Le cadre social, culturel et éthique de la relation médicale : ses évolutions récentes
Reprise de l’exposé donné le 2 juin 2004 lors de la soirée organisée par le groupe X‑Santé sur le thème : » Information et consentement « .
Le philosophe Paul Ricœur caractérise la relation médicale comme un » pacte de soins » qui s’établit entre médecin et malade : une relation originale, dissymétrique, fondée sur un engagement. Un pacte qui implique une visée éthique, à savoir la réalisation de gestes sensés, posés dans la sollicitude pour le malade et en vue de son bien, et référés à des règles morales traditionnellement établies dans la profession et reconnues socialement. Cependant, les changements rapides des pouvoirs que la biologie donne à la médecine ont conduit à ajuster à la visée éthique les normes, en particulier juridiques, encadrant les pratiques.
Tel est en particulier l’objet de la loi française de mars 2002 dont il est ici question. Cette loi comporte une importante partie intitulée » Démocratie sanitaire « , centrée sur les droits et devoirs des » usagers de la médecine « . Deux expressions, deux notions qui traduisent une évolution culturelle et sociale de l’immémoriale relation entre les soignants et les souffrants, entre les médecins et les patients, et sans doute une inflexion des références morales et éthiques qui la sous-tendent.
Nous tentons ici, dans une perspective éthique, de tracer le cadre général des évolutions qui ont conduit à ces nouvelles formulations juridiques.
Le contexte proche de la préparation de la loi
Cette loi est considérée par certains commentateurs comme une des plus importantes de la législature. Selon une observatrice attentive, Claudine Esper, professeur de droit, sa rédaction avait été précédée d’un certain nombre d’événements et consultations significatifs. Nous pouvons remonter d’abord à l’affaire du sang contaminé par le virus du sida, drame qui révéla à la fois le risque social d’une pratique jusque-là valorisée, et le profil d’une nouvelle population de malades, protestant contre une faute médicale. Puis, en 1997–1998, les états généraux de la santé avaient invité à des concertations avec patients et familles. Vint ensuite la première annonce d’un projet d’accès direct au dossier médical des patients, puis la constitution d’un » Collectif interactif en santé « , rassemblant des associations de malades. Ajouter à cela l’attitude des juges qui, depuis dix ans, tendent à protéger les patients, notamment dans des questions d’aléas thérapeutiques, sans pour autant accabler les médecins – ainsi le cas d’un hôpital public déclaré responsable d’un » accident sans faute « . Enfin » l’affaire Perruche « , qui souleva chez beaucoup, dans une certaine émotion, des questions de fond sur l’inscription dans le droit de la valeur de la vie humaine handicapée.
Ces divers événements cristallisaient des interrogations qui sont dans l’air, autour de la proposition médicale, de la demande individuelle et familiale, et de l’ensemble des institutions touchant à la médecine.
Les traits du paysage médical
Du côté de la proposition médicale
Nous disposons aujourd’hui d’une médecine certes de plus en plus efficace, mais avec des caractéristiques plus accusées.
Elle objective de plus en plus le corps : elle en fait un objet analysé, à différents niveaux décomposable, démonté et remonté. Elle est du même coup devenue, selon l’expression familière, » invasive » : elle envahit le corps individuel par ses examens (imagerie, biochimie, génétique), par ses thérapeutiques et ses expérimentations qui pénètrent de plus en plus profond. Mais elle envahit aussi le corps social : elle est organisée, socialisée, codifiée, régulée et mesurée également au plan économique. On a estimé, par exemple, que près de 400 000 Français étaient annuellement engagés dans des mises au point de médicaments et traitements nouveaux. Cette médecine est également risquée, et elle mesure plus ou moins ses risques grâce aux statistiques, parfois avec une méthodologie et des bases fragiles. Dans certains domaines, grâce à la génétique, elle se veut » prédictive « , longtemps à l’avance, de problèmes de santé. Enfin, elle est prise dans un système économique fort complexe, et comportant bien des incohérences dans l’attribution des ressources.
Du côté des patients, individus et familles,
on repère des attitudes relativement nouvelles. C’est d’abord une demande médicale plus informée, et souhaitant l’être de plus en plus, avec l’aide des médias et, plus récemment, de l’Internet. S’y adjoint une requête d’efficacité de plus en plus poussée par l’individualisme de notre culture, requête se greffant aisément sur les situations de souffrance, car la tolérance à la souffrance a diminué. Cette requête est encouragée par la médiatisation des succès de la science médicale. Dans le même esprit, on constate une demande de sécurité, de plus grand confort, ainsi que le développement de » médecines de désir « . Et toutes ces demandes sont souvent rendues moins responsables par l’habitude de la Sécurité sociale.
Pourtant, cette attente ne va pas sans ambivalence, car au sentiment d’admiration devant les performances se mêle désormais celui d’une menace. D’où le succès du » principe de précaution « , face à des risques encore inconnus et non mesurables.
Du côté des institutions médicales, de l’État et des partenaires sociaux
Il n’est pas besoin d’épiloguer longuement ici sur ce que sait le citoyen moyen de la difficulté de réguler les coûts, les accès aux soins, le partage des responsabilités. Le » trou de la Sécu » symbolise ce problème, entouré de toutes les plaintes des partenaires sociaux.
Si l’on rapporte ces traits culturels aux trois grands » principes éthiques » de la bioéthique américaine – la bienfaisance, le respect de l’autonomie des personnes, la justice – on peut noter chez ces trois classes de partenaires que nous venons d’évoquer le revers de la recherche de ces valeurs. Chez les médecins peuvent persister certaines illusions quant à la bienfaisance qu’ils souhaitent et pensent apporter. Chez les patients, comment ne pas interroger les excès de la demande d’autonomie, comme si le droit à la santé n’avait pas de limites ? Quant aux institutions, il faut bien reconnaître leurs impuissances à faire régner la justice, ou la simple équité dans la répartition des ressources. D’où des conflits éthiques, et la recherche de références communes.
Démocratie sanitaire, autonomie, information
Pour en venir plus directement à la dimension morale de cette situation, nous pouvons nous rapporter à ce thème commun de notre culture, et qui sous-tend la loi de mars 1994 sur la démocratie sanitaire : la » dignité » de l’Homme. Cette dignité, comme celle du citoyen, se concentre principalement (mais pas uniquement) dans sa liberté, et veut se traduire plus concrètement dans son » autonomie « , à savoir dans la possibilité pour le sujet d’exercer ses libertés individuelles.
La philosophie moderne, depuis l’époque des Lumières, a toujours mis cette affirmation de l’autonomie au centre de ses réflexions morales. Certes, avec des accents fort divers : l’impératif catégorique de Kant n’est pas l’approche utilitariste de Hume, ni celle de Locke, qui a influencé notablement le droit des États-Unis (une liberté tout orientée à protéger l’individu contre l’intervention d’autrui).
La tradition française, pour sa part, a plutôt été attentive aux » Droits de l’Homme « , droits personnels et droits sociaux. On retrouve cette tradition dans la loi de mars 2002 qui énonce des droits liés à la dignité du patient : information, non-discrimination de la personne, droit au traitement de la douleur, au secret, au respect de la vie privée. Notons qu’avec l’affirmation des droits, la loi évoque également les responsabilités des usagers des services de santé, et même des devoirs, comme ceux de ne pas trop dépenser, ou de respecter les soignants.
L’Église catholique, qui à sa manière a rejoint depuis le Concile Vatican II la problématique des Droits de l’homme, affirme que la relation d’alliance de l’être humain au Dieu créateur comporte liberté et responsabilité.
Mais, quelle que soit la différence de ces accents, la conséquence la plus claire de l’affirmation du respect de l’autonomie dans la relation médicale est l’exigence de consentement éclairé : le consentement du patient à une intervention sera réellement libre si ce dernier peut juger en connaissance de cause de ce qui lui est proposé.
Éclairer, c’est d’abord informer. D’où l’importance de l’information du patient. Il y a quelque vingt ans, aux États-Unis, la référence à l’autonomie, poussée très loin, conduisait à une critique du » paternalisme » médical régnant auparavant – et toujours en France ? – entre le médecin qui était censé savoir et avoir conscience, et le malade, enfant non éduqué qui, dans sa situation de souffrance, était supposé ne pas pouvoir saisir la situation. Depuis lors, les médecins d’outre-Atlantique ont relativisé cette critique, tandis qu’en France, tout en réfléchissant sur les aspects positifs d’une relation médicale » à la française « , équilibrée déjà et inscrite dans la pratique comme dans le Code de déontologie médicale, nous nous ouvrons à ce qui paraît légitime dans les nouvelles exigences des usagers.
Des axes directeurs aux termes de la loi
L’information est donc reconnue comme un droit du malade, dont la loi va préciser le contenu raisonnable. En voici quelques aspects significatifs, que pourront reprendre les autres commentaires de notre dossier.
- Désormais, c’est au médecin d’apporter la preuve, le cas échéant, qu’il a bien fourni l’information nécessaire.
- L’accès du patient à son dossier médical, jusque-là inaccessible, est relié à ce droit. Ce point sensible est très discuté : comment sera-t-il mis en œuvre ?
- Entre l’information et le consentement, la tradition française est attentive au passage de l’information donnée à l’information effectivement reçue, » bien entendue « . C’était traditionnellement oralement, dans le colloque singulier, que transitait cette information : doit-on désormais la faire passer entièrement par des documents écrits, porteurs de formulations plus précises, plus organisées et plus codées ? C’est une autre question débattue.
- Enfin, pour aider à la communication et à une certaine authenticité dans le cas de relations objectivement difficiles (en particulier quand la maladie rend effectivement impossible le recueil d’un consentement comme l’information elle-même), la loi institue la notions de » personne de confiance « , susceptible d’apporter une aide. Notion nouvelle chez nous, courante dans plusieurs autres pays. Il va falloir bientôt que chacun de nous réfléchisse à la désignation de cette personne de confiance, désignation qui lui incombe normalement, même quand il est en bonne santé.
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Pour conclure cet aperçu, peut-on dire si cette loi, que nous jugeons comme importante, va bouleverser la relation entre médecin et patient ? Je pense plutôt qu’elle accompagne et encourage une évolution déjà en cours dans les faits comme dans les esprits.
Son application sera sans doute plus délicate dans les établissements hospitaliers qu’en médecine de ville. Elle sera certainement différente selon les spécialités médicales. Les praticiens redoutent surtout l’accroissement du temps passé à des formalités, écrites ou informatisées, pour l’établissement des dossiers, au détriment de la rencontre directe et de l’examen clinique traditionnel et bien nécessaire, un examen du corps accompagné d’un échange direct, où prennent place l’écoute et la parole. Mais ces craintes ne doivent pas conduire les uns et les autres à une lecture durcie du texte. À travers ces nouvelles formes, l’esprit de confiance doit continuer à régner entre patients et médecins.