Le débat institutionnel : jacobinisme contre girondisme
F. de Witt
Vous vous réclamez du girondisme. Mais, n’est-ce pas une illusion dans notre pays aux 36 000 communes, avec ses départements et ses régions, c’est-à-dire une cascade de structures qui finit par séparer, diviser et empêcher des initiatives locales de s’exprimer pleinement.
J. Barrot
F. de Witt
Vous vous réclamez du girondisme. Mais, n’est-ce pas une illusion dans notre pays aux 36 000 communes, avec ses départements et ses régions, c’est-à-dire une cascade de structures qui finit par séparer, diviser et empêcher des initiatives locales de s’exprimer pleinement.
J. Barrot
L’émiettement communal, et plus généralement la complexité des découpages et des strates de pouvoir rend manifestement très souvent l’État arbitre, ce qui par là même lui redonne du pouvoir. Des collectivités locales plus fortes et mieux regroupées seraient le meilleur moyen de donner le dernier mot aux citoyens.
À cet égard, je souhaite d’emblée expliquer comment, au lieu de se battre sur des débats théoriques, il serait possible de faire évoluer de manière positive le monde rural français. Si, progressivement, des communautés de communes pouvaient permettre une organisation du territoire – par bassins de vie, par pays ou par bassins d’emplois, peu importe la terminologie – cela leur donnerait les moyens d’acquérir peu à peu une autonomie réelle, les émancipant par là même de l’État certainement, mais du département aussi.
Le département est aujourd’hui un lieu de cohérence et de solidarité de l’espace, qui est composé de villes, de petites villes et d’espaces ruraux composés eux-mêmes de villages beaucoup plus dispersés. À mon sens, il faut donc que l’évolution nous conduise vers un département qui sera plus une fédération de communautés de communes qu’un cadre administratif qui surplombe les communes. Cependant, cette évolution peut prendre du temps, dès lors que tout le monde ne peut pas s’organiser au même moment.
En effet, les régions françaises ne sont pas identiques et je pense que s’il y avait d’une part de vraies communautés d’agglomération et d’autre part des communautés de communes coordonnées par une instance départementale, le territoire français serait peu à peu le lieu d’une décentralisation authentique et d’une démocratie beaucoup plus vivante et plus participative.
J.-P. Sueur
La France n’est pas d’essence fédéraliste, et les réformes les plus importantes de ces derniers siècles ont engagé l’État ; on ne peut construire l’avenir en méconnaissant ce fait.
Cela n’est pas contradictoire avec la décentralisation. La France a besoin d’un État efficace, mais pas d’un État ankylosé ou omniprésent.
Il y a, en matière de décentralisation, une dialectique entre l’État et les collectivités territoriales de la République.
La manière dont la décentralisation a été faite, en 1982, n’est pas neutre. On a ajouté un niveau, la région, tout en maintenant le département et sans toucher aux 36 000 communes.
C’est un débat qui fait aujourd’hui partie de l’histoire : François Mitterrand et Gaston Defferre étaient des départementalistes, Michel Rocard et Pierre Mauroy étaient des régionalistes. Le choix qui a été fait a consisté à donner davantage de prérogatives au département, tout en en donnant aussi davantage à la région ; d’où cette impression d’empilement. À cela se sont ajoutées des lois successives sur l’intercommunalité.
Depuis 1992 notamment, il apparaît clairement que les 36 000 communes ne sont viables que s’il y a de l’intercommunalité. Rares sont les détracteurs de l’intercommunalité, car celle-ci est, au fond, d’autant plus nécessaire qu’il y a 36 000 communes et que l’on sait très bien que nombre de compétences ne peuvent plus être exercées à l’intérieur des seules limites de la commune. Cette évidence fait que l’on arrive à cinq niveaux : la commune, le groupement intercommunal, le département, la région et l’État, sans compter l’Europe. À partir de là, comment peut-on faire bouger le système et par rapport à quels objectifs peuvent s’organiser les stratégies du changement ?
La suppression des communes est impossible : l’échec des tentatives de fusion autoritaire le montre ; c’est dans les communes qu’est née la République, elles sont ancrées dans les mentalités.
Certains disent qu’il faut supprimer les départements. Je ne pense pas que cette proposition soit aujourd’hui d’actualité. Le département est très ancré dans les habitudes et, comme le dit Jacques Barrot, sa fonction est reconnue.
Il est aussi évident qu’il convient d’aller vers des régions fortes.
Je propose, pour ma part, qu’on aille en outre vers des assemblées d’agglomérations légitimes dans les aires urbaines, donc élues au suffrage universel.
De plus en plus de décisions sont prises au niveau de l’agglomération, à la demande d’ailleurs de l’État lui-même. Les programmes locaux de l’habitat, les plans de déplacement urbain, les transports, l’aménagement, le développement économique, les contrats locaux de sécurité, tout cela, de plus en plus, se fait ou doit se faire au niveau de l’agglomération. Il s’agit là d’une évolution intéressante car les villes françaises sont plutôt petites, et il est donc nécessaire qu’il y ait des collectivités structurées, fortement peuplées, dont les délégués seraient élus au suffrage universel.
Pour répondre à cet objectif, on pourrait supprimer l’élection cantonale dans les zones urbaines où les cantons n’ont pas de véritable réalité pour les citoyens.
Je propose, dès lors, que ce soient des représentants de la communauté d’agglomération ou de la communauté urbaine qui siègent au sein du département.
De même, on pourrait imaginer qu’à terme le conseiller général soit le représentant ou le président du conseil d’une communauté de communes, élue, elle aussi, au suffrage universel.
L’idée principale, c’est qu’il faut aller vers des territoires structurés avec une légitimité démocratique forte.
Dans une telle perspective, le département pourrait devenir le lieu où se rencontrent les représentants d’espaces de développement structurés, qu’ils soient urbains ou ruraux.
F. de Witt
Faut-il néanmoins supprimer des échelons pour gagner en efficacité ? Quel est, selon vous, l’avenir de la décentralisation sur le plan institutionnel ?
J. Barrot
Au fur et à mesure que les communautés d’agglomération se constituent, le département peut très bien déléguer une partie de ses compétences, le social par exemple. Le département doit être conservé pour assurer les cohérences avec une vocation fédérative à l’égard des communautés urbaines ou des communautés d’agglomération pour l’urbain et des communautés de communes pour le rural.
L’avenir de l’espace français c’est la mise en réseaux des petites villes, du « rurbain ». Il ne faut surtout pas continuer l’urbanisation en tache d’huile, il faut favoriser les réseaux de villes. La force de l’Auvergne par exemple, ce sera le réseau de villes auvergnat et non pas la croissance sans fin de Clermont-Ferrand. La force de Rhône-Alpes, c’est d’abord la communauté urbaine de Lyon, mais c’est surtout le réseau de villes Rhône alpin, qui permet de monter des opérations avec l’étranger.
Constatons en résumé que la structure institutionnelle est aujourd’hui très en retard sur les enjeux et les objectifs qui s’imposent à notre pays.<
J.-P. Sueur
On ne peut pas jouer une région contre ses villes. L’Europe, c’est aussi l’Europe des villes et les régions doivent s’appuyer sur des armatures urbaines fortes. Dans la région Centre on a pris l’habitude de réunir une conférence des maires des villes chefs-lieux. Ces réunions sont très productives. L’histoire locale est souvent faite de compétitions, de rivalités, de querelles qui ne sont pas à la dimension européenne. Orléans, Blois, Tours, c’est une technopole d’un million d’habitants, dans un cadre naturel exceptionnel et avec un patrimoine de qualité. Si nous savons organiser les villes entre elles et articuler étroitement le réseau des villes et la région, nous serons efficaces. Si nous jouons au contraire le « chacun pour soi », nous aurons des coûts élevés et une efficacité faible.
En ce qui concerne la politique de la ville, j’ai pu observer qu’un certain nombre de quartiers vont de plus en plus mal. La politique de la ville a trop souvent été une politique de réparation. Il faut, à présent, y substituer une grande ambition. On voit que la ségrégation induit la violence. Dès lors, la vraie réponse est structurelle : elle est dans la recomposition urbaine. La population des grands ensembles des années 50 ou 60 était représentative de la société française. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il faut refaire de « l’urbanité ». Les méthodes à mettre en œuvre seront décisives. Les procédures de contrats de ville sont trop complexes. Je suis convaincu qu’il faut désormais passer des contrats forts sur une longue période entre l’État et les agglomérations. De tels contrats doivent porter sur ce qui est structurant.
La décentralisation, c’est la séparation des pouvoirs, c’est savoir qui fait quoi. Il ne faut surtout pas que cela aboutisse à la confusion des rôles, à un système dans lequel tout le monde ferait tout. Il y a actuellement des dérives en ce sens.
F. de Witt
En matière de financement, analysé de l’extérieur, l’État est « répartiteur ». A‑t-il toujours fonctionné ainsi et faut-il combattre cette tendance ?
J. Barrot
Aujourd’hui, à l’inverse de ce qu’il convient de faire, la logique de guichet s’impose de plus en plus et le meilleur exemple en est l’attribution de la dotation globale d’équipement, importante attribution de l’État déconcentré.
Il faudrait au contraire s’attacher à définir un projet global. Or actuellement c’est extrêmement difficile de financer un projet global à cause d’une logique bureaucratique implacable.
Les systèmes de péréquation en France sont trop opaques. Il faut un système démocratique où l’on voie fonctionner la péréquation des ressources entre régions et départements.
J.-P. Sueur
Compte tenu de notre histoire, la bonne voie est celle de la solidarité structurée sur l’ensemble du territoire. Il est nécessaire en effet de combattre l’effet de guichet, qui aboutit au saupoudrage des financements, pour lui préférer les financements de projets. Il faut désormais donner la priorité aux réseaux de villes et aux espaces de développement structurés.
F. de Witt
Le non-cumul des mandats peut-il jouer positivement dans le développement local ? De manière plus générale, est-ce qu’il y a lieu de s’interroger sur le mode de fonctionnement de l’exécutif local d’une part et de l’État déconcentré d’autre part ?
J. Barrot
Pour des collectivités locales de plein exercice, jouissant de vraies compétences, et d’un vrai pouvoir décisionnel appuyé sur une légitimité démocratique et sur des moyens financiers autonomes, il faut une gouvernance autonome, libre de tout autre engagement. Aujourd’hui l’imbroglio local est un argument qui justifie le cumul des mandats et qui nécessite des relations parisiennes. C’est malsain. Il faut donc combattre cela et parallèlement engager le non-cumul des mandats, à condition bien sûr de ne pas séparer les deux démarches.
En ce qui concerne l’exécutif local, il ne faut pas s’attacher à la personnalisation du pouvoir alors que ce sont des équipes qui dirigent. En matière de décentralisation, un excès de personnalisation est toujours un risque mais il y a toujours les équipes. L’État quant à lui a besoin d’un représentant, d’une présence forte sur le territoire, or, ce qui ne va pas actuellement c’est l’extrême complexité de l’organisation territoriale de l’État, avec l’échelon régional d’une part et départemental de l’autre. L’incapacité de regrouper les administrations de l’État, soit au niveau régional, soit au niveau départemental et de consacrer le rôle d’un préfet généraliste coordonnateur devient un handicap majeur. Une telle réforme est le chantier majeur d’une organisation efficace de l’État.
J.-P. Sueur
Effectivement, la clarté de l’édifice suppose que l’on réduise le cumul des mandats.
En ce qui concerne la personnalisation de l’exécutif local, il faut dire que ce sont des équipes qui gouvernent. Ainsi, dans une mairie, les adjoints jouent un rôle important. Le système médiatique tend toujours, c’est inévitable, à personnaliser. Il faut éviter les excès, et rappeler constamment que ce sont les équipes qui gouvernent.
En ce qui concerne les préfets, je ne suis pas du tout pour leur suppression. Il y a des pays où cette institution n’existe pas. Le génie français est, pour une part non négligeable, lié à l’État républicain, et il faut que l’État ait les moyens de fonctionner. Il faut simplement bien préciser qui fait quoi. L’État doit, en particulier, avoir clairement en charge la sécurité, la cohésion sociale du pays, l’équilibre entre les territoires.
Si l’État n’y veille pas, les disparités s’accroîtront très vite entre les collectivités locales. Il y a en effet aujourd’hui des disparités de richesses très grandes entre les communes, départements et régions par rapport à leurs charges. Il faut les réduire, et mieux veiller aux nécessaires équilibres. Le rôle de l’État est, à cet égard, irremplaçable.
F. de Witt<
Que pensez vous de la péréquation ? Si l’on veut créer des entités locales fortes locales, et si l’on veut faire une France plus girondine que jacobine, est-ce que la péréquation n’est pas justement ce qu’il faut éviter ?
J.-P. Sueur
Aujourd’hui, la péréquation ne joue que de façon marginale. La part péréquatrice au sein des dotations de l’État aux collectivités locales (qui représentent 250 milliards de francs) est faible. Ainsi la dotation de solidarité urbaine (dont le but est de financer les actions menées dans les quartiers en grande difficulté) ne représente qu’un peu plus de 1 % du montant total des dotations, ce qui est trop peu.
Il faut avoir le courage politique d’établir une véritable péréquation comme le récent projet de Jean-Pierre Chevènement propose de le faire au sein de la région Île-de-France. Un aménagement solidaire du territoire permettrait de répartir autrement les moyens, ce qui est une absolue nécessité.
Si la part de péréquation était telle qu’elle entravait la liberté d’entreprendre, on pourrait être contre la péréquation. L’analyse actuelle montre qu’elle est marginale et donc beaucoup trop faible pour donner les moyens nécessaires aux collectivités locales qui en ont besoin.
J. Barrot
Il ne s’agit pas de limiter tout le monde mais il s’agit d’entretenir une certaine solidarité sur le territoire. Si l’Europe ne fait rien, nous aurons des régions complètement déséquilibrées et l’euro à terme ne résistera pas à une sorte de dichotomie complète des territoires. Aucun ensemble territorial intégré dans le monde n’échappe à une certaine répartition des richesses.
En réalité, si on laisse des territoires se densifier de manière excessive, les coûts seront très élevés ; et à l’inverse il faudra bien s’occuper des territoires désertifiés. L’aménagement du territoire n’est pas uniquement une idée généreuse, c’est une vision aussi pragmatique et économique, qui veut dire qu’il y a un aménagement indispensable pour optimiser économiquement les territoires. L’Europe devrait y veiller. Les dérèglements des systèmes de péréquation ne doivent pas nous renvoyer à une conception du territoire du chacun pour soi dont les coûts économiques et sociétaux seraient énormes.
F. de Witt
Que dire de la taxe professionnelle ? Faut-il un taux unique de taxe professionnelle au niveau du groupement intercommunal comme le propose le gouvernement ? Mais, par ailleurs, n’est-elle pas vidée de son sens par la réforme entreprise par la dernière loi de finances1 ?
J.-P. Sueur
Au sein des agglomérations, il y a aujourd’hui des disparités considérables de taux de taxe professionnelle à quelques centaines de mètres de distance. Et il y a une corrélation entre les disparités excessives de taux de taxe professionnelle à l’intérieur d’une agglomération, et l’incapacité qui en découle à maîtriser l’aménagement du territoire, à éviter le « mitage » et la consommation abusive d’espace.
La taxe professionnelle d’agglomération à taux unique est la meilleure solution et je suis partisan de l’instituer par la loi pour les grandes agglomérations.
La récente réforme de la taxe professionnelle prévoit de réduire progressivement la part provenant de la « base salaire », le manque à gagner étant compensé par l’État. Il faut être vigilant là-dessus, car il ne faudrait pas que la majeure partie des ressources financières des collectivités locales provienne de l’État. Je sais que c’est le cas en Allemagne ou en Grande-Bretagne. Mais cela n’est pas transposable en France. Nos cultures ne sont pas les mêmes. Il faut qu’il y ait, en France, un impôt économique local. À mon sens, le niveau le plus pertinent pour le prélever est aujourd’hui le niveau de l’agglomération.
Je suis donc demandeur d’une table ronde avec l’État sur l’avenir de la fiscalité locale en France. Il doit y avoir un impôt ménage local et un impôt économique local. En réduire la part au sein de l’ensemble de la fiscalité serait revenir à un jacobinisme excessif et injustifiable. N’oublions pas que le fait de lever l’impôt constitue, dans la tradition française, une prérogative majeure des conseils des collectivités locales élus au suffrage universel.
J. Barrot
La mise en commun de la taxe professionnelle à l’échelon intercommunal donnerait un nouveau tournant à l’aménagement du territoire et ferait cesser des situations inégalitaires complètement disproportionnées sur des territoires proches.
F. de Witt
L’égalité des territoires est un principe constitutionnel. Pourquoi ce principe est-il de plus en plus remis en question ?
J.-P. Sueur
En France, le droit à l’expérimentation n’existe pratiquement pas dans nos conceptions juridiques et c’est très préjudiciable. On est incapable de concevoir que le changement n’ait pas lieu partout en même temps. Je suis favorable à l’inscription de ce droit dans la Constitution.
Ainsi, il y a des conseils généraux où les quartiers difficiles sont peu représentés. Or, la prévention de la délinquance, le RMI et la prévention sociale, qui relèvent du conseil général, sont des compétences très importantes pour la vie de ces quartiers. Il faudrait que l’on puisse expérimenter sur quelques cas l’attribution de ces compétences aux autorités des agglomérations urbaines, comme le demande depuis longtemps l’Association des maires des grandes villes de France.
J. Barrot
Il faut casser le mythe de l’égalité. En effet, l’égalitarisme est nocif et a paralysé toutes les expériences différentes qui auraient pu être tentées en France. Or, il ne faut pas bloquer une organisation pragmatique du territoire en France par un principe d’égalité trop strict.
Certes l’État national est le seul capable d’arbitrer les conflits entre intérêts généraux et particuliers, mais il faut admettre qu’un pouvoir régional puisse se poser lui aussi en arbitre bien évidemment sous le contrôle des tribunaux. Ainsi, pourquoi ne pas concevoir que certaines normes soient régionalisées ? La région devrait être créatrice de normes subsidiaires, qui ne seraient pas, cela va de soi, contraires aux normes nationales.
Il n’est pas normal que la sécurité publique soit exclusivement aux mains de l’État. Il s’agit d’accepter en France la réalité d’un pouvoir infranational, et cette acceptation reste encore aujourd’hui difficile.
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1. La loi de finances pour 1999 supprime progressivement, sur une durée de cinq ans, la part salaire de la taxe professionnelle. Celle-ci sera donc assise sur les seuls investissements.