Le calcul optique : des prémices aux horizons quantiques
Parent pauvre du calcul électronique, le calcul optique n’a pas encore réussi à trouver des applications dans lesquelles il ait un avantage indiscutable. Cela pourrait cependant changer bientôt grâce à de nouvelles techniques analogiques prometteuses et au développement du calcul quantique photonique.
La recherche en optique, qui est un des piliers les plus fertiles de la physique moderne, a livré au cours de son histoire des applications scientifiques et technologiques innombrables. Parmi les domaines qui ont particulièrement profité de ces progrès se trouvent les télécommunications, l’imagerie télescopique et microscopique, la chirurgie de l’œil et l’ablation industrielle, ou encore plus récemment la génération de nombres aléatoires et la cryptographie. Dans le domaine du calcul optique en revanche, si la lumière possède des avantages cruciaux, son potentiel n’a pas encore été complètement révélé. L’idée d’exploiter les propriétés de vitesse et de multiplexage de la lumière dans le but d’effectuer des calculs à haute fréquence est ancienne, mais elle s’est heurtée à des difficultés d’exécution et à la concurrence des succès gigantesques du calcul électronique. Aujourd’hui, des techniques prometteuses émergent, qui pourraient faire entrer le traitement optique de l’information dans une nouvelle ère. Cette ère est bien sûr celle de la seconde révolution quantique, caractérisée par une maîtrise de la lumière à l’échelle du photon, et du développement du calcul quantique photonique. Mais c’est aussi l’ère de techniques analogiques innovantes, qui nous réservent certainement des surprises.
Rêves du calcul optique…
La lumière se prête naturellement au traitement de l’information, qui implique de transformer un signal d’entrée, par différentes opérations, en un signal de sortie. En effet, pour une direction de propagation fixée, l’information optique est portée par un champ complexe dans le plan transverse, qui peut subir plusieurs transformations au cours de l’évolution dans le système optique. Le faisceau initial peut ainsi être modifié par le système, composé d’éléments comme des lentilles ou des milieux non linéaires et imagé en sortie sur un capteur photographique. L’exemple fondamental de transformation non triviale naturellement réalisée par un système optique est celui de la transformée de Fourier réalisée par une lentille dans son plan focal. Cet exemple permet déjà d’imaginer des applications dans le calcul de corrélation et a nourri le début de la recherche sur le calcul optique dans les années 1950. Les premiers processeurs optiques ont ainsi été appliqués avec succès au traitement de données de radar à synthèse d’ouverture, avant d’être remplacés par les techniques numériques.
Les atouts principaux de la lumière pour le traitement de l’information sont la rapidité de propagation de la lumière, qui limite le temps de calcul à une durée très courte, le faible coût énergétique du calcul et la possibilité de propager l’information en espace libre sans interactions, ce qui permet des architectures parallèles. Ces atouts fondamentaux sont soutenus par les progrès technologiques des soixante-dix dernières années, qui ont apporté une grande flexibilité expérimentale à la table optique. Le plus important est sans doute le laser, apparu dans les années 1960, qui produit un faisceau cohérent. Les décennies suivantes ont apporté les modulateurs spatiaux SLM (spatial light modulators) qui permettent de façonner le profil du champ transverse d’un faisceau, dont la version la plus moderne, utilisée par exemple dans les vidéoprojecteurs, est le DMD (digital micromirror device). D’innombrables autres innovations, comme les composants non linéaires complexes, résonateurs et autres VCSELs (vertical-cavity surface-emitting lasers), ont multiplié les possibilités expérimentales.
… et désillusions
Au cours de cette aventure technologique, un axe de recherche central du calcul optique s’est heurté à un écueil insurmontable : celui de l’ordinateur numérique optique, capable d’exécuter une suite d’opération arbitraire sur un ensemble de bits, par l’intermédiaire de portes logiques à base de transistors optiques réalisés à l’aide d’un milieu non linéaire. Les transistors optiques ne passant pas à l’échelle en termes de miniaturisation et d’efficacité énergétique, cette tentative de rattraper l’informatique électronique s’est soldée par un lourd échec dans les années 1980. Il apparaît depuis lors que l’intérêt du calcul optique ne peut pas être de remplacer le calcul électronique, mais simplement de prendre en charge certaines tâches très précises pour lesquelles les techniques optiques analogiques sont plus adaptées, en s’abstrayant de l’encodage binaire. Malgré un intense effort de recherche depuis les années 1980, avec par exemple la conception de processeurs analogiques pour le calcul de corrélation et la détection de courbes paramétriques, la flexibilité et la performance du calcul électronique ont étouffé les techniques optiques, jusque dans le domaine des transformées de Fourier.
De nouvelles techniques prometteuses
Les progrès dans les technologies habilitantes comme les SLM ou les capteurs, dont les caractéristiques limitent la performance d’un processeur optique, permettent aujourd’hui d’espérer que les techniques optiques trouvent leur application dans la résolution de certaines tâches. À l’heure de l’explosion des réseaux de neurones, la recherche d’architectures de calcul neuromorphique particulièrement adaptées à ces structures est en ébullition. Les processeurs optiques ont des atouts, comme l’implémentation naturelle du produit matriciel, et de nombreuses propositions émergent dans le domaine des PDNNs (photonic deep neural networks). Dans un domaine proche, la start-up française LightOn résout optiquement le problème de la projection aléatoire de grandes matrices, qui se pose dans certaines techniques d’apprentissage machine (machine learning). Par ailleurs, l’optimisation combinatoire à grand nombre de paramètres est un problème stratégique, car notoirement difficile à résoudre pour un ordinateur habituel, pour lequel des processeurs optiques originaux appelés machines d’Ising ont récemment obtenu des résultats prometteurs en étant capables d’extraire la configuration optimale d’un hamiltonien arbitraire.
“Le calcul optique promet d’entrer bientôt dans une nouvelle ère.”
Enfin, les processeurs analogiques optiques ont un fort potentiel pour la résolution de certaines opérations mathématiques précises, comme la simulation de dynamiques non linéaires complexes, qui sont très consommatrices de ressources sur un ordinateur classique. J’ai eu l’occasion de participer au projet de développement d’un tel simulateur optique non linéaire, dans le but de trouver des applications commerciales et cas d’usage industriels. La rigidité de ce genre de système et la faible capacité d’adaptation de la dynamique simulée, par rapport à la flexibilité des méthodes numériques, rendent malheureusement très difficile les perspectives d’adoption, mais cela reste un axe de recherche intéressant. Il est à noter que le développement de métamatériaux, aux propriétés électromagnétiques originales, sera certainement à l’avenir une source de flexibilité pour le calcul optique analogique.
Les débuts de l’ère du calcul quantique
Au-delà de ces techniques prometteuses, le calcul optique promet d’entrer bientôt dans une nouvelle ère. Aujourd’hui, le développement technologique permet le contrôle et la détection de photons individuels, ce qui ouvre la porte à des formes de calcul optique radicalement différentes : c’est l’ère balbutiante du calcul quantique. Le calcul quantique repose sur le fait que le photon est une particule élémentaire qui peut être vue comme un système quantique à deux niveaux, c’est-à-dire un qubit. Cette information quantique peut être encodée de différentes manières, par exemple sur le chemin parcouru par le photon dans un interféromètre, sur sa phase, sa fréquence ou encore son moment angulaire. Les opérations logiques comme les portes à un qubit sont ainsi réalisées par des séparateurs de faisceaux, lames d’ondes ou déphaseurs, et les portes à deux qubits par des interféromètres de type Mach-Zehnder. Dans la lignée des processeurs optiques décrits plus hauts, l’écosystème industriel est organisé autour d’une structure modulaire : sources de photons uniques d’un côté, puces optiques et enfin capteurs, avec des acteurs spécialisés dans chacun de ces dispositifs.
Les qualités et les espoirs du photon
En comparaison avec les autres supports explorés pour le calcul quantique, les photons ont l’avantage de la stabilité à température ambiante au cours de leur propagation, bénéficient des techniques de fabrication de semi-conducteurs CMOS (complementary metal oxide semiconductor) matures et de l’existence de sources de photons uniques, comme celles commercialisées par la start-up française Quandela. Les photons sont de plus une technologie transversale incontournable, car elle permet la communication à distance. Notons en revanche les taux d’erreur élevés en lecture, l’impossibilité de stocker les photons et les difficultés de conception pour une architecture permettant de passer à l’échelle, qui sont des freins à ne pas sous-estimer.
L’espoir est permis pour les prochaines années de voir la puissance du calcul quantique optique augmenter au fur et à mesure que des jalons technologiques seront passés, jusqu’à atteindre une taille critique nécessaire à la résolution de problèmes avec des applications intéressantes, comme l’étude de molécules pour la synthèse de médicaments ou la science des matériaux. Le calcul quantique photonique a déjà obtenu les galons de la suprématie quantique avec l’annonce récente du canadien Xanadu, pour le problème de l’échantillonnage bosonique gaussien qui n’a aucune application directe mais qui permet de nourrir des espoirs sur le potentiel du domaine à atteindre un réel avantage quantique sur un problème appliqué.
Enfin, notons que le progrès de ces techniques passera nécessairement par le développement accru d’applications métiers, dans le but de construire des algorithmes adaptés à la fois au support optique et aux problèmes les plus pressants des industriels partenaires. Les environnements numériques de développement spécifiques aux propriétés des systèmes optiques, comme la bibliothèque algorithmique Perceval de la start-up Quandela, sont ainsi des outils importants.
Lire aussi : Une Silicon Valley à la française pour le quantique
Références
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