Le défi climatique : le rôle des données pour passer à l’action
Le champ strict de l’ingénieur – trouver des solutions techniques à des problèmes clairement posés – ne représente qu’une partie du défi climatique.
Ce champ ne doit évidemment pas être négligé, compte tenu du temps nécessaire pour passer de la recherche fondamentale à la recherche appliquée, puis aux applications ; il est crucial d’y consacrer les moyens nécessaires. Mais, avant de mettre en place ces solutions, le principal objectif restera de convaincre le reste de l’humanité – y compris en France – de la réalité du phénomène, puis de l’intérêt à agir, et chacun de réaliser sa juste part de l’effort. Les données seront centrales dans cette démarche de conviction.
La réponse au changement climatique constitue pour l’humanité un chantier inédit, qui présente quatre défis en matière d’information : un défi démocratique de compréhension des enjeux, un défi politique du passage à l’action, un défi technique de privilégier des solutions suffisamment efficaces pour éliminer les gaz à effet de serre et un défi technologique lié à l’utilisation maximale du numérique au service de la réduction des gaz à effet de serre.
Des données afin que chacun comprenne les enjeux
Le premier défi du climat est un enjeu démocratique : celui de la compréhension par chacun de l’intérêt à agir. C’est pour poser les bases d’un consensus scientifique mondial que le GIEC a été créé en 1988 : il a permis à la fois d’atteindre un consensus scientifique et de mettre à disposition du public des études détaillées sur la nature et l’ampleur des impacts. Ce consensus n’allait pas de soi il y a quelques décennies. Pour s’en convaincre, il suffit de revoir par exemple l’émission des Dossiers de l’écran de septembre 1979, lors de laquelle Haroun Tazieff essaye de convaincre un auditoire circonspect de la réalité du phénomène.
On notera que ce consensus reste fragile dans la population française : depuis un an, la part des Français qui nient l’origine humaine du changement climatique atteint 37 %, soit 10 points de plus qu’en 2022, selon l’Observatoire international Climat et Opinions publiques (avril 2023). Pour les pays émergents, l’action climatique arrive en queue des priorités – ce qui peut se comprendre dans des pays dans lesquels la santé, l’éducation ou la sécurité ne sont pas acquises.
Le premier enjeu en matière de données est donc l’accès aux informations sur le changement climatique. Il s’agit d’abord de fournir des informations sous une forme accessible au grand public, avec suffisamment de détails pour que chacun puisse se convaincre qu’il n’y a pas de doute sur le problème. Il s’agit ensuite de lutter contre les formes multiples de désinformation – qu’il s’agisse des contrarians dont le fonds de commerce consister à professer l’inverse de l’opinion « officielle » ou des trolls à la solde d’États étrangers.
Des données qui permettent de passer de la compréhension à l’action
Le deuxième défi est un défi politique, lié au passage de la compréhension du problème à la décision d’agir. Certains considèrent que la France ne pèse que 1,1 % des émissions (y compris le CO2 importé) mondiales – en oubliant que, s’il est vrai que nous émettons moins que la plupart des pays développés, notamment grâce à notre parc électronucléaire, nous émettons beaucoup plus que la moyenne mondiale. En outre le réchauffement n’est pas fonction du flux de gaz à effet de serre, mais du stock émis depuis le début de l’ère industrielle en 1850, dont 2,2 % est imputable à la France.
“Une action est possible au prix d’efforts réalistes.”
D’autres estiment que la France n’est pas la plus exposée aux effets du changement climatique – en effet à l’échelle mondiale les pays les plus émetteurs, dont nous faisons partie, ont une situation géographique qui les expose moins que les pays du Sud. Nous serons cependant suffisamment exposés pour qu’une action soit nécessaire : cette exposition sera directe en raison des effets à long terme et indirecte en raison des tensions que générerait une situation dans laquelle un grand nombre de pays pauvres subissent les effets du maintien d’un mode de vie de pays plus riches mais moins exposés. À l’échelle mondiale, il ne fait aucun doute qu’une action est nécessaire et qu’elle ne peut avoir lieu que si chacun y prend sa juste part – à commencer par les pays qui ont le plus contribué au stock de carbone.
Nous pouvons agir !
Mais l’enjeu de ce deuxième défi, c’est avant tout de convaincre qu’une action est possible au prix d’efforts réalistes. À cet égard, les catastrophistes – exagérant largement les risques climatiques et les changements de vie nécessaires pour les éviter – auront un effet contre-productif : la plupart de nos concitoyens préfèrent ignorer les risques que nous considérons impossibles à maîtriser en pratique. Instrumentaliser le changement climatique pour imposer un mode de vie générera un rejet similaire. Une saucisse ou un kilomètre en taxi génèrent à peu près autant de CO2 : ceux qui consomment les seconds mais pas les premières devraient éviter de critiquer le choix inverse au nom de la cause climatique.
Des données qui permettent de définir des politiques efficaces
Les Français émettent actuellement 9 tonnes d’équivalent CO2 par personne et par an, en incluant les émissions induites par nos importations. Ces émissions ont baissé de 23 % depuis trente ans, mais elles devraient encore baisser de 22 % en moins de dix ans pour tenir nos engagements à 2030 et de 75 % pour atteindre des émissions nettes nulles en 2050. À cet horizon, notre budget carbone annuel sera de 1,1 tonne d’équivalent CO2 par habitant. Cet objectif nous imposera des changements majeurs : une tonne, cela correspond à trois allers en avion pour le Qatar, 4 000 km en voiture thermique ou la construction d’un mètre carré de logement.
Une alimentation végétarienne consomme à elle seule le tiers de ce futur budget carbone : quels que soient les efforts individuels pour éviter la viande ou les emballages inutiles, des évolutions importantes seront nécessaires dans la façon de produire, de transformer et de transporter nos aliments, si nous voulons avoir une chance de tenir les objectifs à 2050.
À titre d’ordre de grandeur, sur la base d’une valeur CO2 de 250 € la tonne, cette réduction d’émissions représente un effort d’environ 2 000 € par personne et par an, soit environ 5 % de la consommation des ménages français à l’horizon 2050 : c’est significatif, sans être impossible. En revanche, cette cible ne sera atteignable que si les politiques publiques sont doublement efficaces : au stade des cibles, ne retenir que les mesures offrant le coût par tonne de CO2 évité le plus bas et, au stade de la mise en œuvre, assurer qu’elle permette effectivement d’obtenir les résultats attendus « en théorie ».
Le risque de l’insignifiance
Le premier risque est donc le risque de l’insignifiance – préférer une multitude de petits pas à quelques grandes enjambées, tout en pensant apporter une contribution suffisante au défi climatique. C’est d’autant plus tentant qu’une « coalition du greenwashing » se met en place pour nous conforter dans l’idée qu’il vaut mieux éteindre sa box internet (quelques kilos de CO2) plutôt que revoir ses destinations de vacances (quelques tonnes), investir « vert » dans des produits aux frais de gestion dispendieux plutôt que financer des travaux à son domicile, ou promouvoir le financement de chimères technologiques au détriment de solutions éprouvées et de voies scientifiques prometteuses. Par exemple, remplacer des centrales électriques au charbon par un réacteur nucléaire permet de réduire les émissions de gaz à effet de serre autant qu’arrêter tout trafic routier en Île-de-France.
L’efficacité des actions engagées
Le deuxième risque serait de négliger la qualité de la mise en œuvre : il est vrai que le logement est une source importante d’émissions. Mais l’étude de 60 Millions de consommateurs a démontré la faible fiabilité des diagnostics sur lesquels sont fondées les aides. Toute personne qui a fait réaliser des travaux aura également constaté que les aides qui accompagnent les travaux sont largement absorbées par les surcoûts pratiqués par certains prestataires ou que les travaux préconisés ne répondent à aucune logique économique, mais plus à l’application mécanique d’une liste de travaux possibles, sans prise en compte du gain pouvant en être attendu. Dans d’autres cas, la pose de pompes à chaleur est présentée comme un moyen de climatiser – l’impact des aides de l’État sera donc fortement amorti par la hausse de consommation en été.
L’évaluation des politiques publiques
En théorie, les études d’impact qui accompagnent chaque loi devraient donner une vision claire du coût par tonne de CO2 évité des mesures, et le pouvoir de contrôle du Parlement devrait lui permettre de vérifier que la mise en œuvre est conforme. Actuellement les études d’impact sont souvent plus des exercices juridiques que des exercices économiques et le contrôle par le Parlement n’a pas dans notre pays la place qu’il peut avoir ailleurs. Sans évolution sur ces questions, il est probable que le coût du changement climatique dépassera les moyens que les Français sont prêts à y consacrer. La question de la clarté de l’information sur l’efficacité des politiques publiques peut donc sembler technique, mais elle est essentielle.
L’utilisation des données pour réduire les émissions
Le potentiel pour réduire l’impact carbone du secteur du numérique est considérable, mais le potentiel du numérique pour réduire nos émissions l’est encore davantage. Ainsi, la 5G apporte par rapport à la 4G le même facteur d’amélioration que les LED ont apporté par rapport aux ampoules à incandescence. Le refroidissement des data centers, qui consomme un tiers de leur énergie, peut encore être optimisé notamment grâce à la cogénération. Le fonctionnement et l’architecture des programmes informatiques ont été structurés dans un monde dans lequel le coût de l’énergie était négligeable et le temps de programmation une ressource rare.
Dans un monde où, au contraire, le carbone a un coût et où l’intelligence artificielle générative permet de réduire le coût de programmation, on saura consacrer plus d’attention à réduire la consommation des programmes. Actuellement, les navigateurs internet ont déjà été optimisés pour éviter de charger plusieurs fois la même image et les processeurs disposent de modes de consommation réduite activés lorsque leurs capacités sont moins sollicitées. Plus le coût du carbone sera élevé, plus les développeurs seront poussés à passer du temps sur ce type d’optimisation. Il en va de même pour l’architecture d’internet, qui n’a pas été conçue pour optimiser la consommation d’énergie. Dans le même temps, les data centers continueront à se tourner vers des énergies de plus en plus décarbonées – ce qui ouvre de réelles chances pour la France dans ce secteur.
La « virtualisation », source de réduction des émissions
Mais le besoin de « verdir » le numérique ne doit pas cacher le véritable sujet : réduire les émissions grâce à la virtualisation, c’est-à-dire remplacer une activité physique (rencontrer une personne ou manipuler un objet) par une activité virtuelle. Ainsi une vidéo-conférence d’une heure entre Paris et San Francisco émet moins de 500 grammes de CO2, soit dix mille fois moins que le vol en classe affaires nécessaire pour un rendez-vous en personne. Il en va de même pour la réduction du papier, le remplacement d’équipements par une mise à jour logicielle, la maintenance préventive (qui permet de réparer une machine avant qu’elle ne tombe en panne et de planifier de façon plus efficace son arrêt) ou le pilotage optimal (par exemple, adapter la puissance d’un moteur électrique en fonction de la charge au lieu d’utiliser en permanence la puissance requise par les charges les plus fortes possibles).
Plus généralement, comme pour toute transition majeure, il faut se garder d’une vision trop statique selon laquelle le problème de la réduction des gaz à effet de serre se résoudra uniquement avec les solutions actuellement connues. Comme le détaillait le rapport Transition par l’Innovation publié à l’occasion de la COP 21 mais resté largement d’actualité, l’enjeu est aussi de découvrir puis de développer les « innovations vertes abordables », c’est-à-dire les solutions capables de réduire nos émissions à un coût par tonne de CO2 évité raisonnable.