Le choix des X
Marc Olivier Baruch et Vincent Guigueno sont historiens. Ils travaillent, respectivement, à l’Institut d’histoire du temps présent et à l’École nationale des ponts et chaussées, sur l’État, les services publics et ceux qui les servent.
Dans ce très remarquable ouvrage, ils s’interrogent, comme chacun de nous s’est interrogé ou s’interroge, sur “ pourquoi et comment un polytechnicien poursuivant une carrière dans l’administration, l’armée ou l’entreprise devient […] résistant ” ; “ quelles furent à l’inverse les motivations de ceux qui, vantant l’apolitisme de la technique, choisirent de conserver des responsabilités au sein des services d’État engagés dans la Révolution nationale et la collaboration ”.
Leurs réponses à ces questions se trouvent moins dans une hypothétique identité polytechnicienne que dans l’analyse du parcours des élèves et anciens élèves au sein de quatre groupes : les promotions présentes à l’École pendant la Seconde Guerre mondiale, les ingénieurs des grands corps techniques de l’État, les officiers des armes savantes, enfin les résistants, issus de chacun de ces groupes.
Ce livre prolonge les journées d’études animées par l’association X‑Résistance et l’Exposition “ Des X dans la Résistance ”. Il rassemble des textes d’historiens spécialistes de la Seconde Guerre mondiale et des témoignages d’acteurs de l’époque qui rappellent que, au-delà d’éventuels déterminismes transmis par la formation polytechnicienne, l’engagement fut d’abord un choix individuel.
On notera tout particulièrement le très grand intérêt de la contribution d’Olivier Wieviorka sur “ Polytechniciens et résistances ” ainsi que celle de Philippe Burrin qui resitue l’attitude des X dans le cadre élargi des élites dans l’Europe nazie.
Alors que les promotions de 1938, 1939 et 1940 durent, à la suite de la convention d’armistice, se replier en zone Sud, à Lyon, on débattait à Paris de l’avenir de l’École et de réformes qui devraient permettre de renouveler les filières professionnelles tout en s’inscrivant dans la philosophie de la Révolution nationale. Cette dernière devait peser à la fois sur la formation plus axée sur les activités physiques et l’aptitude au commandement comme en témoigne l’édifiant “ Mémento du chef de groupe de l’École polytechnique ” d’août 1942 reproduit à la fin de l’ouvrage.
L’année obligatoire dans les Chantiers de jeunesse décidée à la rentrée de 1942 en fut l’une des expressions, de même que le sort réservé aux élèves juifs déclassés en élèves “ bis ” qui, ainsi que l’exprime ironiquement Bernard Lévi (41), bénéficiaient de la même formation que leurs camarades mais n’étaient “ formés pour rien ” (qui plus est à leurs propres frais) puisque exclus des corps des Mines, des Ponts et des corps militaires. Est-il nécessaire de rappeler que les élèves bis rejoignirent la Résistance ou furent déportés ?
Survint, début 1943, la “ désertion ” d’une dizaine d’élèves qui, par l’Espagne, rejoignent la France libre. Cet événement qui “émut” jusqu’au maréchal Pétain accéléra le transfert de l’École à Paris. Transfert partiel, car la majorité des élèves 42 et 43 fut requise, fin 43, dans le STO. Seule une très petite minorité rejoignit l’AFN libérée ou les réseaux et mouvements métropolitains. On retiendra du moins que sur les 1 500 élèves des promotions dites de guerre aucun ne fut sanctionné par la Commission de contrôle pour leur conduite.
Quant à celle de leurs anciens, demeurés en poste dans l’administration, elle s’inscrit bien dans les analyses de Servir l’État français (Fayard, 1997), ouvrage de référence de Marc Olivier Baruch. Face à la situation d’alors, la variété des attitudes interdit de supputer un comportement spécifique de notre communauté ; si ce n’est que sans doute plus qu’ailleurs se mêlent étroitement des préoccupations de carrière, de considération politique et de patriotisme. Il est juste de rappeler que certains de nos camarades apparemment “ attentistes ” reçurent l’ordre de Londres et d’Alger de préparer – sans se découvrir prématurément – les sabotages de la Libération.
D’où la difficulté de distinguer parfois le “ collaborationnisme apparent ” du “secret engagement”. Les positions de Jean Berthelot (19 S) illustrent à cet égard l’une des stratégies de la haute fonction publique technique qui entendait tout à la fois poursuivre un objectif de modernisation, négocier sous la contrainte du réalisme et maintenir le cap de la rationalité ; soit, pour reprendre la distinction de Stanley Hoffmann, être objectivement collaborateur tout en ayant subjectivement le sentiment de faire front.
Le parcours des officiers polytechniciens (avant-guerre les deux tiers des promotions sortaient dans l’armée et ses services) fait l’objet d’une analyse précise de Claude d’Abzac- Epezy, historienne de l’armée. C’est en son sein que la fracture est la plus marquée et la plus durable entre les quelques X qui rapidement rejoignirent la France libre et l’ensemble des officiers de l’armée d’armistice dont les effectifs atteignirent – ce qu’on ignore en général – de 300 à 400 000 hommes. Mais les événements commandent : la nouvelle armée de l’Afrique du Nord participe activement à la libération de l’Italie et du sud de la France, recueillant en 1944 les officiers de métropole dont évidemment ceux de 1’ORA, mouvement où les X sont très présents et dont on méconnaît en général le rôle dans la Résistance intérieure et la préparation de la Libération.
Cette Résistance intérieure est parfois encadrée de jeunes X mais la communauté de formation n’intervient que très peu. Les engagements sont tous individuels même si nos camarades se voient rapidement confier des postes de responsabilité parmi les plus exposés ; postes soit confiés par les autorités extérieures, soit en raison d’actions héroïques dans le cadre des mouvements et réseaux sur le territoire.
Enfin, illustration de la conduite des meilleurs de nos camarades, cet ouvrage propose, entre autres annexes, trente-trois courtes monographies, celles des trente-trois X Compagnons de la Libération.