Le choc de la réunification allemande : un bilan sept ans après
Il est des moments précis de l’Histoire qui bouleversent profondément son cours et la vie des hommes. Le 9 novembre 1989 prenait fin, avec la chute du mur de Berlin, la période de l’après-guerre, celle du monde divisé selon Yalta. La chute du Mur procédait d’un double miracle : d’une part, son déclenchement involontaire, exemple de contingence en Histoire ; d’autre part, son happy end, en particulier la non-violence de la réunification allemande (la violence ayant été repoussée aux marches de l’ex-Empire soviétique, en ex-Yougoslavie et en Tchétchénie).
Christine de Mazières est l’auteur de Requiem pour la RDA, entretiens avec le dernier chef de gouvernement de la RDA (Denoël 1995).
Huit ans après la chute du mur de Berlin, sept ans après la réunification allemande, quel bilan peut-on en tirer ? Pour l’Allemagne, pour l’Europe, pour le monde ? Ces quelques lignes n’ont pas l’ambition d’être ni définitives ni exhaustives, mais de proposer quelques pistes de réflexion et de poser des questions.
Le bilan, pour l’Allemagne, de sa réunification, peut être esquissé en distinguant les trois horizons temporels définis par Fernand Braudel : le temps événementiel, les changements à moyen terme et l’évolution structurelle. Le temps court est celui de la réunification politique, le temps intermédiaire, celui du rapprochement économique, enfin le temps long touche le domaine social, culturel et psychologique.
La réunification politique
L’intégration politique des 17 millions d’Allemands de l’Est dans la République fédérale s’est réalisée en un temps record, en onze mois, entre le 9 novembre 1989 et le 3 octobre 1990, date de mise en vigueur du traité interallemand d’unité et, désormais, fête nationale allemande. Cette rapidité fut à la fois surprenante, mais indispensable. Ce paradoxe n’est qu’apparent. L’on ne sort pas aisément de situations aussi verrouillées que la division de l’Europe de l’après-guerre. D’une part, personne n’avait vu venir l’événement. Aussi étonnant que cela paraisse a posteriori, la RFA ne possédait aucun plan préparé « au cas où »… D’autre part, le mur de Berlin tombé, restait l’inconnue de l’ex-URSS. Gorbatchev allait-il laisser faire ? Il laissa planer un doute jusqu’à la fin janvier 1990, où il annonça finalement sa volonté de ne pas s’opposer à la réunification.
À partir de là, tout alla très vite : le 13 février 1990 démarraient les négociations dites « 4 + 2 » (les quatre Alliés et les deux Allemagnes), qui se terminèrent le 12 septembre 1990 par le traité de Moscou sur le « règlement final relatif à l’Allemagne ». En décembre 1989, le « plan en dix points » du chancelier Kohl ne prévoyait encore qu’un rapprochement très progressif des deux Allemagnes, et le 21 décembre 1989, le président Mitterrand signait avec la RDA un accord commercial d’une durée de quatre ans… Nul alors ne pouvait imaginer l’accélération du processus.
L’hypothèque extérieure levée, le processus d’unification interne fut d’une rapidité stupéfiante : le 18 mars 1990 eurent lieu les premières élections libres de RDA, qui marquèrent une victoire écrasante des chrétiens-démocrates. Le 12 avril, Lothar de Maizière formait son gouvernement de grande coalition (comprenant les sociaux-démocrates), gouvernement qui n’avait d’autre but que mettre fin à la RDA par la réunification, et qui y parvint en six mois, au prix d’un travail acharné, notamment législatif.
La première étape fut l’entrée en vigueur, le 1er juillet 1990, du traité d’unité économique et sociale, qui introduisait le Deutsche Mark à l’Est. Cette rapidité de l’unification monétaire des deux Allemagnes fut en effet une nécessité politique : les Allemands de l’Est fuyaient depuis des mois en masse vers l’Ouest, et seule cette mesure, d’ailleurs catastrophique sur le plan économique (avec un taux de change de 1 pour 1, qui ne prenait pas en compte l’état réel de la compétitivité est-allemande, l’industrie de la RDA fut laminée d’un coup), permit de mettre fin à l’hémorragie humaine. La réunification politique fut donc un succès exemplaire.
La réunification économique
Le bilan de la réunification économique est nécessairement plus nuancé, compte tenu des immenses difficultés. Le chemin parcouru est néanmoins globalement appréciable.
La politique économique du gouvernement de Bonn s’est au départ fondée sur une illusion, celle de ne pas devoir planifier le passage de l’économie planifiée à l’économie de marché : le marché par ses seules vertus devait apporter un nouveau miracle économique. Une illustration de cette idée se retrouvait dans la croyance selon laquelle la privatisation des entreprises est-allemandes autofinancerait leur assainissement et leur mise aux normes occidentales, en d’autres termes que la Treuhandanstalt équilibrerait ses comptes.
Helmut KOHL © IN-PRESS/BUNDDESBILDSTELLE
L’on sait qu’il n’en fut rien. L’Office fiduciaire a, au terme de sa mission fin 1994, laissé un passif de 270 milliards de DM, représentant un service de la dette de 20 milliards de DM par an pendant quarante ans pour le budget fédéral. De 1990 à 1995, l’endettement public est passé de 900 milliards DM à plus de 2 000 milliards. L’erreur conceptuelle initiale de croire en l’existence d’une quelconque « main invisible » a conduit in fine à un financement de l’unification par l’emprunt, qui d’une part entraîne une tension sur les taux d’intérêt et un effet d’éviction des investissements privés, d’autre part reporte la charge financière sur les générations futures.
Néanmoins, cette « gestion de crise sans stratégie d’ensemble » du début n’a pas empêché un succès d’ensemble de la politique économique de l’unification : seules 20 % des firmes de la Treuhand ont totalement disparu, 80 % ont pu être assainies en tout ou partie. Simplement, le modèle de l’économie sociale de marché a fonctionné, dans les nouveaux Länder, beaucoup plus dans sa composante sociale qu’à travers la logique du marché. La politique économique de l’unification s’est en effet caractérisée par un extraordinaire volontarisme étatique : volontarisme des transferts financiers d’Ouest en Est et volontarisme d’une véritable politique industrielle qui n’ose dire son nom (ce terme étant tabou outre-Rhin). En 1994, par exemple, les transferts publics vers l’Est se sont élevés à 60 % du PIB est-allemand. Depuis la réunification, c’est plus d’un « billion » (mille milliards) de DM d’argent public qui fut injecté à l’Est.
Au total, la transformation de l’économie est-allemande est beaucoup plus profonde et brutale qu’il n’avait été prévu à l’origine. Loin d’avoir été la « dixième nation industrielle du monde », ainsi que l’affirmait la propagande de la RDA, cette économie était en faillite avérée au moment de l’unification : une économie qui ne pratique plus d’investissements et consomme l’ensemble de sa production intérieure signe son arrêt de mort. L’effondrement fut en conséquence brutal (- 45 % du PIB en 1989–90) et relativement long : il dura quatre ans jusqu’en 1994. Puis l’économie est-allemande a connu un « boom de croissance », qui a cessé en 1996.
Le PIB par personne active de l’ex-RDA a augmenté de 31 % du niveau de l’Ouest en 1991 à 56,7 % en 1996. Il dépasse désormais les niveaux du Portugal et de la Grèce au sein de l’Union européenne. Grâce aux transferts de Bonn, le revenu disponible par habitant atteint même aujourd’hui 73,7 % de celui de l’Ouest en 1996. Les deux points noirs de l’économie est-allemande demeurent, d’une part les coûts salariaux unitaires qui sont supérieurs à un tiers de ceux de l’Ouest en raison du rattrapage des salaires plus rapide que l’ajustement des productivités entre l’Est et l’Ouest (la très légère réduction, de – 0,8 % en 96, pour la première fois, des coûts salariaux unitaires, est encore insuffisante pour inverser l’effet de ciseaux entre l’Est et l’Ouest), d’autre part, la quasi-disparition des marchés d’Europe de l’Est.
C’est l’industrie qui a le plus souffert : l’ex-RDA est passée d’une surindustrialisation à une sous-industrialisation. Au sein de l’Allemagne réunifiée, les nouveaux Länder représentent 20 % de la population, mais seulement 10 % du PIB, 5 % de l’industrie et 1,8 % de ses exportations. Il n’y a plus une, mais deux économies allemandes distinctes.
Au total, le modèle de l’économie sociale de marché a fait ses preuves face à la réunification, mais au prix d’un coût reporté vers l’avenir considérable.
La réunification sociale, culturelle, psychologique
Tout d’abord, si l’ex-RDA apporte un cinquième de la population allemande, sa démographie est encore pire que celle de l’ancienne RFA. À long terme, le renouvellement des générations n’est plus du tout assuré, à tendance constante. Il y avait 70 millions d’Allemands (Est et Ouest) en 1950, ils sont 81 millions aujourd’hui ; après un pic en 2003 avec 83,8 millions, s’ensuivra une diminution qui ramènera la population en 2020 au niveau actuel, puis au niveau de 1950 en 2040 (72 millions). Cette tendance lourde pèse fortement sur tous les débats publics outre-Rhin (importance du débat sur la réforme des retraites).
Les sondages montrent jusqu’à présent que le fossé psychologique entre les deux Allemagnes s’est creusé depuis sept ans. Avec le recul, l’époque de la RDA s’embellit dans l’esprit des Allemands de l’Est. Quoi de plus naturel que cette illusion d’optique : il y avait alors plus de sécurité, des emplois pour tous, des loyers plus bas, des crèches plus nombreuses… L’analyse de Tocqueville concernant l’Amérique au xixe siècle se vérifie ici aussi à nouveau : l’homme préfère décidément l’égalité à la liberté : en 1990, 16 % des Allemands de l’Est interrogés associaient le mot « liberté » au socialisme, 65 % au capitalisme ; en 1995, les deux systèmes étaient à égalité dans les esprits (33 et 37 %) ! L’on oublie que l’on fut en prison… Ceci dit, bien que très critiques sur les questions particulières, l’on ne trouve aujourd’hui qu’un Allemand de l’Est sur dix qui aimerait vivre à nouveau dans une RDA indépendante.
Il reste que l’Allemagne est aujourd’hui un État avec deux sociétés distinctes. Lothar de Maizière, dernier chef de gouvernement de la RDA (et premier librement élu) estime pour sa part qu’il faudra, comme pour la fuite en Égypte, un renouvellement complet de générations, soit environ quarante ans, pour qu’un tel fossé mental s’estompe. D’une part, le « vécu » des gens est radicalement différent. Les Allemands de l’Est ont, ne l’oublions pas, porté la part la plus lourde de l’histoire allemande, ils ont payé deux fois la note laissée par Hitler, ils ont subi deux dictatures successives depuis 1933. Le totalitarisme a marqué les biographies individuelles : ainsi, Maizière, né en 1940, avait 5 ans à l’occupation soviétique, 13 ans au soulèvement de Berlin-Est, 21 ans à la construction du Mur. Il dut attendre l’âge de 49 ans pour voir ce Mur s’effondrer.
Par ailleurs, tout a été fait par les Allemands de l’Ouest pour donner à leurs compatriotes de l’Est le sentiment d’être des citoyens de « seconde classe ». Des erreurs psychologiques ont été commises : avec la mise en place de l’administration du pasteur Gauck, qui examine les archives laissées par la STASI, la police politique de l’ex-RDA, l’ensemble de la société est-allemande a eu le sentiment d’être « mise en examen », d’être épurée. Tout agent public, de l’infirmière à l’instituteur, a dû et doit encore (les délais sont longs), pour être maintenu dans son poste, recevoir la preuve de sa non-collaboration avec le régime précédent. La charge de la preuve est renversée : elle incombe au présumé coupable.
La différence entre les deux sociétés revêt aussi des aspects positifs : les Allemands de l’Est apportent avec eux un pan important de l’histoire et de la culture allemande. Ils n’ont évidemment pas subi l’américanisation comme l’Ouest (l’ex-RDA a un côté authentique, un parfum d’antan). Ils apportent Weimar, Dresde, Potsdam, une littérature très vivante. Les Allemands de l’Est se repliaient volontiers sur des « niches » qui les protégeaient un peu : la lecture, la musique, la famille.
Ils ont aussi une sensibilité « de l’Est » : ils se sentent plus proches d’un Russe que d’un Français, et peuvent servir de médiateurs dans nos relations, économiques notamment, avec les pays de l’Est. Ils apportent également certains codes de valeurs morales hérités de la Prusse qui ont moins cours en RFA, une grande ardeur au travail. Ils apportent enfin un regard neuf sur notre société occidentale, très lucide, très exigeant, un regard lesté d’une lourde expérience et qui ne peut que nous enrichir, nous faire réfléchir.
Le bilan de la réunification allemande pour l’Europe et le monde
Loin de dessiner une dérive de l’Allemagne vers l’Est, sa réunification n’a fait que renforcer l’ancrage européen de l’Allemagne. Marquée par le sceau de son histoire terrible, l’Allemagne a fondamentalement peur d’elle-même : elle ne s’aime pas, le concept de nation est tabou. Elle rêve de ressembler à la Suisse, neutre, paisible et riche.
Agrandie à plus de 80 millions d’habitants, l’Allemagne réunifiée n’a eu de cesse de prouver sa volonté de s’intégrer plus en avant en Europe, de s’y fondre complètement. Elle demeure, plus que jamais, un moteur de la construction européenne, pour des motifs différents des nôtres, mais tout aussi légitimes, qui ne tiennent pas à une quelconque volonté d’hégémonie, mais à un désir de renaissance, d’apaisement intérieur, de conjurer à tout jamais les démons de la guerre.
L’ensemble de la classe politique allemande soutient ainsi l’Europe de Maastricht, y compris les Verts. Et même si les Allemands ont un peu de regret à perdre le DM, symbole de leur réussite d’après-guerre…
La réunification a également scellé le retour de l’Allemagne dans le concert des États souverains. La reprise de responsabilités internationales (et la fin de la « diplomatie du chéquier ») est parfois difficilement ressentie par les Allemands, comme pour l’envoi de contingents dans le cadre de l’ONU en ex-Yougoslavie, mais elle marque un retour à la normale, dont il faut se réjouir.