Gabriel Fauré

Le charme de Fauré

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°796 Juin 2024
Par Jean SALMONA (56)

« Au demeu­rant, je me la pose, cette ques­tion oiseuse ; que doit-on pré­fé­rer : un bon­heur facile ou des souf­frances éle­vées ? Répon­dez, lequel est préférable ? »
Fio­dor M. Dos­toïevs­ki, Dans mon souterrain

Fauré, l’intégrale de la musique de chambreFauré, l’intégrale de la musique de chambre

Mozart, Cho­pin, Schu­mann, Van Gogh, Rim­baud et bien d’autres ont eu des vies dif­fi­ciles, tour­men­tées, si bien que l’on est ten­té de pen­ser qu’il n’est pas d’œuvre d’art majeure sans souf­france. Et si une vie épa­nouie pou­vait aus­si géné­rer des chefs‑d’œuvre ? Gabriel Fau­ré (1845−1924) aura été un homme heu­reux, cou­vert d’honneurs, évo­luant dans une socié­té d’élite qui l’aimait et l’admirait, orga­niste titu­laire de la Made­leine, direc­teur du Conser­va­toire, etc.

Au-delà de ses œuvres sou­vent jouées – les mélo­dies, l’Élé­gie, le Requiem, la musique de scène pour Pel­léas et Méli­sande (orches­trée par notre cama­rade Kœchlin X1887) – il faut décou­vrir la musique de chambre la plus riche et la plus éla­bo­rée de toute la musique fran­çaise des XIXe et XXe siècles : deux Sonates pour pia­no et vio­lon, deux Sonates pour vio­lon­celle et pia­no, deux Qua­tuors avec pia­no, deux Quin­tettes avec pia­no, un Trio pour pia­no, vio­lon, vio­lon­celle et un Qua­tuor à cordes, aux­quels s’ajoutent des pièces diverses dont Romance, Séré­nade, Ber­ceuse, Fan­tai­sie pour flûte et pia­no, deux suites pour pia­no à quatre mains Dol­ly et Masques et Ber­ga­masques.

C’est l’intégrale de cette musique de chambre qu’ont enre­gis­trée (à l’exception du Qua­tuor à cordes1), autour du pia­niste Éric Le Sage et du Qua­tuor Ébène, Dai­shin Kashi­mo­to, vio­lon, Fran­çois Salque, vio­lon­celle, Lise Ber­thaud, alto, ain­si qu’Alexandre Tha­raud, Paul Meyer, Emma­nuel Palud (res­pec­ti­ve­ment pia­no, cla­ri­nette, flûte).

Un art unique de la modu­la­tion, des enchaî­ne­ments d’harmonies inat­ten­dus, aucune conces­sion au moder­nisme, une conci­sion extrême – pas de bavar­dage – et, par-des­sus tout, la recherche pour l’auditeur d’un plai­sir d’écoute intense et raffiné.

Le sixième CD est consa­cré aux Noc­turnes pour pia­no seul dont il est ques­tion ci-dessous.

6 CD ALPHA CLASSICS


L’intégrale de la musique pour piano soloL’intégrale de la musique pour piano solo

En enre­gis­trant l’intégrale de la musique pour pia­no solo de Fau­ré, l’excellent (et trop dis­cret) pia­niste Lucas Debargue révèle une œuvre d’une extrême richesse bizar­re­ment bou­dée par les pia­nistes (au pro­fit de pièces sur­jouées de Cho­pin par exemple), qu’avait décou­verte et ana­ly­sée le phi­lo­sophe Vla­di­mir Jan­ké­lé­vitch (dans Fau­ré et l’inexprimable).

Cette œuvre se com­pose d’une cin­quan­taine de pièces dont les titres, qui sont assez conve­nus et que Fau­ré s’est rési­gné à leur don­ner à son corps défen­dant pour satis­faire son édi­teur – Bal­lade, Bar­ca­rolle, Impromp­tu, Noc­turne, Pré­lude, Valse-caprice… –, dis­si­mulent une musique com­plexe, rigou­reu­se­ment tonale, pro­fon­dé­ment ori­gi­nale, dont on recon­naît l’auteur dès les pre­mières mesures.

Lucas Debargue, qui signe le très inté­res­sant livret de l’album, a eu l’excellente idée de pré­sen­ter les pièces par ordre d’opus, en pra­tique l’ordre chro­no­lo­gique de leur com­po­si­tion. On passe ain­si des trois Romances sans paroles de l’opus 17, clai­re­ment ins­pi­rées par les pièces épo­nymes de Men­dels­sohn, à des pièces de plus en plus éla­bo­rées et vir­tuoses, pour ter­mi­ner avec le Noc­turne n° 13 de l’opus 119, proche de l’atonalité, petit chef‑d’œuvre de la com­po­si­tion pia­nis­tique du XXe siècle.

Et l’on découvre un Fau­ré inquiet, qui va se révé­ler de plus en plus tour­men­té au fur et à mesure que se déroule sa vie, tout heu­reux et char­gé d’honneurs qu’il soit.

Proust, mort en 1922 deux ans avant Fau­ré, aimait, paraît-il, cette musique intros­pec­tive et inef­fable. Et si Vin­teuil, c’était Fauré ?

4 CD SONY


1. Le très bel enre­gis­tre­ment par le Qua­tuor Ébène a été cité dans ces colonnes voi­là quelques mois.

Poster un commentaire