Le Collège de France et les X au XIXe siècle : le savant et le politique
En juin dernier, Antoine Compagnon a rappelé la place occupée au XIXe siècle par les polytechniciens au Collège de France, dans le contexte d’une lente montée en puissance des chaires scientifiques. Il s’intéresse ici à certains d’entre eux, notamment sous l’angle des vicissitudes liées au contexte politique de la période.
Quelques-uns des polytechniciens ayant été professeurs au Collège de France au XIXe siècle méritent un signalement particulier, car leur nomination au Collège illustre la place centrale occupée par l’établissement dans l’histoire politique de la France de ce siècle, aux nombreux rebondissements.
Jean-Baptiste Biot
Jean-Baptiste Biot (1774−1862), élève de la première promotion de l’École polytechnique en 1794, se présenta à l’assemblée le 30 frimaire an IX (21 décembre 1800) avec à la main sa lettre de nomination à la chaire de physique mathématique signée par le Premier consul. Lefèvre-Gineau, l’administrateur, professeur de physique expérimentale, l’avait recommandé à Jean-Antoine Chaptal, ministre de l’Intérieur mais aussi grand scientifique, en lui annonçant la démission de Cousin, devenu sénateur. Chaptal avait aussi reçu une lettre de Cousin lui-même en faveur de Biot, alors assistant de Pierre-Simon de Laplace au Bureau des longitudes et examinateur d’admission à l’École polytechnique. Ainsi se faisaient simplement les nominations, mais Biot ne démérita pas. Élu à l’Académie des sciences dès 1803, membre de l’Observatoire et du Bureau des longitudes, proche de François Arago, il fut aussi professeur d’astronomie physique à la faculté des sciences.
Ses relations se détériorèrent avec Arago, qui l’accusa plus tard de plagiat, selon Joseph Bertrand : « Biot présentait à l’Académie un projet ou une invention, relative, je crois, à la photométrie. Arago l’interrompit pour réclamer la priorité de principe. » Une enquête fut aussitôt lancée : « Quand les deux commissaires, dont j’ai su les noms, revinrent, une heure après, confirmer les assertions d’Arago, Biot était parti, et resta deux ans sans revenir. » Cela ne l’empêcha pas d’être élu à l’Académie française en 1856 pour ses travaux sur l’astronomie des Égyptiens et d’occuper la chaire du Collège de 1801 à 1862, durant soixante et un ans, ce qui n’est pas le record.
Jacques-Philippe Binet
Jacques-Philippe Binet (1786−1856), polytechnicien de la promotion 1804, ingénieur des Ponts et Chaussées, répétiteur de géométrie descriptive, puis professeur de mécanique (1815) et inspecteur des études (1816) à l’École polytechnique, fut nommé en 1823 à la chaire d’astronomie du Collège après le décès de Delambre. Cette nomination fut le fait du prince, tandis que la Restauration se durcissait sous le ministère ultra de Joseph de Villèle. Arago ayant été sollicité, mais s’étant désisté, le Collège s’était en effet prononcé à l’unanimité, lors de l’assemblée du 17 novembre 1822, en faveur du suppléant de Delambre, Claude-Louis Mathieu, polytechnicien de la promotion 1803, ingénieur des Ponts et Chaussées. Mathieu, fils d’un menuisier, formé par Delambre depuis son enfance, partageait les idées républicaines d’Arago, son camarade de promotion et ami, dont il venait d’épouser la sœur en 1821. L’Académie des sciences avait approuvé le choix du Collège.
Or la nomination de Binet par ordonnance royale du 29 juin 1823 fut annoncée à l’assemblée du 23 novembre. Binet était en effet un catholique dévoué aux Bourbons, comme son ami Augustin Cauchy, de la promotion 1805, lui aussi ingénieur des Ponts et Chaussées. Il fut donc imposé par le ministre de l’Intérieur, Jacques-Joseph Corbière, après six mois d’hésitation, sous la pression de Mgr Denis Frayssinous, évêque d’Hermopolis, grand maître de l’Université, bientôt ministre des Affaires ecclésiastiques et de l’Instruction publique en 1824, puis ministre des Cultes dans le gouvernement Martignac en 1828.
“Les associations savantes doivent-elles être traitées comme les conseils des prisons et comme les sociétés d’agriculture ?”
L’affaire fit du bruit. Le Constitutionnel du 26 juillet 1823 la relate en détail et conclut : « Les associations savantes doivent-elles être traitées comme les conseils des prisons et comme les sociétés d’agriculture ? » L’Oriflamme du 27 juillet 1823, feuille légitimiste, donna en revanche raison au pouvoir : « Nous avons vu professer au Collège de France des doctrines si extraordinaires, qu’il est assez juste de laisser aux ministres du Roi le soin de confier l’enseignement aux hommes qu’ils en jugent les plus capables et les plus dignes. »
Souvenirs de collègue
Dans ses « Souvenirs académiques », Joseph Bertrand remarque que, à la suite de cette affaire, Binet fut longtemps barré à l’Académie des sciences : « La recommandation d’un ministre du Roy n’était pas rare dans les élections ; on a même cité des menaces, quelques-unes suivies d’effet ; mais de telles interventions excitaient l’indignation et diminuaient les chances du candidat trop indiscrètement protégé. On peut rappeler l’exemple de Binet. Très favorisé par l’évêque d’Hermopolis, et vivement recommandé par le ministre de l’Intérieur, il a échoué sous la Restauration, et à plusieurs reprises, dans chacune des sections de géométrie et de mécanique, pour être élu enfin en 1843, en dehors de toute influence politique ou cléricale, trente ans après sa première candidature contre Poinsot, Ampère et Cauchy. »
Des rancunes tenaces
Ce ne fut pas tout. À la suite de la nomination de Binet, l’administrateur du Collège depuis 1800, Lefèvre-Gineau, inspecteur général de l’Université et baron d’Empire en 1808, député des Ardennes de 1807 à 1815, à nouveau député de 1820 à 1824, siégeant avec l’opposition libérale, fut révoqué le 30 décembre 1823 et remplacé par Antoine-Isaac Silvestre de Sacy, professeur de persan, en meilleurs termes avec un régime qui l’avait fait baron. Quant à Binet, son tour vint quand il fut démis de ses fonctions d’inspecteur des études à l’École polytechnique après la révolution de Juillet. Il n’en était pas moins un savant honorable qui publia un grand nombre de mémoires sur la mécanique, les mathématiques et l’astronomie, notamment dans le Journal des mathématiques pures et appliquées, dit Journal de Liouville, même si, comme le signale Joseph Bertrand, il dut patienter longtemps à la porte de l’Académie des sciences.
Joseph Liouville
Le régime avait changé à deux reprises en 1830 et en 1848, mais l’ambiance fut tout aussi tendue lorsque Joseph Liouville (1809−1882), polytechnicien de la promotion 1825, ingénieur des Ponts et Chaussées, fut élu d’extrême justesse en 1851 à la chaire de mathématiques, contre Cauchy, de la promotion 1805, autre ingénieur des Ponts et Chaussées. Le titulaire précédent, nommé en 1843 à la succession de Lacroix, était l’aristocrate italien, mathématicien bibliophile, ou bibliomane, Guglielmo Brutus Icilius Timeleone Libri-Carucci dalla Sommaja (1803−1869), dit en français Guillaume Libri ou le comte Libri. Accusé de nombreux vols de manuscrits et de livres rares dans diverses bibliothèques publiques françaises, il se faisait remplacer depuis 1846, il avait fui à Londres en février 1848, alors que son affaire s’ébruitait dans la presse, et il venait d’être condamné par contumace à dix années de réclusion par la cour d’assises de Paris le 22 juin 1850.
Lors de l’assemblée du 15 novembre 1850, la chaire fut déclarée vacante par un décret signé du président de la République, Louis-Napoléon Bonaparte, et la lettre par laquelle Liouville se portait candidat fut lue à l’assemblée par l’administrateur, le philosophe Jules Barthélemy-Saint-Hilaire (fils présumé de Napoléon Ier, rappelons-le). Binet se déclara aussitôt « autorisé par M. Cauchy à proposer sa candidature ». Binet et Cauchy étaient de proches amis (promotions 1804 et 1805), tous deux ardents légitimistes et catholiques ultramontains, et Cauchy adressa en effet une lettre de candidature à l’administrateur le 18 novembre 1850.
Contre Cauchy
Liouville et Cauchy avaient été déjà candidats en juin 1843, quand le comte Libri, soutenu par Biot, avait été élu au troisième tour d’un scrutin serré (Liouville avait obtenu une majorité relative au deuxième tour). « Libri, très jeune alors, pouvait devenir un géomètre. Il a cessé d’étudier, non de produire. Pour ne pas se laisser oublier, comme on en donne souvent le conseil, il écrivit des mémoires insignifiants d’abord, puis mauvais, et enfin ridicules », rappellera Joseph Bertrand dans ses « Souvenirs académiques ». Cauchy, suppléant régulier de Biot dans la chaire de physique mathématique de 1817 à 1830, professeur d’analyse à l’École polytechnique, avait refusé de prêter serment après la révolution de Juillet et s’était exilé. Il s’était même installé à Prague auprès de Charles X en 1833, pour enseigner les sciences au futur Henri V, « l’enfant du miracle ».
À son retour d’exil en 1838, il s’était tenu à l’écart jusqu’à la révolution de 1848, à la suite de laquelle, le serment de loyauté n’étant plus exigé, il avait été élu en 1849 à la chaire d’astronomie mathématique de la faculté des sciences. Liouville, lui, d’opinion démocratique modérée, avait été membre de l’Assemblée nationale constituante élue en avril 1848, mais n’avait pas été réélu à l’Assemblée législative en mai 1849, scrutin qui vit le triomphe du parti de l’Ordre. Le contraste étant donc patent entre les deux rivaux, que vingt années, une génération, séparaient en outre, et l’assemblée du 25 novembre 1850 fut certainement l’une des plus nerveuses dans l’histoire du Collège.
Un excellent mathématicien
Sur vingt-deux votants, au premier tour, Cauchy recueillit onze voix et Liouville dix ; Cauchy avait obtenu la majorité absolue des suffrages exprimés, mais non pas celle des votants ; il y eut donc un second tour et, cette fois-ci, sur vingt-trois votants au lieu de vingt-deux, Liouville recueillit douze voix tandis que Cauchy en conservait onze. Ainsi Cauchy ne fut-il pas élu au Collège de France, ce qui paraîtra regrettable, mais la nomination de Binet contre Mathieu sous la Restauration fut pour ainsi dire corrigée. Liouville n’en était pas moins un excellent mathématicien, le fondateur du Journal des mathématiques pures et appliquées, dit Journal de Liouville, en 1836, qu’il dirigea jusqu’en 1874.
« Cauchy ne fut-il pas élu au Collège de France. »
Élu à l’Académie des sciences en 1839, professeur d’analyse à l’École polytechnique de 1839 à 1850, professeur de mécanique à la faculté des sciences à partir de 1857, il publia les Œuvres mathématiques d’Évariste Galois dans son Journal en 1846 et édita l’Application de l’analyse à la géométrie de Monge en 1849. Il s’illustra par des travaux en théorie des nombres, en géométrie différentielle et en topologie différentielle, mais aussi en physique mathématique et en astronomie, et il tint sa chaire du Collège jusqu’à sa mort en 1882, durant trente et un ans.
Sous la IIIe République, l’engagement politique des professeurs ne cessa point, en sciences comme en lettres. Pensons à Marcelin Berthelot, candidat aux élections législatives en 1871, sénateur inamovible en 1881, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts en 1886–1887, ministre des Affaires étrangères en 1895–1896, défenseur de Zola dans l’affaire Dreyfus. À l’autre bord, sur les treize professeurs de sciences en 1898, trois, dont deux anciens polytechniciens, figurèrent parmi les premiers adhérents à l’antidreyfusarde Ligue de la patrie française : Camille Jordan, X 1855, Pierre Laffitte et Henry Le Chatelier, X 1869 (ainsi que Georges Humbert, X 1877, professeur d’analyse à Polytechnique, élève et futur successeur de Jordan).