Le Collège de France et les X au XIXe siècle
Le Collège de France a entretenu une relation particulière avec l’École polytechnique au XIXe siècle, alors que les deux établissements étaient voisins sur la montagne Sainte-Geneviève. Durant cette période, le nombre des chaires scientifiques augmenta peu à peu et elles prirent le premier rang sur l’affiche. Les X les occupèrent en majorité (mis à part les chaires de médecine, qui ne seront pas examinées dans cet article). Une seconde livraison s’intéressera à quelques-uns des professeurs les plus remarquables. Le XXe siècle connut à cet égard un changement fondamental, puisque ce sont les normaliens qui progressivement monopolisèrent les chaires scientifiques du Collège.
Si le Collège de France survécut à la Révolution, à la différence des académies, des autres collèges et de l’Université de Paris, il le dut sans doute à sa petite taille et à sa moindre visibilité, mais aussi au fait qu’il avait déjà accompli une sorte de révolution, ou du moins de réforme, au cours des deux décennies précédentes. À partir de la fin des années 1760, plusieurs chaires scientifiques avaient été substituées aux chaires traditionnelles. Le duo qui mena à bien cet aggiornamento se composait de l’abbé Jean-Jacques Garnier (1729−1805) et de l’astronome Jérôme Lalande (1732−1807), dans les bonnes grâces du ministre de la Maison du roi de 1749 à 1775, le comte de Saint-Florentin, devenu duc de La Vrillière en 1770, chargé de la direction du Collège.
Une révolution conceptuelle
À la rentrée de 1794, Lalande, inspecteur du Collège depuis 1791, prit une initiative proprement révolutionnaire et qui se révéla irréversible : l’ordre des disciplines fut renversé sur l’affiche et les sciences précédèrent désormais les lettres ; en outre, l’astronomie prit la place des mathématiques comme première des sciences et figura donc en tête de l’affiche (là où se trouvait auparavant l’hébreu). Lalande s’en expliqua dans le registre le 21 novembre 1794 : « J’ai changé l’ordre du programme en mettant les sciences avant les langues, et l’astronomie qui est la plus élevée par son objet, par son ancienneté m’a paru devoir être la première. » L’influence de la franc-maçonnerie ainsi que l’autorité de l’inspecteur et doyen d’élection se reflétaient dans cette nouvelle hiérarchie des disciplines. Les huit chaires scientifiques de 1789 et 1794 furent maintenues sous le Directoire, le Consulat, l’Empire et la Restauration, lorsqu’elles devinrent vacantes.
La lente croissance des chaires scientifiques au XIXe siècle
Par la suite, ces chaires connurent une lente croissance à partir de la monarchie de Juillet. Elles passèrent de huit sur un total de dix-neuf à la fin de l’Ancien Régime, à treize sur quarante-deux en 1900. La part des « langues », pour parler comme Lalande, augmenta donc beaucoup plus vite que celle des sciences au cours du XIXe siècle, passant de onze à vingt-neuf chaires, pour intégrer notamment les diverses branches de l’orientalisme et de l’archéologie. L’évolution sera très différente au cours du siècle suivant. Entre 1900 et aujourd’hui, en effet, la part des « langues » n’a plus augmenté et s’est même réduite, pour parvenir à la parité actuelle entre les chaires des Sciences mathématiques, physiques et naturelles (23) et celles des Sciences humaines et sociales (24) en 2023–2024.
L’astronomie et les mathématiques
Pour l’astronomie, Jean-Baptiste Delambre (1749−1822) succéda à Lalande de 1807 à sa mort, puis Jacques-Philippe Binet (1786−1856) occupa la chaire de 1823 à 1856. Après un hiatus de cinq ans, elle fut recréée sous le nom de mécanique céleste pour accueillir Joseph-Alfred Serret (1819−1885) de 1861 à 1885, et renommée mécanique analytique et mécanique céleste pour Maurice Lévy (1838−1910) de 1885 à 1908. Tous trois, Binet, Serret et Lévy, étaient des anciens élèves de l’École polytechnique (promotions 1804, 1838 et 1856).
En mathématiques, Sylvestre-François Lacroix (1765−1843) succéda à Antoine-René Mauduit (1731−1815). Nommé en 1843, l’aristocrate italien, bibliophile et escroc, Guglielmo Libri-Carucci, « le comte Libri » (1803−1869), occupa peu la chaire jusqu’à sa condamnation en 1850. Vinrent ensuite Joseph Liouville (1809−1882), de 1851 à 1882, et Camille Jordan (1838−1922), de 1883 à 1912, tous deux polytechniciens (promotions 1825 et 1855).
La physique et la chimie
En physique mathématique, Jean-Baptiste Biot (1774−1862) succéda à Jacques-Antoine Cousin (1739−1800) de 1801 à 1862, puis Joseph Bertrand (1822−1900) prit le relais de 1862 à 1900. Biot et Bertrand, polytechniciens eux aussi (promotions 1794 et 1839), couvrirent donc l’intégralité du siècle (mathématiciens plus que physiciens, ils ignorèrent les formidables développements contemporains de la physique en Allemagne et en Angleterre).
Pour la physique expérimentale, c’est le grand André-Marie Ampère qui prit en 1824 la relève de Louis Lefèvre-Gineau (1751−1829), l’administrateur, révoqué en 1823 à la suite de la nomination de Binet, dans des circonstances politiques qui seront rappelées dans une seconde livraison. Ampère occupa la chaire jusqu’en 1836, enseignant aussi la physique à l’École polytechnique. Le suivirent Félix Savart de 1836 à 1841, Henri-Victor Regnault (1810−1878) de 1841 à 1872, X 1830, ingénieur des Mines, également administrateur de la manufacture de Sèvres de 1852 à 1871, par ailleurs pionnier de la photographie, fondateur de la Société française de photographie en 1854, et père du peintre Henri Regnault, puis Éleuthère Mascart de 1872 à 1908, le premier ancien élève de l’École normale supérieure à être recruté dans une chaire scientifique au Collège.
« Ampère occupa la chaire de physique expérimentale jusqu’en 1836, enseignant aussi la physique à l’École polytechnique. »
Pour la chimie, à Jean d’Arcet (1725−1801) succédèrent Nicolas-Louis Vauquelin (1801−1804) et Louis-Jacques Thénard (1804−1845), avant que la chaire prît le nom de chimie minérale et assît Théophile-Jules Pelouze (1845−1850), Antoine-Jérôme Balard (1851−1876), Paul Schützenberger (1876−1897) et Henry Le Chatelier (1898−1907). Vauquelin, Thénard, Pelouze et Balard avaient reçu une formation initiale à la pharmacie avant de se convertir à la chimie, et Schützenberger à la médecine également, tandis que Le Chatelier était X 1869, ingénieur des Mines. Sous le Second Empire, en 1865, une seconde chaire de chimie organique fut créée à côté de la chimie minérale pour Marcelin Berthelot, qui l’occupa jusqu’à sa mort en 1907.
L’histoire naturelle
Pour l’histoire naturelle, après qu’elle avait été illustrée par Daubenton (1778−1800) et Georges Cuvier (1800−1832), l’orientation de la chaire fut infléchie, puisqu’elle alla à Léonce Élie de Beaumont (1798−1874), X 1817, ingénieur des Mines et géologue. Quelques années plus tard, en 1838, elle prit le nom de chaire d’histoire naturelle des corps inorganiques, lorsqu’une chaire d’histoire naturelle des corps organisés fut créée pour un disciple de Cuvier. À la mort d’Élie de Beaumont en 1874, Charles Sainte-Claire Deville, son ancien assistant à l’École des mines, lui succéda brièvement (1875−1876), puis Ferdinand Fouqué (1877−1904), qui, avant d’être reçu à l’École normale supérieure, avait été élève de l’éphémère École d’administration annexée au Collège de France en 1848 et 1849.
Bilan de fin de période
Ainsi, le nombre des chaires scientifiques du Collège n’augmenta pas entre 1789 et 1844, et il fut même réduit à sept entre 1832 et 1838. La monarchie de Juillet le fit passer à neuf, le Second Empire à dix, et la Troisième République créa trois chaires entre 1875 et 1892. En 1900, l’ordre de présentation des chaires sur l’affiche restait fidèle à celui de 1794, quand les sciences devancèrent définitivement les langues sur une décision de Lalande. L’ordre était le suivant : mécanique analytique et mécanique céleste, Maurice Lévy (avec Jacques Hadamard pour suppléant) ; mathématiques, Jordan ; physique générale et mathématique, Joseph Bertrand ; physique générale et expérimentale, Mascart (avec Marcel Brillouin pour suppléant) ; chimie minérale, Le Chatelier ; chimie organique, Berthelot ; médecine, d’Arsonval ; histoire naturelle des corps inorganiques, Fouqué ; histoire naturelle des corps organisés, Marey ; embryogénie comparée, Henneguy ; anatomie générale, Ranvier ; psychologie expérimentale et comparée, Ribot ; histoire générale des sciences, Laffitte.
Une place particulière pour les polytechniciens
Parmi les professeurs scientifiques du Collège au XIXe siècle, les polytechniciens constituent un sous-groupe important. La forte complicité entre le Collège de France et l’École polytechnique, voisins sur la montagne Sainte-Geneviève, est remarquable tout au long du XIXe siècle. Elle illustre la professionnalisation de l’enseignement scientifique et de la formation à la recherche à partir du Directoire. Quatorze X ont été professeurs au Collège de France entre 1800 et la guerre de 1914. Quasi tous les scientifiques du Collège ont enseigné à Polytechnique les mathématiques, la physique ou la chimie, avant de donner des cours au Collège, ou concomitamment.
Les trois premières chaires à l’affiche, astronomie, mathématiques et physique mathématique, ont été tenues par des lignées de polytechniciens : Binet, Serret et Maurice Lévy pour l’astronomie (devenue mécanique céleste, puis mécanique analytique et mécanique céleste), Liouville et Jordan (et Georges Humbert de 1912 à 1921) en mathématiques, Biot et Joseph Bertrand en physique mathématique, auxquels il faut ajouter Regnault pour la physique expérimentale, Élie de Beaumont pour l’histoire naturelle des corps inorganiques (et par la suite Auguste Michel-Lévy de 1905 à 1911), Le Chatelier en chimie, sans oublier les deux polytechniciens qui occupèrent des chaires littéraires : Antoine-Léonard de Chézy (1773−1832), de la première promotion 1794, nommé dans une chaire de langue et littérature sanscrites par Louis XVIII en 1815, qui mourut du choléra en 1832, comme Champollion, et Michel Chevalier (1806−1879), ancien saint-simonien comme une bonne partie de sa promotion de 1823, ingénieur des Mines, dans la chaire d’économie politique (1840−1879).
C’est sans compter la longue liste de suppléants qui exercèrent dans ces diverses chaires.
Des polytechniciens aux normaliens
Au milieu du XIXe siècle, les autodidactes aux carrières mouvementées ont disparu des chaires scientifiques du Collège et l’on n’y trouve quasi plus que des médecins et des polytechniciens. Ainsi, entre 1850 et 1862, sur les neuf chaires scientifiques, les polytechniciens en occupent cinq (astronomie, mathématiques, physique mathématique, physique expérimentale, histoire naturelle des corps inorganiques), tandis que les médecins en occupent trois (médecine, histoire naturelle des corps organisés, embryogénie comparée), la dernière revenant à un pharmacien (chimie).
La distribution change avant la fin du siècle, tandis que l’École normale supérieure, installée rue d’Ulm à partir de 1848, devient le laboratoire privilégié de la formation à la recherche scientifique et que l’École polytechnique, après 1870, se conçoit moins comme une école scientifique que comme une école militaire ayant pour mission de former des officiers d’artillerie et du génie. En 1900, sur les treize chaires scientifiques, seules quatre sont détenues par des polytechniciens (mais dès 1901 ils ne seront plus que trois), deux sont détenues par des normaliens (mais ils seront trois dès 1901) et quatre sont occupées par des médecins. Quelques-uns de ces passages de relais méritent d’être examinés.
Joseph Bertrand
Joseph Bertrand (1822−1900), fils et neveu de polytechniciens, enfant surdoué, auditeur libre à l’École polytechnique à l’âge de onze ans, élève de la promotion 1839 et ingénieur des Mines succéda à Biot en physique mathématique de 1862 à 1900, si bien qu’à eux deux ils franchirent le siècle.
Ayant renoncé aux Mines, Joseph Bertrand enseigna les mathématiques aux lycées Saint-Louis et Napoléon (Henri-IV), devint examinateur d’admission et répétiteur à l’École polytechnique, maître de conférences à l’École normale supérieure, et il était le suppléant régulier de Biot depuis 1848. À l’assemblée du 23 mars 1862, il eut pour concurrent Émile Verdet (1824−1866) qui, signe des changements en cours, avait été reçu à Polytechnique en 1842, mais avait opté pour l’École normale supérieure. Le normalien ne prétendait toutefois pas encore à la première ligne et sa candidature était formelle, puisque Joseph Bertrand et Verdet furent, sans discussion, « nommés successivement premier et second candidats du Collège de France à l’unanimité des voix ».
Lire aussi : Les X aux premiers rangs de la science
Élu à l’Académie des sciences en 1856 et à l’Académie française en 1884, Joseph Bertrand est l’auteur de travaux sur les séries et sur la théorie des nombres. Son successeur au Collège en 1901 sera Marcel Brillouin, dont l’élection confirma la transition des polytechniciens aux normaliens vers la fin du XIXe siècle.
Camille Jordan
En mathématiques, à la mort de Liouville, Camille Jordan (1838−1922), X 1855, suppléant de Serret en mécanique céleste, fut élu et occupa la chaire de 1883 à 1912. L’assemblée du 19 novembre 1882 avait décidé le maintien de la chaire de Liouville, après que Joseph Bertrand eut rappelé son ancienneté et qu’elle était la seule affectée aux mathématiques pures. Un mois plus tard, le 24 décembre 1882, deux candidatures furent soumises au vote de l’assemblée, celle de Jordan et, pour la forme, celle d’Edmond Laguerre (1834−1886), polytechnicien de la promotion 1853, examinateur d’admission à l’École.
Joseph Bertrand rapporta sur les deux candidats, avant que, sur vingt votants, Jordan obtienne dix-neuf voix et Laguerre une au premier tour, puis que Laguerre fasse l’unanimité pour la seconde ligne (et supplée par la suite Joseph Bertrand). Jordan, ingénieur des Mines, auteur du Traité des substitutions et des équations algébriques (1870), avait été examinateur à Polytechnique, où il était professeur d’analyse depuis 1876. Il reprit la direction du Journal de Liouville.
En 1912, son successeur sera son suppléant, Georges Humbert (1859−1921), X 1877 et ingénieur des Mines, le dernier polytechnicien à occuper une chaire de mathématiques pures au Collège de France, car Henri Lebesgue lui succéda, normalien comme Brillouin, qui avait succédé à Joseph Bertrand en physique mathématique en 1901, et comme Jacques Hadamard, qui avait succédé à Maurice Lévy dans la chaire de mécanique analytique et mécanique céleste en 1909.
Auguste Michel-Lévy
Auguste Michel-Lévy (1844−1911), de la promotion 1862, ingénieur des Mines, occupera brièvement la chaire d’histoire naturelle des corps inorganiques de 1905 à 1911, tandis que, pour la chimie, au départ de Le Chatelier à la faculté des sciences en 1907 (son frère Alfred occupait la chaire de sociologie et sociographie musulmanes au Collège depuis 1902), le choix de l’assemblée se porta sur Camille Matignon, normalien.
Un seul X en 1914 !
Ainsi, les normaliens ont remplacé les polytechniciens au début du XXe siècle dans les trois premières chaires à l’affiche du Collège de France, pour la mécanique analytique et mécanique céleste en 1909, pour les mathématiques en 1921 et pour la physique mathématique dès 1901, de même que pour la chimie en 1907. En 1914, vrai terme du XIXe siècle, Humbert est le seul polytechnicien enseignant encore au Collège de France. L’École normale supérieure sert désormais de pépinière des chaires scientifiques du Collège. Il faudra attendre l’année 1959 et l’arrivée simultanée d’Alfred Sauvy et de Louis Leprince-Ringuet pour entendre à nouveau des polytechniciens au Collège de France.