Le charme de Fauré
« Au demeurant, je me la pose, cette question oiseuse ; que doit-on préférer : un bonheur facile ou des souffrances élevées ? Répondez, lequel est préférable ? »
Fiodor M. Dostoïevski, Dans mon souterrain
Fauré, l’intégrale de la musique de chambre
Mozart, Chopin, Schumann, Van Gogh, Rimbaud et bien d’autres ont eu des vies difficiles, tourmentées, si bien que l’on est tenté de penser qu’il n’est pas d’œuvre d’art majeure sans souffrance. Et si une vie épanouie pouvait aussi générer des chefs‑d’œuvre ? Gabriel Fauré (1845−1924) aura été un homme heureux, couvert d’honneurs, évoluant dans une société d’élite qui l’aimait et l’admirait, organiste titulaire de la Madeleine, directeur du Conservatoire, etc.
Au-delà de ses œuvres souvent jouées – les mélodies, l’Élégie, le Requiem, la musique de scène pour Pelléas et Mélisande (orchestrée par notre camarade Kœchlin X1887) – il faut découvrir la musique de chambre la plus riche et la plus élaborée de toute la musique française des XIXe et XXe siècles : deux Sonates pour piano et violon, deux Sonates pour violoncelle et piano, deux Quatuors avec piano, deux Quintettes avec piano, un Trio pour piano, violon, violoncelle et un Quatuor à cordes, auxquels s’ajoutent des pièces diverses dont Romance, Sérénade, Berceuse, Fantaisie pour flûte et piano, deux suites pour piano à quatre mains Dolly et Masques et Bergamasques.
C’est l’intégrale de cette musique de chambre qu’ont enregistrée (à l’exception du Quatuor à cordes 1), autour du pianiste Éric Le Sage et du Quatuor Ébène, Daishin Kashimoto, violon, François Salque, violoncelle, Lise Berthaud, alto, ainsi qu’Alexandre Tharaud, Paul Meyer, Emmanuel Palud (respectivement piano, clarinette, flûte).
Un art unique de la modulation, des enchaînements d’harmonies inattendus, aucune concession au modernisme, une concision extrême – pas de bavardage – et, par-dessus tout, la recherche pour l’auditeur d’un plaisir d’écoute intense et raffiné.
Le sixième CD est consacré aux Nocturnes pour piano seul dont il est question ci-dessous.
6 CD ALPHA CLASSICS
L’intégrale de la musique pour piano solo
En enregistrant l’intégrale de la musique pour piano solo de Fauré, l’excellent (et trop discret) pianiste Lucas Debargue révèle une œuvre d’une extrême richesse bizarrement boudée par les pianistes (au profit de pièces surjouées de Chopin par exemple), qu’avait découverte et analysée le philosophe Vladimir Jankélévitch (dans Fauré et l’inexprimable).
Cette œuvre se compose d’une cinquantaine de pièces dont les titres, qui sont assez convenus et que Fauré s’est résigné à leur donner à son corps défendant pour satisfaire son éditeur – Ballade, Barcarolle, Impromptu, Nocturne, Prélude, Valse-caprice… –, dissimulent une musique complexe, rigoureusement tonale, profondément originale, dont on reconnaît l’auteur dès les premières mesures.
Lucas Debargue, qui signe le très intéressant livret de l’album, a eu l’excellente idée de présenter les pièces par ordre d’opus, en pratique l’ordre chronologique de leur composition. On passe ainsi des trois Romances sans paroles de l’opus 17, clairement inspirées par les pièces éponymes de Mendelssohn, à des pièces de plus en plus élaborées et virtuoses, pour terminer avec le Nocturne n° 13 de l’opus 119, proche de l’atonalité, petit chef‑d’œuvre de la composition pianistique du XXe siècle.
Et l’on découvre un Fauré inquiet, qui va se révéler de plus en plus tourmenté au fur et à mesure que se déroule sa vie, tout heureux et chargé d’honneurs qu’il soit.
Proust, mort en 1922 deux ans avant Fauré, aimait, paraît-il, cette musique introspective et ineffable. Et si Vinteuil, c’était Fauré ?
4 CD SONY
1. Le très bel enregistrement par le Quatuor Ébène a été cité dans ces colonnes voilà quelques mois.