Le climat journalistique
Comment les journalistes produisent-ils l’information sur l’information scientifique environnementale et plus particulièrement sur les enjeux climatiques ? Tous sont dépendants de leurs sources qui, sur la thématique du climat, restent cantonnées à un microcosme. Aujourd’hui, plus les journalistes parlent du changement climatique, plus ils accordent de l’importance à ses conséquences. Les sujets se nourrissent d’éléments permettant de » rendre sensible » le changement climatique avec le témoignage de personnes qui, de part leur situation professionnelle ou géographique, peuvent témoigner de la prégnance du changement climatique sur leur quotidien.
Avant de rentrer dans le détail du journalisme environnemental et de l’information sur le climat, il est utile de souligner quelques caractéristiques relatives à l’univers des médias.
REPÈRES
Le monde journalistique n’est pas homogène. Un journaliste qui travaille pour le 20 heures de TFI ne procède pas comme un journaliste qui écrit pour L’Express. Leurs trajectoires universitaires et professionnelles coïncident rarement, les compétences requises ou encore les contraintes qu’ils rencontrent varient sensiblement.
Il reste toutefois possible d’identifier des pratiques transversales, des manières de faire assez communes, liées d’une part au fonctionnement de l’espace journalistique, et d’autre part aux propriétés intrinsèques des sujets abordés.
Des contraintes commerciales
Il est commun d’insister sur le poids croissant des contraintes commerciales. Celles-ci se traduisent par des exigences d’audience (il faut être vu, lu et entendu par le plus grand nombre) et pèsent sur les choix éditoriaux ainsi que sur les angles à travers lesquels l’actualité est traitée. Ceux-ci se révèlent en effet déterminés par une représentation mentale de ce que les publics attendent du média. De fait, en fonction du média (et du public qu’il cible, par exemple : les cadres pour la presse économique), cet impératif a des effets variés. Mais il n’en reste pas moins que lorsque les journalistes » vendent » leur sujet en réunion de rédaction, ils doivent anticiper la façon dont les rédacteurs en chef perçoivent la demande. Ainsi, le premier moment où se dessine l’information est celui de la réunion de rédaction. Celle-ci réunit (souvent autour d’une table) les responsables de la rédaction et l’équipe de journalistes mobilisés pour produire le journal.
Une concurrence implicite
Se joue là une concurrence implicite entre les différents services pour promouvoir les thèmes qu’ils suivent.
Prendre en compte les attentes des auditeurs, mais aussi le choix des concurrents
Lors de ces réunions sont décidés non seulement les segments de l’actualité qui seront traités, mais également la hiérarchie des sujets (souvent prédéfinie par la maquette ou la structure du journal), l’espace qui leur sera accordé, les manières de les aborder et parfois les personnes qu’il serait souhaitable d’interviewer. Par ailleurs, le besoin de réduire les coûts de l’information redouble cette concurrence. Le journalisme s’effectue de plus en plus depuis les bureaux de la rédaction afin de réduire les coûts des reportages. De fait, obtenir l’autorisation de partir en reportage, qui plus est à l’étranger, devient gratifiant et marque la reconnaissance, par les supérieurs, de l’importance du sujet. À cette compétition interne se superpose celle avec les autres médias. Le premier public des journalistes, ce sont les autres journalistes. L’enjeu est paradoxal. Il s’agit tout à la fois de parler de ce dont les autres médias traitent, tout en se distinguant du concurrent. L’objectif premier correspond au scoop, c’est-à-dire à la production d’une information importante avant les autres médias. En somme, les contraintes commerciales opèrent autant au sein qu’entre les supports médiatiques. Elles imposent une prise en compte des attentes supposées ou réelles des audiences, mais aussi des choix des concurrents.
La maîtrise du sujet
Travailler dans l’urgence
Un trait du travail journalistique réside dans l’urgence. Les journalistes se plaignent souvent de devoir travailler rapidement, de manquer de temps pour prendre du recul ou approfondir les thèmes qu’ils traitent, etc. Cette contrainte temporelle varie d’un média à un autre ou en fonction de la nature de l’information (par exemple, selon qu’il s’agisse d’un événement imprévu ou d’une actualité routinière comme la rentrée scolaire).
Au-delà de ces logiques économiques, la question de la spécialisation des journalistes, bien que plus rarement évoquée, ne doit pas être négligée lorsque l’on cherche à cerner les mécanismes de production de l’information. Outre les spécialisations techniques en fonction du support, le degré de maîtrise du sujet par un journaliste influence la nature de l’information qu’il produit. Plus un journaliste est spécialisé dans une thématique, plus il sera » efficace » dans le choix de ses sources, dans la précision des données rapportées, ou encore dans le temps nécessaire pour réaliser son sujet. Si un journaliste doit pouvoir traiter de tous les sujets, son aisance varie d’une actualité à une autre.
Une nouvelle spécialité
Un regard différent de celui du journalisme scientifique
Le journalisme environnemental se définit également par rapport au journalisme scientifique. Il n’est pas rare de voir des journalistes qui sont arrivés dans la rubrique environnement par la science, que ce soit par une formation universitaire ou une spécialisation dans le journalisme scientifique. Les questions environnementales comportent toujours une dimension scientifique.
Les journalistes science et environnement sont souvent confondus au sein d’un même service. Ils ne voient pourtant pas toujours les choses à l’identique. Par exemple, les journalistes science et environnement n’ont pas les mêmes rapports aux univers sociaux concernés par ces sujets, les journalistes sciences se référant plus exclusivement aux autorités scientifiques.
La presse dite » écologique » date de la fin des années soixante. Cette émergence est indissociable de la création des premiers mouvements associatifs de protection de la nature. Il s’ensuit que dans les années quatre-vingt-dix, les journalistes qui traitent d’environnement doivent s’efforcer de s’affranchir des mouvements associatifs pour afficher leur objectivité. Si, à partir des années quatre-vingt-dix, l’environnement devient progressivement une spécialité à part entière, ce n’est qu’au début des années deux mille qu’on observe le changement assez généralisé du statut de l’information environnementale dans l’espace journalistique. L’institutionnalisation de l’environnement comme spécialité journalistique se traduit par une augmentation de l’espace alloué à l’actualité environnementale grâce à la création de rubriques régulières et de services dédiés. La valorisation symbolique de l’environnement dans les catégories de classement des rédacteurs en chef se concrétise donc en pratique dans une évolution de la division du travail journalistique.
Une étape de carrière
Cette évolution engendre une modification du profil social des journalistes spécialistes de l’environnement. L’augmentation de l’information implique le recrutement de journalistes dont les rapports à ces questions se différencient sensiblement de ceux de leurs prédécesseurs. Les journalistes en charge de l’environnement depuis le début des années deux mille ne perçoivent pas cette spécialisation comme une sorte d’engagement. Comme certains l’expriment, ils n’auraient pas imaginé travailler sur ces enjeux dix ans auparavant, et ils n’envisagent pas de les » couvrir » indéfiniment. Alors que la période où faire le choix de l’environnement, c’est-à-dire d’une spécialité non stabilisée, relevait d’une volonté spécifique, l’entrée dans le » journalisme environnemental » après le début des années deux mille s’apparente plus à une étape dans une » carrière « . Ces » nouveaux entrants » dans la spécialité – plutôt des femmes, dont le niveau de diplôme (IEP, écoles de journalisme, etc.) s’élève – se caractérisent par des motivations et des schèmes moins politisés, c’est-à-dire qui puisent peu dans des registres idéologiques. L’atténuation de ces rapports différenciés à l’information environnementale résulte et témoigne de l’institutionnalisation du journalisme environnemental. Elle indique un certain recul des dispositions critiques, c’est-à-dire des trajectoires et expériences propices à l’examen dénonciateur ou polémique de l’actualité écologique.
Deux corpus complémentaires
Élaboré à partir du dépôt légal de l’hyperbase de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), le corpus de 396 sujets tend à l’exhaustivité, mais ne peut y prétendre. En effet, les descripteurs à partir desquels les documentalistes classent les sujets correspondent rarement aux attentes exactes du chercheur.
Pour obtenir un corpus fidèle, ce dernier doit nécessairement croiser différents descripteurs puis affiner le corpus pour ne retenir que les sujets pertinents du point de vue de ses questions de recherche.
Par ailleurs, la manière dont les journalistes traitent la question climatique oblige rapidement à procéder à l’élaboration d’un second corpus centré sur les dimensions énergétiques du changement climatique.
En effet, la division (proprement) journalistique des enjeux se traduit au sein des JT par une dissociation des enjeux scientifiques et environnementaux d’une part, et des enjeux économiques et énergétiques d’autre part.
Ce second corpus » énergie « , défini à partir des 739 sujets obtenus à partir du descripteur » énergie « , présente 267 sujets supplémentaires.
Au total, nous obtenons un corpus de 663 sujets (396 + 267).
Les logiques propres à l’information climatique
Pour finir cette esquisse des principaux mécanismes qui commandent la production de l’information environnementale, il convient de faire sentir comment ceux-ci se traduisent concrètement.
Les journalistes cherchent moins à faire comprendre qu’à faire prendre conscience
L’information sur les enjeux liés aux changements climatiques illustre les dynamiques éditoriales et les investissements de forme par lesquels s’exprime cette distanciation à l’égard des dimensions les plus politiques de l’environnement. L’analyse de 396 sujets diffusés dans les journaux télévisés du soir de TFI et France 2 entre 1997 et 2007 donne à voir des pratiques – comme le choix des images, des cadrages ou des personnes que l’on décide de montrer à l’écran – révélatrices des appropriations journalistiques dépolitisées des enjeux climatiques. Perçu par les journalistes comme abstrait, lointain dans le temps et dans l’espace, le problème du changement climatique souffre d’un trop plein d’universel et d’un déficit de palpabilité au regard des principes de fonctionnements du champ médiatique. Il s’ensuit que les journalistes cherchent moins à faire comprendre qu’à faire prendre conscience. À partir de 2003, le changement climatique bénéficie, à la faveur de ce type de formalisation, d’une attention plus soutenue et plus régulière au sein des rédactions de TFI et France 2, puisque 60 % des sujets sont concentrés entre 2003 et 2006.
Les conséquences avant les causes
Causes et conséquences
Les catégories » visuels conséquences » et » visuels causes » ont été construites a posteriori.
La première regroupe entre autres toutes les images liées à la nature (soleil, tempêtes, inondations, fonte des glaces, infographies liées aux conséquences, etc.) et la seconde agglomère les images relatives aux émetteurs de GES (voitures, usines, habitats privés, images de ville et urbanisme, etc.).
Pour des raisons pratiques, nous n’avons pas codé chaque plan un par un, mais des ensembles cohérents de plans qui se suivent, d’où l’expression » séquences visuelles « .
Cet accroissement de la surface rédactionnelle montre que plus les journalistes parlent du changement climatique, plus ils accordent de l’importance à ses conséquences. En 2005, sur les deux chaînes, 43 % des 389 séquences visuelles codées renvoient aux conséquences du problème contre 23,4 % renvoyant à ses causes (alors qu’en 1997, le rapport est inversé puisqu’on dénombre 26,7 % de visuels conséquences pour 37,1 % de visuels causes). Le traitement des » causes » balance entre une explication » pédagogique » de l’effet de serre et diverses formes de responsabilisation des » activités humaines « . Cette catégorie homogénéisante est illustrée alternativement par des fumées d’usines ou de pots d’échappement des véhicules individuels ou par des images d’embouteillages. En revanche, on ne voit jamais d’images d’avions pourtant à l’origine d’une part importante des émissions de GES. D’autre part, le traitement des solutions est soit plus succinct, soit plus lointain, puisque dans 17,5 % des cas il est abordé sous forme de brève et près de 4 fois sur 10 à travers l’actualité diplomatique du problème. Cette caractéristique commune aux rédactions de TFI et France 2 montre que les sujets se nourrissent essentiellement d’éléments permettant de » rendre sensible » le changement climatique. Il s’agit de reportages sur la perturbation des migrations animales, la multiplication probable des événements météorologiques extrêmes ou la montée du niveau des océans. L’évacuation de la complexité des problèmes dans les catégories de l’expérience ordinaire se joue donc à travers la convocation d’oppositions du sens commun, comme celles du chaud et du froid ou de l’humide et du sec.
Une emprise des faits divers
La focalisation sur les conséquences du problème climatique se traduit par une emprise de la rubrique des faits divers sur les autres modes de traitements possibles. Près de 50 % des sujets sont des faits divers qui relèvent de » l’alerte scientifique » (la science est convoquée pour établir un diagnostic sur la réalité du changement climatique) à partir d’événements météorologiques (comme une vague de chaleur) ou de l’annonce des effets probables du changement climatique (comme la normalisation des canicules).
Il peut aussi s’agir d’une explication des causes de la modification des équilibres climatiques comme l’acidification des océans.
Mettre en scène des profanes
Les scientifiques sont mobilisés plus pour attester du problème (79,8 % de leurs interviews) que pour l’expliquer (12,9 %)
Ce souci de » descendre en proximité » se traduit par d’autres routines notamment une tendance accrue à mettre en scène des profanes. Les agents mis en scène dans l’espace médiatique correspondent rarement aux agents qui construisent le problème dans les espaces politiques ou économiques. Avec l’accroissement de l’espace rédactionnel alloué aux conséquences du changement climatique, l’économie des personnes interviewées change au profit d’individus qui, de part leur situation professionnelle ou géographique, peuvent témoigner de la prégnance du changement climatique sur leur quotidien. Alors qu’en 1997 ceux-ci ne représentaient que 3,6 % des 28 interviewés, ils constituent 31,5 % des 108 personnes auxquelles les journalistes donnent la parole en 2005. Il serait fastidieux de rentrer davantage dans le détail de l’information délivrée sur le changement climatique dans les journaux télévisés de 20 heures. Toutefois, bien qu’ils ne soient pas parfaitement représentatifs du traitement journalistique de cette question, les résultats que nous venons de mentionner font sentir comment, dans la production du contenu de l’information, s’actualise l’institutionnalisation du journalisme environnemental. * Jean-Baptiste Comby est sociologue à l’Association pour la prévention de la pollution atmosphérique.
Pour plus de précisions sur la médiatisation du changement climatique, nous renvoyons à notre thèse en cours : « Créer un climat favorable : de la publicisation aux opinions sur les enjeux liés aux changements climatiques » (titre provisoire).