Le choc démographique du sida
L’infection par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) forme un système infectieux complexe associant deux temps : le stade asymptomatique, où l’individu est porteur du virus et peut le transmettre, puis le stade sida, où la destruction du système immunitaire conduit à la multiplication des « maladies opportunistes » finalement létales. Deux virus de l’immunodéficience humaine ont été identifiés : le VIH‑1 et le VIH‑2. Le VIH‑1 est le mieux connu. Il existe une grande diversité de souches de VIH‑1. Le VIH‑1 groupe M. (Major) est le virus de la pandémie (étendue au monde entier). Neuf sous-types ont été identifiés (A, B, C…), ils ont la capacité de se recombiner. Cette variabilité explique les difficultés rencontrées pour la mise au point d’un vaccin polyvalent.
Le VIH‑1 fut identifié en 1983 par les virologues de l’Institut Pasteur à Paris (le VIH‑2 en 1986) deux ans après l’alerte déclenchée le 5 juin 1981 par les Centers for disease Control d’Atlanta (USA). Dans trois hôpitaux de Los Angeles cinq cas d’une pneumopathie rare (Pneumocystis carinii) avaient été diagnostiqués entre octobre 1980 et mai 1981, contre deux seulement durant les huit années précédentes. Les malades étaient des hommes jeunes (29−36 ans), antérieurement en bonne santé et avaient comme trait commun l’homosexualité.
La préhistoire de l’infection à VIH/sida est mal connue. L’origine simienne des virus humains est de moins en moins contestée. Les analyses de biologie moléculaire ont montré que le VIH‑2 est très proche d’un virus de l’immunodéficience simienne (VIS) isolé chez le singe vert Mangabey cercocebus atys qui vit en Afrique de l’Ouest, or le foyer d’origine de l’infection à VIH‑2 est précisément l’Afrique de l’Ouest… et le VIH‑1 est apparenté au VIS du chimpanzé Pan troglodytes troglodytes.
La somme des indices rassemblés laisse penser que les virus seraient originaires d’Afrique. La maladie a pu se manifester sous forme de cas isolés puis le virus a dû subir une mutation génétique pour devenir transmissible d’homme à homme. Un chercheur américain, Preston A. Marx, pose l’hypothèse d’une mutation favorisée par l’utilisation répétée de seringues souillées lors de campagnes de vaccination de masse. C’est une hypothèse.
Aujourd’hui le sida est relativement sous contrôle dans les pays développés, grâce aux traitements antirétroviraux. Ceux-ci ne guérissent pas, mais ralentissent l’évolution vers le stade sida en inhibant la multiplication virale, d’où une restauration partielle de l’immunité, mais leur durée d’efficacité n’est pas encore mesurable. Quelques personnes contaminées en 1984–1985 sont encore en vie… En l’absence de traitement, le stade asymptomatique est d’une dizaine d’années en moyenne avant que la destruction du système immunitaire ne livre l’organisme aux germes opportunistes contre lesquels il est désormais sans défense.
En Afrique la maladie opportuniste la plus courante est la tuberculose. Cependant les traitements ont des limites : effets secondaires (troubles du métabolisme), résistances aux antirétroviraux, nécessité d’un suivi biologique exigeant en services sanitaires, coûts limitant leur diffusion aux pays riches, même si une évolution est en cours.
L’Onusida/OMS estime que depuis le début de l’épidémie soixante millions de personnes ont été contaminées, vingt millions en sont mortes. En 2000 le nombre des décès a atteint trois millions (2,5 millions d’adultes, dont 1,3 million de femmes, et 500 000 enfants de moins de quinze ans).
L’Afrique noire rassemble 70 % des cas d’infection ; avec l’Asie du Sud et du Sud-Est le total atteint près de 87 %, avec l’Amérique latine 90 % et avec les Caraïbes 92,5 %. L’infection à VIH est devenue un immense problème de santé publique des pays du monde en développement.
Fin 2000, l’Onusida/OMS estimait ainsi les taux d’infection chez les adultes (15−49 ans) :
- Afrique noire : 8,8 %,
- Caraïbes : 2,3 % surtout Haïti,
- Amérique du Nord : 0,6 %,
- Asie du Sud et du Sud-Est : 0,56 %,
- Europe occidentale : 0,24 %,
- Asie orientale : 0,07 %.
L’Afrique australe est devenue le premier territoire mondial de l’infection durant la deuxième moitié de la décennie 1990 : 16,6 % du total mondial des infections pour 0,8 % de la population mondiale… Avec 35,8 %, le Botswana détient le record mondial du taux d’infection chez les 15–49 ans. Depuis le début de l’épidémie l’Afrique a enregistré chaque année le plus grand nombre de nouveaux cas, mais, depuis l’an 2000, la tendance est à la baisse : 3,9 millions en 1999, puis 3,8 millions en 2000 et 3,4 millions en 2001.
Les chiffres de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient sont contestés par l’un des auditeurs qui souligne la difficulté de l’évaluation et le fait que c’est une question très sensible pour ces pays ; la tendance y est à cacher ou à ignorer le problème. Madame Amat-Roze reconnaît la réalité de cette difficulté. Au passage elle indique qu’en Algérie il semble y avoir une relation avec la fin de la rébellion touareg en 1995, la reprise des échanges avec l’Afrique noire et le fait que la wilaya (département) de Tamanrasset soit la plus affectée. Tamanrasset est devenue la ville la plus cosmopolite d’Algérie. Plus de 45 nationalités africaines s’y côtoient. La ville s’affirme comme une des toutes premières portes d’entrée des sous-types de VIH‑1 en provenance d’Afrique noire.
L’Asie paraît relativement épargnée. L’épidémie a certes explosé en Thaïlande à la fin des années 1980, mais grâce à une lutte globale exemplaire l’emballement a été contrôlé à partir de 1993–1994. Cependant l’Onusida/OMS nourrit de fortes inquiétudes pour la Chine où une série de facteurs compose une situation menaçante : les populations très pauvres comptent plus de 100 millions d’individus, la prostitution est en augmentation rapide, la consommation de drogue par voie intraveineuse s’étend et des millions de paysans pauvres ont été contaminés lors des collectes de sang pratiquées dans des conditions d’hygiène déplorables dans la deuxième moitié des années 1990. La Chine a créé les conditions de développement d’une épidémie liée au sang contaminé.
Le VIH se nourrit de processus de changement : révolution sexuelle des homosexuels aux États-Unis et en Europe, banalisation de la consommation d’héroïne par voie intraveineuse dans le monde entier, disparition ou porosité des isolats politiques, Union soviétique, Cambodge, Chine, Afrique du Sud, rupture de l’isolement géographique du Sahara à la fin de la rébellion touareg, bouleversements socioculturels liés au mode de vie urbain en Afrique. Les nouveaux contextes constituent un terreau plus ou moins riche pour la transmission.
En phase épidémique initiale la géographie des modes de transmission était très forte.
Aux États-Unis et en Europe de l’Ouest la transmission, surtout homosexuelle, fut favorisée par le multipartenariat. Elle a régressé au profit de la contamination hétérosexuelle. L’Afrique noire a toujours été le territoire privilégié de la transmission hétérosexuelle ; elle y est massive (70 à 90 % selon les estimations) et de plus en plus de femmes sont contaminées (55 % des séropositifs) à des âges de plus en plus jeunes. Résultat : on y relève le plus grand nombre de transmissions mère-enfant (le risque de transmission est de l’ordre de 30 %).
Voici les proportions révélées par une étude réalisée à Kisumu au Kenya et à Ndola en Zambie. C’est l’exemple le plus probant connu à ce jour tableau 1).
Source : Différence dans la propagation du VIH dans quatre villes d’Afrique subsaharienne, in http://www.org/publication/docu…idemiology/determinants/lusaka99f
Tableau 1 Taux d’infection comparés selon les sexes et l’âge à Kisumu (Kenya) et Ndola (Zambie), en % |
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Hommes | Femmes | Filles | Garçons | |
15 à 49 ans | 15 à 49 ans | 15 à 19 ans | 15 à 19 ans | |
Kisumu | 20% | 30% | 23% | 3% |
Ndola | 23% | 32% | 15% | 4% |
Source : Différence dans la propagation du VIH dans quatre villes d’Afrique subsaharienne, in http://www.org/publication/docu…idemiology/determinants/lusaka99f |
Ces chiffres seraient désespérants s’il n’y avait tout de même quelques signes encourageants. Ainsi en Ouganda (foyer probable de l’épidémie du VIH‑1), en dix ans les taux d’infection ont été divisés par trois à Kampala (31 % en 1990, moins de 10 % en 1999) et par deux sur la majorité des sites de surveillance du pays. La lutte fut exemplaire, initiée par Noerine Kaleeba contaminée par son mari (mort du sida en 1986). Cet exemple ougandais démontre l’importance de la volonté locale dans tout programme d’action ou de développement.
On observe une tendance à la stabilisation des niveaux d’infection dans une dizaine d’États, mais à des niveaux différents : Côte-d’Ivoire 10–12 %, Sénégal moins de 2 %… Il demeure que de nombreux gouvernements n’ont pas pris assez tôt la mesure de l’infection à VIH. Le temps perdu alourdit le fardeau des conséquences. L’Afrique du Sud est un cas extrême. En 2001 son président, Thabo Mbeki, niait encore le lien de causalité entre le sida et le virus VIH, ainsi que sa transmission sexuelle potentielle…
Au terme de deux décennies épidémiques l’impact de l’infection sur la terre africaine est contrasté. Plus que partout ailleurs le virus a rencontré là un canevas exceptionnel de circonstances favorables à son épidémisation. Mais derrière l’image globalisante de la catastrophe africaine se cachent des épidémies distinctes qui illustrent la somme et les combinaisons de facteurs qui conditionnent la dynamique de l’infection.
Le sida s’inscrit dans une dimension chargée d’histoire, de politique, d’économique, de social, de culturel. Ce séisme sanitaire est un observatoire de ces déterminants. Des lieux, de par leurs fonctions et leur fonctionnement, apparaissent plus exposés que d’autres. On peut lire un effet ville, un effet agglomérations frontières et escales comme à Beitbridge à la frontière Zimbabwe-Afrique du Sud où transitent 85 % des marchandises exportées par le Zimbabwe : 1996, plus d’une femme enceinte sur deux y aurait été séropositive.
Les conséquences sont à la mesure du drame sanitaire.
Le sida est d’abord un déstabilisateur démographique – surtout en Afrique orientale et australe. Il provoque une onde de choc qui déstabilise, par un effet de chaîne, tous les domaines de la société. Dans plusieurs régions les difficiles progrès de la lutte contre la mortalité sont enrayés voire partiellement annulés.
Le sida contribue à une révision à la baisse des projections de populations alors que la vigueur des taux de natalité, estimés encore supérieurs ou égaux à 40 pour mille dans 33 des 41 pays d’Afrique noire, soutient envers et contre tout la croissance démographique aux niveaux les plus élevés du monde. Mais une mortalité de cette ampleur, même après des siècles d’épidémies, de guerres, de famines n’avait jamais été relevée chez les jeunes adultes des deux sexes. On peut affirmer que le phénomène observé dans les pays les plus affectés est inédit dans l’histoire de l’humanité.
Évolution de la prévision de la population africaine pour l’année 2025 (en millions) | |||||
Prévision faite en | 1991 | 1995 | 1997 | 1999 | 2000 |
Nombre estimé (millions) | 1 641 | 1 510 | 1 313 | 1 290 | 1 258 |
Source : World Population Data Sheet, Population Reference Bureau. |
Trois États africains auront sans doute en 2025 une population inférieure à celle de 1997 : le Botswana (- 20 %), le Zimbabwe et l’Afrique du Sud (- 17 %). En 1998, les Nations Unies estimaient qu’en 2015 le sida serait à l’origine d’un déficit de population de 61 millions.
Les effets sur l’espérance de vie sont aisés à imaginer : un recul massif dans les pays les plus touchés. Entre 1960 et 1984 on estimait que l’Afrique avait gagné environ dix ans. À partir de 1982–1984 le sida provoque une soudaine inversion de tendance en Afrique centrale et orientale, puis, à partir de 1995, en Afrique australe, ramenant l’espérance de vie à un ordre de grandeur comparable à celui du début de la décennie soixante.
Le sida, qui ponctionne les jeunes adultes et les nourrissons – lesquels reçoivent l’infection de leur mère – remodèle la pyramide des âges de façon spectaculaire et inédite. Au Botswana il y aura en 2020 plus d’adultes entre 60 et 80 ans qu’entre 40 et 60 ans. La population des jeunes enfants est, elle aussi, réduite de façon radicale. Le sida produit la plus brutale révolution démographique qui soit à une époque où l’on croyait possible le contrôle des germes infectieux.
La déstabilisation démographique bouleverse les équilibres socioéconomiques. Parce qu’il paupérise et déstabilise les bien portants, le sida est un facteur de régression économique et produit un terreau nouveau pour l’épidémie. Par des effets différenciés sur les conditions de vie des hommes et des femmes, il renforce les inégalités entre les sexes aux dépens des femmes. Il se nourrit du sous-développement et grève le développement.
Le sida accentue le décalage entre l’Afrique subsaharienne et les autres pays en développement. C’est aussi une expression du gouffre qui sépare, à l’aube du troisième millénaire, les pays les moins avancés des pays les plus avancés.
Questions
Peut-on estimer le nombre des orphelins du sida en Afrique ?
L’Onusida l’estime à 12 millions. Les orphelins du sida sont des enfants polytraumatisés, psychiquement par le décès de leurs parents, la stigmatisation fréquente liée à la maladie, un état de dénuement global, physiquement par la détérioration des conditions de vie qui menace leur santé d’enfants, de futurs adultes aussi. Ils forment un nouveau groupe vulnérable.
Quel est le coût d’un traitement aux antirétroviraux ?
Il est de l’ordre de 60 000 francs (9 000 euros) par an et par malade, sans compter le suivi biologique qui exige de solides moyens sanitaires.
Peut-on espérer pour bientôt des progrès médicaux importants ?
On peut raisonnablement espérer que les traitements actuels seront bientôt meilleur marché et donc plus répandus. D’autres médicaments avec d’autres modes d’action sont à l’étude.
Par contre nul ne sait quand on trouvera un vaccin ou des moyens de guérir. Même si en vingt ans les scientifiques n’ont jamais progressé aussi vite dans la connaissance d’un germe pathogène, le VIH reste un adversaire redoutable.