Camarades, apportez du conflit partout où vous allez !
Plaidoyer paradoxal en faveur du conflit en tant que voie conduisant à l’apaisement !
Je milite pour davantage de conflit dans les organisations ; davantage de conflit dans les entreprises, dans les associations, davantage de conflit avec nos proches et nos amis. Je milite pour qu’il y ait davantage de conflit afin qu’il y ait moins de violence.
Du même auteur : XMP-Consult, ou comment de nouveaux horizons se sont ouverts à moi
L’évitement du conflit…
Ce qui compte le plus au travail ou à la maison, pour la plupart des gens, c’est la « bonne ambiance ». Au nom de la bonne ambiance et, plus généralement, au nom de la paix sociale, nous évitons le conflit. Ne pas faire de vagues, ne pas « plomber l’ambiance », ne pas risquer de se fâcher et de rompre les relations, semblent être les commandements suprêmes dans les groupes.
Chaque fois que nous évitons le conflit, toutefois, nous laissons s’accumuler en nous le ressentiment et la frustration ; nous laissons les relations se dégrader, tout comme on laisse se dégrader un jardin qu’on n’entretient pas et où prolifèrent des espèces invasives. Par une sorte de paresse qui nous pousse à remettre toujours à demain les discussions franches, nous laissons grossir ce qui va finalement avoir raison de nos amitiés et de la confiance que nous nous portions jusqu’alors les uns aux autres.
L’évitement du conflit conduit ainsi à des relations fausses et à une société toujours plus fragile. Au nom d’une pseudo-tolérance, nous laissons s’installer des malentendus sur ce qui nous relie les uns aux autres, jusqu’à ce qu’advienne une rupture inévitable.
Démocratie et conflit
Cette mécanique vaut pour les organisations, mais aussi pour la famille ou pour la société tout entière. La philosophe Myriam Revault d’Allonnes a dit, dans son ouvrage Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie, combien ce régime que, pourtant, nous appelons de nos vœux implique l’incertitude et le conflit. L’incertitude parce que nous ne savons pas par qui et comment nous serons gouvernés dans quelques années ; le conflit parce que l’émergence du pouvoir se fait constamment dans l’arène. Seules les dictatures peuvent se permettre une absence totale de conflit.
C’est pourquoi il est urgent de réhabiliter la possibilité de nous opposer les uns aux autres, même au prix d’un peu moins de confort dans l’instant, et de cultiver notre capacité à le faire sans violence.
Dissocier conflit et violence
J’ai la conviction profonde que la violence est la gangrène de toute société. La tentation est pourtant forte, face à ce qui nous semble être de l’injustice, de la toute-puissance, de faire appel à elle pour renverser l’ordre du monde. C’est ainsi que nombreux sont ceux qui pensent que la violence est inéluctable pour faire avancer les choses. L’expérience montre que toute violence engendre de la violence et finit souvent par se retourner contre ceux qui en ont usé, fût-ce au nom de la justice.
Une étude à propos des résistances civiles, menée par deux chercheuses américaines Erica Chenoweth et Maria J. Stephan il y a une dizaine d’années, a montré combien la violence est tout simplement inefficace. Retenons simplement les deux chiffres suivants, issus de l’examen de quelque trois cent vingt-trois conflits civils entre 1900 et 2006 : une résistance civile par les armes a 26 % de chances de réussir, une résistance non violente 53 % ; les pays qui ont connu une résistance non violente ont été 40 % à avoir une démocratie stable cinq ans après la fin du conflit, ceux qui ont pris le chemin de la violence étaient moins de 5 %.
Toute révolution, comme son nom l’indique, fait tourner l’ordre des choses. Mais, une fois mise en mouvement par la violence, la roue du monde peine à s’arrêter et ceux-là qui ont pris le pouvoir hier deviennent vite les victimes de demain.
Au fond, toute violence est la marque de l’impuissance. On recourt à la violence parce qu’on ne sait pas faire autrement. C’est pourquoi l’instauration d’une culture du conflit est aussi un moyen de donner de la puissance à ceux qui s’en trouvent dépourvus.
D’illustres prédécesseurs
Le plus emblématique de ceux que je reconnais comme des exemples est le Mahatma Gandhi. Il a prôné la non-violence tout en menant un rude combat, sans jamais craindre de faire entendre sa voix. Il a montré qu’il y avait de la force ailleurs que dans la force. Romain Rolland, grand écrivain français qui fut son ami et qui a si bien raconté le début de l’aventure Gandhi, fut lui aussi de cette veine. J’aime sa très inspirante formule : « Le héros est celui qui fait ce qu’il peut, les autres ne le font pas. »
Plus près de nous et moins connu, Charles Rojzman m’a beaucoup inspiré. Je dois au titre de l’un de ses ouvrages cette sorte de révélation qui m’anime désormais : Sortir de la violence par le conflit. Son œuvre réside principalement à faire se parler des gens qui se détestent tant qu’ils ne veulent plus s’adresser la parole : au Rwanda entre Hutus et Tutsis, au Moyen-Orient entre Israéliens et Palestiniens, et j’en passe. Son ambition n’étant pas de les réconcilier, mais au moins qu’ils cessent de se considérer « comme des monstres ». De telles personnes ont œuvré – et œuvrent encore – pour moins de violence dans le monde mais, de surcroît, elles nous ouvrent de nouvelles perspectives pour nos interactions.
Pourquoi le conflit ?
Ma définition du conflit est « un désaccord qui nécessite un ajustement ». En cela, le conflit se distingue de la violence qui est davantage la façon dont nous pouvons être tentés de résoudre les situations conflictuelles, en imposant notre point de vue par la force. Le mot « violence » vient d’ailleurs du latin vis, la force.
Je donnerai deux arguments, en faveur du conflit.
Le premier est que des conflits évités sont comme de l’énergie que nous stockons dans notre estomac. Je fais le parallèle avec les tremblements de terre qui sont l’émergence de tensions dans le sous-sol. Si la terre tremble souvent, comme c’est le cas depuis trente ans en Californie, alors le risque d’un tremblement de terre ravageur est faible car chaque épisode « purge » l’énergie accumulée. De même la confrontation de nos désaccords avec autrui « purge » nos ressentiments. Faute de quoi, nous risquons « d’exploser » au bout du compte. Éviter un conflit est comme acheter de la tranquillité aujourd’hui contre une possible violence demain.
« Éviter un conflit est comme acheter de la tranquillité aujourd’hui contre une possible violence demain. »
Le deuxième est que l’évitement des conflits nous empêche de confronter et même de nous faire connaître les uns aux autres nos besoins profonds. Seule l’acceptation du conflit peut permettre de véritables rencontres plutôt qu’une tranquille mais superficielle cohabitation. Il n’y a pas de rencontre authentique sans conflit.
Apprendre le conflit
Je crois donc à la réhabilitation du conflit, plus qu’à une quelconque « gestion » de celui-ci, qui viserait à l’éliminer.
Cette réhabilitation passe par le même processus qui a permis aux sports de combat d’émerger, c’est-à-dire de devenir progressivement autre chose que des jeux violents, mais aussi quelque chose qui a une véritable valeur intrinsèque et qui favorise la rencontre entre des personnes apparemment opposées. Le processus passe par un apprentissage, je dirais une initiation, pour « apprivoiser » l’idée même du conflit, revisiter nos expériences malheureuses et douloureuses qui nous font confondre conflit et violence et nous font craindre toute confrontation. De même que c’est en apprenant à nager que nous contenons notre peur de l’eau, c’est par cette initiation que nous pouvons apprendre à ne plus éviter les conflits.
Cet apprentissage est d’abord celui d’un vocabulaire. Nous savons que l’impuissance à rendre compte de ce qui se passe pour nous génère de la frustration d’abord et de la violence au bout du compte. Une expérience édifiante a eu lieu dans une prison dans la région Rhône-Alpes qui était le théâtre de nombreuses violences. Une association a fait distribuer à chaque détenu deux ouvrages : un dictionnaire et Le Comte de Monte-Cristo. Les violences ont diminué significativement.
Établir des règles du jeu
Le processus passe ensuite par l’établissement de « règles du jeu », tout comme au judo ou à la boxe.
Comme les conflits ont de véritables enjeux, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que ces règles soient établies et respectées une bonne fois pour toutes. Il s’agit davantage d’une culture « du cadre », pour que nous apprenions collectivement à ne pas nous écharper avant de nous être mis d’accord sur la façon de faire. Cette culture du cadre est la base de tout management sain : un manager est d’abord l’arbitre d’un cadre qui préexiste, sinon il devient arbitraire et donc injuste. Qu’il nous suffise de regarder les réactions publiques dès lors que l’exécutif a l’air d’imposer sa propre loi.
Ce cadre ne peut être établi que dans la concertation, c’est-à-dire le conflit puisqu’il s’agit de marier des intérêts et des besoins divergents. Où nous voyons donc que conflit et violence ne sont pas du tout la même chose, mais plutôt d’exacts opposés. Enfin, le processus passe par le fait de cultiver des talents et des compétences, pour des conflits où, comme dans le sport, pourront compter des qualités telles que l’habileté, la lucidité, la finesse…
Nous pouvons infléchir le cours des choses
Amer euphémisme : la violence est présente partout.
À l’heure où j’écris, fin juin 2023, elle se déchaîne partout autour de Nanterre où est mort un jeune après un refus d’obtempérer. Elle n’est pas une fatalité. Partout où nous sommes – et la communauté polytechnicienne est présente en de nombreux endroits où elle peut se faire entendre –, nous avons la capacité de dire et surtout de montrer que d’autres formes d’expression sont possibles et que le conflit est une voie d’apaisement. Il est même la solution, c’est-à-dire ce qui permet de rendre la violence potentielle soluble dans le débat et la confrontation.
“Le conflit est une voie d’apaisement.”
Les immenses défis qui sont face à nous exigent que nous soyons capables de traverser nos divergences autrement que dans la violence. Une culture du conflit est ici nécessaire. N’évitez plus le conflit, ne gardez plus pour vous ce que vous avez à dire ; s’il le faut, formez-vous : les compétences scientifiques ne suffisent pas. Le chemin vers le monde idéal ne passe pas par le silence sur nos désaccords. Il passe par l’expression conflictuelle de nos visions du monde.
Pour aller plus loin
- Oser le conflit, éviter la violence : pour des relations apaisées, à paraître aux éditions Gereso le 14 septembre 2023.
- TEDx de Laurent Quivogne, Osez le conflit, évitez la violence https://www.youtube.com/watch?v=R25jnALhGjg&t=4s