.
“Une progression sans précédent du burn out depuis une trentaine d’années.”
Il convient de cerner au mieux le risque d’exposition au SEP pour s’en préserver et en protéger autrui car, dans notre pays également, la culture du travail reste l’épicentre de la vie des individus, même si les jeunes générations tentent de redéfinir leur rapport au travail. La France, comme l’Allemagne et la Belgique, connaît une progression sans précédent du burn out depuis une trentaine d’années.
Essai de définition
De manière plus précise le burn out peut se définir comme un processus résultant d’un surengagement professionnel, excessif voire pathologique, provenant d’une exposition à des situations de travail mentalement exigeantes. Il peut aboutir à un véritable effondrement avec un épuisement émotionnel (découragement, angoisse, tristesse, nervosité, irritabilité…), un épuisement physique (fatigue chronique, troubles du sommeil, perte de l’appétit, troubles digestifs, douleurs articulaires, migraines, malaises, troubles cardiovasculaires, déficience du système immunitaire…) allant jusqu’à un épuisement psychique (troubles de la concentration et de la mémoire, idées fixes, inaptitude à résoudre des tâches concrètes, sentiment d’impuissance, idées suicidaires, crise de rage, isolement social…). Il touche surtout des sujets performants et sans passé psychopathologique.
Soigner les forçats du travail
Le burn out peut conduire à plusieurs maladies dont la plus fréquente est une forme de dépression. Le DSM (The Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), l’ouvrage de référence actualisé en permanence des troubles mentaux, ne reconnaît pas encore le SEP ; il donne en revanche une description détaillée de la dépression reconnue comme maladie.
Si des antidépresseurs sont prescrits le plus souvent par les médecins en cas de dépression, cette approche chimique peut se révéler parfois contre-productive en cas de SEP, car ceux qui manquent d’énergie risquent de se sentir encore plus fatigués alors que le traitement de cette dépression d’origine professionnelle, et de nature différente, passe avant tout par une mise à distance du fait générateur, le travail.
Environ quatre millions d’actifs sont exposés en France à ce risque élevé qui reste l’affection des battants, de ceux qui ne comptent pas leurs heures et ne rechignent pas à l’effort. De ceux qui cherchent à s’accomplir en s’infligeant une discipline professionnelle spartiate. L’épuisement, c’est une réalité évidente, ne frappe pas les « planqués ». Il touche les forçats du travail, qui s’enferment hélas trop longtemps dans une forteresse de déni.
Un risque très présent chez les cadres supérieurs
L’épuisement professionnel n’est plus simplement cantonné à certaines professions, celles du soin et de l’enseignement ; il irradie toutes les sphères de la société et touche même un nombre significatif de cadres issus des écoles qui forment les élites de la nation.
Ceux-là mêmes qui pourtant ont été habitués si ce n’est conditionnés par leur mode de sélection à supporter les épreuves et à endurer un stress chronique. En cas d’accident, les préjudices et complications peuvent être élevés chez ces personnes à l’esprit de compétition et fortement impliquées dans leurs responsabilités. Chez celles-ci, le travail intense répond à une ambition professionnelle, mais aussi quelquefois à un modèle familial et à des injonctions sociales.
Travailler sans relâche afin de récolter le fruit de ses efforts, pour être à la hauteur de ses diplômes ; se conformer, si ce n’est se plier, à un impératif de réussite conforme à ses représentations culturelles. Ces personnes en allant jusqu’au bout de leurs forces illustrent la maxime « À cœur vaillant rien d’impossible ».
Lire aussi : Burn out : un effondrement en quatre étapes
La vision de Claude Veil
Après plusieurs années de cette tension sociale, la prise en compte de ces risques élevés d’épuisement, qui guettent bon nombre d’actifs et de firmes, bute encore sur une mauvaise compréhension du SEP en entreprise, ce qui en paralyse la prévention. Pourtant l’expertise médicale a cerné cette pathologie psychique liée au travail depuis plus de soixante ans.
Claude Veil, psychiatre, qui fut l’un des fondateurs de la psychopathologie du travail après-guerre, décrit dès la fin des années 1950 les états d’épuisement. Il précise qu’il faut se garder d’une simplification abusive. L’épuisement professionnel selon lui ne résulte pas simplement et mécaniquement de telle ou telle condition de travail, pas plus que celui-ci ne résulte d’un manque de la personne qui en pâtit : « Chaque individu possède un certain capital, une marge d’adaptation, plus ou moins large, qui lui appartient en propre. Tant qu’il reste à l’intérieur, en homéostasie, il peut en jouer indéfiniment. S’il vient à la saturer, la fatigue l’en avertit ; s’il continue, même le plus petit effort supplémentaire va le conduire à la faillite ; il se désadapte… ainsi s’opère le passage dans la maladie. »
Les limites de l’adaptation individuelle
Si le SEP n’obéit pas à un processus sociologique mécanique, chacun possédant des marges d’adaptation qui lui sont propres pour faire face à son activité professionnelle, il faut bien reconnaître qu’une forte intensité de travail accompagnée d’une amplitude étendue aboutissent dans la durée à réduire fortement les capacités « singulières » d’adaptation des personnes, ce d’autant plus, comme nous l’avons vu, quand les conditions de travail sont altérées. En bref, l’adaptation de l’individu à la situation de travail diffère d’une personne à l’autre, mais la demande d’une adaptation excessive ou à des situations de travail trop éprouvantes ne peut durer indéfiniment.
Les effets de la pandémie
Ce constat a été établi lors de la crise pandémique récente, où le burn out a connu une flambée. Les cadres en particulier sont entrés dans le confinement alors qu’ils étaient pour beaucoup déjà fatigués. Ils ont multiplié les efforts pour répondre aux contraintes posées par l’urgence, en redéfinissant à marche forcée les modalités de production. Ensuite, ils se sont mobilisés, jour après jour, pour assurer la continuité de leur activité, souvent en télétravail à des heures tardives. L’étude menée au printemps 2020 par Technologia avec le magazine Challenges, la radio France Info et la télévision France 2 a montré par ailleurs les conséquences de ces « journées-tunnel-Zoom ». Le SEP s’est enrichi d’une variante numérique.
Une pression accrue depuis des décennies
Plus généralement, depuis trente ans, la pression professionnelle s’est largement accrue sur l’ensemble des actifs, en raison de l’évolution de la concurrence internationale qui pousse à la productivité et à l’exigence de performance, et en raison du triomphe de modèles de gestion moins humanisés qui mettent les finances et les performances de court terme au centre des préoccupations des dirigeants. Se sont mis en place des systèmes de direction par objectifs (DPO) qui, par un management souvent trop vertical, programment la réalisation de l’activité et enserrent les réalisations collectives et individuelles dans des reportings incessants.
“20 % des cadres pensent à leur travail en faisant l’amour.”
Avec la généralisation des smartphones en 2007, cette toute-puissance du travail a élargi sa bande passante et grignoté les différents temps de vie des êtres humains. On a assisté alors à un paradoxe remarquable, cette « laisse électronique » a augmenté la latitude décisionnelle des individus tout en les assujettissant à une centralité inquiétante : l’être humain ayant alors toutes les peines du monde à sortir du travail. Aujourd’hui, selon une étude récente, la majorité des cadres pensent à leur travail le soir à la maison et le week-end, et 20 % en faisant l’amour… Le travail s’immisce partout et 58 % de ces cadres avouent finalement des problèmes avec leur conjoint en raison de cette difficulté à « concilier vie pro et vie perso ».
L’alcool et les drogues
Pour affronter cette véritable épreuve psychique, les personnes ne disposent pas des mêmes stratégies, certaines développent ainsi des conduites addictives. Ces pratiques ont pour but de compenser une souffrance ou de se procurer du plaisir. Certains produits vont être utilisés pour leur effet stimulant, pour lutter contre une fatigue psychique afin de demeurer productif ou encore pour leur effet sédatif afin d’apaiser ou de compenser une altération psychique prononcée. Dans bon nombre de cas, pour poursuivre son activité débridée, la victime va rechercher des supplétifs et des stimulants, un peu à l’image du champion cycliste qui, pour demeurer dans la course, va s’injecter des produits dopants telle l’EPO à la grande époque du dopage généralisé sur le Tour de France.
Au cours de la réalisation d’études ou de monographies d’activité par exemple chez les journalistes (sources Technologia), chez les avocats ou encore chez les traders, une corrélation est apparue régulièrement entre un comportement très engagé dans le travail et une consommation importante d’alcool ou parfois d’autres substances telles que des amphétamines ou la cocaïne. Les addictions liées à l’alcool ou à des substances prohibées existent quelles que soient les professions. Une étude portant sur 40 000 personnes dans 14 pays a montré en janvier 2015 que, au-delà de 48 heures de travail hebdomadaire, le risque d’avoir une consommation d’alcool dangereuse pour la santé augmentait de 12 %.
Les trois mécanismes d’addiction
Que ce soit pour l’alcool ou les autres substances, trois mécanismes sont à l’origine de la consommation sur le lieu de travail. Ces mécanismes sont indépendants mais s’additionnent couramment. Le premier est un mécanisme dit d’« importation » : la consommation émanant de la vie privée du salarié déborde alors dans le cadre professionnel. Le second est appelé « acquisition » : la consommation d’alcool est organisée dans le cadre du travail à l’occasion de pots ou de repas d’affaires et s’inscrit dans la culture du métier, au départ dans l’objectif de favoriser le lien social ou la production.
Enfin, il existe un mécanisme dit d’« adaptation » : le travailleur boit pour « tenir le coup » au travail. Il avale des stimulants pour ne pas s’écrouler et achever « des charrettes », pour rester tonique dans des situations éprouvantes, pour demeurer dans la course alors que des épreuves surviennent et peuvent le disqualifier sur le plan professionnel. Les victimes de burn out relèvent surtout de cette dernière catégorie.
Les ravages de l’alcool
L’alcool est un grand usurier ; au départ il rend service, il offre un petit coup de pouce, il stimule ; mais ensuite, avec le temps, il fait payer très cher à la victime cette aide passagère. La victime entre finalement dans ce qu’il convient d’appeler une spirale circulaire des risques. Les troubles générés par l’alcool et ceux dus au SEP se conjuguent. Cette consommation pathogène qui induit des complications physiques et organiques renforce alors l’état d’épuisement ; par ailleurs l’alcool est à l’origine de 20 % des accidents du travail. La difficulté pour les thérapeutes dans ces circonstances est de faire la part des choses et de différencier les causes des conséquences : l’état de dépendance psychologique à l’alcool est-il induit par le burn out ? Ou à l’inverse l’épuisement professionnel résulte-t-il de cette stratégie de compensation ?
Références
- Stress au travail et infarctus : un lien confirmé, Marcel Goldberg et Marie Zins, Unité Inserm 1018.
- Annika Rosengren et al., “Association of psychosocial risk factors with risk of acute myocardial infarction in 11 119 cases and 13 648 controls from 52 countries (the interheart study): case-control study”, The Lancet, September 11, 2004.
- Safiya Richardson et al., “Meta-analysis of perceived stress and its association with incident coronary heart disease”, The American Journal of Cardiology, September 12, 2012.
- Mika Kivimäki et al., “Long working hours and risk of coronary heart disease and stroke : a systematic review and meta-analysis of published and unpublished data for 603 838 individuals”, The Lancet, August 19, 2015.
- Jean-Claude Delgènes, Idées reçues sur le burn-out, Le Cavalier Bleu, 2017.
- Claude Veil, Les États d’épuisement, Concours médical, 1959.
- Rapport du ministère du Travail, Le bien-être et l’efficacité au travail, Muriel Pénicaud, DRH de Danone ; Henri Lachmann, président du conseil de surveillance de Schneider Electric ; Christian Larose, vice-président du Conseil économique, social et environnemental ; avec le concours de Marguerite Moleux de l’Inspection générale des affaires sociales, 2010.
- Charge mentale professionnelle. Comment le travail empoisonne notre vie privée, étude Ifop-Mooncard, novembre 2019.
- Le syndrome d’épuisement professionnel ou burnout, mieux comprendre pour mieux agir, étude INRS, 2015.
- Jean-Claude Delgènes, Livre blanc des risques psychosociaux : pourquoi les cabinets d’avocats et leur personnel sont-ils exposés ? 2021, Kérialis.
- Long working hours and alcohol use : systematic review and meta-analysis of published studies and unpublished individual participant data, The British Medical Journal, 2015.