Le coin du voile
L’on m’avait prévenu : “ Si vous ouvrez ce livre, vous ne pourrez le refermer avant d’en avoir achevé la lecture ”. En effet j’avoue l’avoir lu d’une traite et avec un vif plaisir.
Cette intrigue mystico-politique originale se déroule à Paris au mois de mai 1999. Un manuscrit prouvant de façon irréfutable et lumineuse l’existence du Dieu trinitaire et sauveur est envoyé à un “ Casuiste ” (entendez : un Jésuite), directeur de la revue Regards (entendez : Études).
Ce religieux, illuminé par la lecture des six feuilles manuscrites, passe en quelques instants d’une foi médiocre à la foi plénière et voit son existence transfigurée. Le suivent sur ce chemin de conversion trois autres Casuistes auxquels il montre confidentiellement le manuscrit.
Seul le Père provincial se refuse à ouvrir l’enveloppe, car il pressent un danger : si la preuve est diffusée, le retournement de l’humanité sera le prélude à la fin des temps. Or il désire continuer à gérer (chrétiennement, bien sûr !) les affaires de ce bas monde, car c’est ce qui donne sens à sa vie. Avant tout, prévenir le Père général à Rome…
Entre-temps un conseiller d’État, beau-frère d’un Casuiste fraîchement “ converti ”, pèse les conséquences qu’entraînerait la diffusion de la “ preuve ” dans la société française. C’est par lui que l’affaire, de purement religieuse qu’elle était, accède au plan politique. “ Il voyait comment, en quelques semaines, la preuve de l’existence de Dieu peut ruiner l’équilibre laïc.
Car l’équilibre tient à l’incertitude de l’existence de Dieu. L’absence de preuve de l’existence de Dieu oblige à respecter les incroyants ; mais l’absence de preuve de l’inexistence de Dieu à respecter les croyants. Que les croyants voient leurs convictions certifiées : quelle porte ouverte au fanatisme ! quelle rage chez les incroyants !… Et comment allaient réagir les musulmans ?… Il était urgent d’avertir le ministère de l’Intérieur” (p. 83–83). Las ! À la suite d’un Conseil restreint, le Premier ministre succombe au charme de la “ preuve ” et renonce à l’exercice du pouvoir pour se consacrer à la culture des roses dans sa résidence secondaire.
Au sein de la tourmente deux hommes restent “ raisonnables ”, gardent la tête froide et pèsent les conséquences sociales et politiques de la “ preuve ”. Il s’agit de deux hommes de pouvoir : du côté de l’Église le provincial des Casuistes, du côté de l’État le ministre de l’Intérieur (dont la personnalité rappelle celle d’un récent ministre corse de la rue des Saussaies). Ce dernier essaie de contrôler la montée de l’affaire à Rome. Mais seul un deus ex machina (ecclesiastica) enterrera l’affaire définitivement. Ouf ! la fin des temps n’est pas pour 1999 ! À peine soulevé, le coin du voile mystique retombe lourdement.
Le récit est mené de façon allègre, les personnages sont campés en quelques mots, les dialogues sont vifs. Le lecteur se prend à rire, mais reprend bien vite la lecture car il est intrigué par la suite des événements. Ce qui ajoute du piquant au récit est le fait de prêter à quelques personnages du roman les traits de célébrités ecclésiastiques ou politiques contemporaines.
Laurence Cossé nous fait vivre une “ folle semaine ” à la Beaumarchais – y compris le ton satirique. Le coin du voile est un opéra-bouffe sans la musique (l’auteur fait référence à Mozart à la page 209), c’est-à-dire un drame empreint de comédie.
C’est assez dire que l’œuvre s’inscrit dans une tradition littéraire. Le coin du voile semble être un écho au Nom de la rose d’Umberto Eco. Et le provincial des Casuistes est la version moderne du Grand Inquisiteur de Dostoïevski : “ Nous avons eu assez de mal à mettre un peu d’ordre sur terre, depuis vingt siècles ” (p. 207).
Cette œuvre n’est-elle qu’une pochade, un pur divertissement ? Pourront le penser ceux qui ne s’y reconnaissent pas. Certes des religieux ne se retrouveront pas dans la “ foi ” chrétienne attribuée aux Casuistes et jugeront que la vocation du Père Hervé était du toc dès le départ (p. 39). De leur côté de hauts fonctionnaires crieront à la trahison, tant la charge est poussée. Mais peut-on oublier les critiques de Pascal et le fusain de Daumier ? Ni l’un ni l’autre n’y allaient de main morte.
Sous le jeu brillant des monologues et des dialogues Laurence Cossé aborde des sujets fort graves. Le contenu de la foi chrétienne tout d’abord : ce qui en est dit aux pages 59 et 248 sonne juste, même si l’auteur sait – très probablement – que la Révélation que Dieu a faite à l’homme ne peut qu’être accueillie et en tout cas jamais démontrée. Il faut noter également quelques réflexions et interrogations pertinentes sur le rapport de la foi à la liberté.
Enfin de nombreux passages font la critique du pouvoir politique et du pouvoir ecclésiastique (c’est-à- dire du pouvoir de l’Église et du pouvoir dans l’Église).
Au-delà du plaisir qu’éprouve le lecteur, il devrait se sentir invité à réexaminer quelques problèmes de fond de la condition humaine.