Le dernier combat de Lionel STOLERU
L’idée d’un revenu de base universel, remplacant des allocations dispersées, n’est pas nouvelle et a été avancée entre autres par Milton Friedman. Lionel Storelu s’est toujours occupé de l’aide aux plus démunis et a cherché à mettre en place les réformes nécessaires à cette cause dans ses fonctions ministérielles, sous des gouvernements de droite comme de gauche.
Lionel Stoleru maître de conférences, en 1968. © COLLECTIONS ÉCOLE POLYTECHNIQUE
HOMMAGE À UN HOMME ENGAGÉ
Lundi 28 novembre dernier à la Maison des X, Lionel Stoleru avait réservé ce qui devait devenir son ultime intervention publique au groupe X‑Solidarités pour y parler du projet de revenu de base qu’il défendait depuis longtemps. Son décès soudain n’a pas permis qu’il relise le résumé de cette intervention.
Nous avons néanmoins choisi de présenter le résumé de cette conférence-débat comme un hommage ému à un homme aussi engagé que brillant, en demandant à plusieurs spécialistes de ces questions de nous livrer leur commentaire sur ce projet.
Lionel Stoleru situait son attention aux plus démunis, à travers sa propre expérience, successivement celle d’un enfant de famille juive qui dut se cacher de la persécution nazie et, après-guerre, celle d’un orphelin de père, dans la gêne financière. Ses études supérieures, passant par l’École polytechnique et donc prises en charge par l’État, furent un soulagement à cet égard et il en gardait une reconnaissance au pays.
L’aide aux démunis faisait donc partie des politiques publiques qu’il estimait devoir aborder dans les fonctions qui furent les siennes dans la haute administration publique ou au niveau ministériel.
UNE VISION RATIONNELLE
Sa vision était concrète, celle des trois besoins fondamentaux de la personne humaine : se nourrir, se loger, se soigner. À partir de quoi, une approche rationnelle et pratique des choses le conduisait à proposer un traitement différencié de ces sujets.
“ La dispersion des aides nuit à leur efficacité ”
En effet, la puissance publique est en mesure de concevoir et de conduire des politiques spécifiques et structurées pour le logement ou pour la santé, avec aujourd’hui encore bien des insuffisances dans les deux cas, mais aussi des acquis à grande échelle.
Quant aux besoins de base des personnes à très faibles ressources (besoins à calibrer par rapport à la question de la nourriture quotidienne), on s’en remet à des allocations sociales diverses, conçues pour différentes situations, cela étant complété par les multiples formes de la charité privée et associative, qui peut s’exercer sous forme d’aides en nature, l’exemple le plus connu étant celui des Restos du Cœur.
UN PROJET PREND FORME
La dispersion de ces aides nuit à leur efficacité : l’obtention en est souvent aléatoire, soumise à des labyrinthes administratifs, contraignants pour tous, voire dissuasifs ; finalement une grande partie des nécessiteux ne sont pas aidés, soit que des situations singulières les privent de droits, soit qu’ils ne soient pas en mesure de les faire valoir.
“ Ne pas apparaître comme une alternative aux revenus du travail ”
Enfin, dans un monde à dominante marchande, une aide financière est plus cohérente avec la liberté des personnes, par rapport à la dépendance spécifique induite par les aides en nature.
Alors qu’il est directeur du cabinet de Valéry Giscard d’Estaing, ministre de l’Économie et des Finances, Lionel Stoleru fait un voyage d’étude sur ce sujet aux États-Unis où enseigne Friedman, ce qui lui permet de préciser le sujet, qu’il développe alors en publiant Vaincre la pauvreté dans les pays riches (1974).
TROIS PRINCIPES
Quelques notions majeures fondent un système simple selon lequel tout citoyen, pauvre ou riche, bénéficiera du revenu de base, comme il bénéficie déjà de la Sécurité sociale.
UNE IDÉE ANCIENNE
L’idée d’un revenu de base généralisé à tous les citoyens, plutôt que des allocations confuses, a été avancée de longue date par quelques sociologues et économistes, en premier lieu Milton Friedman, prix Nobel d’économie, théoricien de l’impôt négatif.
En premier lieu, ce revenu ne doit pas apparaître comme une alternative aux revenus du travail, et on doit donc le fixer à niveau suffisamment inférieur au SMIC, Lionel Stoleru citant un chiffre de 500 €/mois. C’est pour marquer cette notion que Lionel Stoleru préfère parler de revenu de base, plutôt que de revenu universel.
Ensuite, l’approche du sujet par la fiscalité permet de proposer un système où tous les citoyens contribuables potentiels, donc dès dix-huit ans, reçoivent le revenu de base, qui figure aussitôt dans l’assiette des revenus imposables ; la grille d’imposition est alors adaptée pour que ce revenu ne soit conservé que pour les budgets les plus modestes, par reprise progressive sur les revenus plus élevés.
Une conséquence positive devient alors qu’une plus grande proportion de citoyens devient imposable, leurs revenus étant augmentés à la base. On remédie à la situation actuelle où la moitié des citoyens sont dispensés de l’impôt et sortent du schéma de l’effort financier collectif.
Une autre conséquence positive est la simplicité d’administration qui en découle, pour les fonctionnaires, comme pour les administrés. Enfin, on peut concevoir une acceptabilité budgétaire globale pour les finances publiques, dans la mesure où on substitue effectivement le revenu de base aux aides sociales attribuées sous condition de ressources (et même une neutralité budgétaire selon le niveau de substitution).
UN NOUVEAU PACTE ÉDUCATIF, POUR UNE SOCIÉTÉ INCLUSIVE, SOLIDAIRE ET JUSTE
Nous sommes tous interpellés par quelques constats alarmants : près de 100 000 jeunes quittent le système scolaire sans diplôme, avec le risque de venir grossir la cohorte de ces fameux NEETs (neither employed nor in education or training), ces jeunes de 15 à 29 ans qui sont sans emploi, non scolarisés ou ne sont pas en formation (ils sont 1,7 million en France).
Près de 20 % des jeunes de 18 à 29 ans vivent aujourd’hui en dessous du seuil de pauvreté, un taux nettement plus élevé que parmi les autres tranches d’âge. Ils sont plus touchés par la montée du chômage, mais également les plus exposés à la précarité, en particulier les plus vulnérables : ces jeunes qui sortent des dispositifs de protection de l’enfance à 18 ans et qui, sans soutien familial, sans réseau, sans aide financière, sont appelés, du jour au lendemain, à devenir « autonomes ».
Alors oui, pour ces jeunes, la question d’un revenu de base ou universel pourrait se poser avec acuité.
Le débat sur le revenu universel relève avant tout d’une problématique philosophique, comme Lionel Stoleru l’exprimait il y a déjà plus de vingt-cinq ans : quelle idée « pouvons-nous nous faire d’une société développée dans laquelle des citoyens ne peuvent pas satisfaire leurs besoins fondamentaux ? ».
Il est indispensable d’agir, avant tout et en urgence, sur les « causes profondes » : la lutte contre la pauvreté et la précarité, par l’insertion sociale et professionnelle des plus fragiles.
Ce combat passe d’abord par un travail de prévention, dès le plus jeune âge, à l’école et auprès des familles, pour endiguer la spirale de l’échec scolaire. Afin que l’école ne soit plus un système qui exclut les plus fragiles ou les « moins formatés ».
La lutte contre le décrochage scolaire doit s’accompagner d’une refonte en profondeur de notre système de formation, impliquant l’ensemble des acteurs, en vue de l’adapter aux nouvelles exigences des métiers de demain.
Enfin, il faut renforcer l’accompagnement social des personnes les plus en difficulté, notamment les jeunes, pour leur permettre d’entrer dans l’emploi et de s’y maintenir. Cela suppose une alliance éducative renouvelée entre le monde des formateurs, dont les enseignants, celui des entreprises, les familles et les jeunes eux-mêmes.
Toute forme de revenu « garanti », comme l’éventuel revenu universel, doit être pensée dans une perspective d’insertion sociale et professionnelle. Il s’agit de la construction d’un idéal de société qui repose sur un nouveau pacte éducatif, à laquelle les jeunes eux-mêmes doivent être associés : un idéal de société fondé sur l’inclusion, la solidarité et la justice, où chacun contribue au bien commun et peut accéder à un revenu qui lui permette de vivre décemment.
Nicolas Truelle (80), directeur général de la Fondation Apprentis d’Auteuil
UNE MISE EN PLACE PROGRESSIVE
Aussi ancienne et bien référencée soit-elle, l’idée de revenu universel ou revenu de base ne s’est imposée que progressivement. Après l’énoncé des principes au début des années 1970, c’est un gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing, auquel Lionel Stoleru participe en qualité de secrétaire d’État, qui en met en œuvre une première version, pour une catégorie : la forte augmentation du minimum vieillesse, en 1974.
Puis, en 1988, ce sera le gouvernement Rocard, auquel Lionel Stoleru participe comme secrétaire d’État chargé du Plan, qui créera le Revenu minimum d’insertion, qui correspond en grande part au concept de revenu de base, mais gère le lien aux autres revenus par un plafonnement absolu.
Le RMI est revu ensuite par le gouvernement Fillon (en 2009, Martin Hirsch étant secrétaire d’État) en se transformant en RSA, Revenu de solidarité active, pour mieux gérer la complémentarité avec les revenus du travail : 100 € de revenus du travail ne génèrent que 32 € d’abattement sur le RSA. Il n’est toutefois pas débarrassé de sa complexité administrative, et n’inclut pas les plus jeunes.
POUR QUE LE REVENU UNIVERSEL SOIT UN PROJET DE LUTTE CONTRE LA PAUVRETÉ
« Revenu de base », « revenu universel », « refonte des minima sociaux »…
ATD Quart Monde souhaite que ces idées de réforme s’inscrivent d’abord dans un projet de lutte contre la pauvreté, en y associant les premiers concernés.
S’il est pensé avec ceux qui ont la vie la plus difficile, nous serions prêts à expérimenter la mise en place d’un revenu de base sur un territoire précis et limité.
Avec un revenu versé à chacun et de manière automatique, les démarches seront simplifiées. C’est un bon point : face à la complexité des dossiers et aussi à l’humiliation de demander, un tiers des personnes éligibles au RSA y renonce !
Mais cela ne changera pas le regard sur les plus démunis. Or les bénéficiaires des minima sociaux veulent d’abord être respectés. Lorsque l’on perçoit le RSA, on est vite suspect : de ne pas vouloir travailler, de vivre au crochet des autres, de frauder…
Les minima sociaux ne permettent pas de sortir de la pauvreté. Avec un minimum vieillesse ou une allocation pour adultes handicapés à 808 e par mois, on parvient tout juste à s’en sortir.
Avec un RSA à 535 e, on doit aller aux distributions alimentaires. Le montant du revenu de base permettra-t-il une vie digne à une personne n’ayant que cela pour vivre ?
Beaucoup bénéficient aussi de « droits connexes », indispensables pour se soigner comme la couverture maladie universelle complémentaire, ou l’aide à la complémentaire santé, pour se loger (les allocations logement), pour se déplacer, etc. Que deviennent-ils dans ces projets ?
Enfin, les personnes en situation de pauvreté sont conscientes de la diminution des emplois peu qualifiés : elles en sont les premières victimes. Or, avec un revenu universel, elles redoutent d’être définitivement évincées du monde du travail, et de s’entendre dire : « On vous a donné un peu d’argent, on ne veut plus vous entendre. »
Au fond, si l’on veut lutter contre la pauvreté, peut-on ne parler que de revenu ?
Le droit à des moyens convenables d’existence, inscrit dans la Constitution, ne peut par ailleurs être dissocié des autres droits fondamentaux : logement, santé, éducation, etc. Leur mise en œuvre, pour tous, doit être pensée dans une cohérence globale. À ces conditions, oui, le revenu de base deviendrait un élément essentiel, un pilier de l’accès de tous aux droits.
Claire Hédon, présidente d’ATD Quart Monde France
UNE IDÉE EN DÉBAT
L’exposé de Lionel Stoleru suscitait de nombreuses questions dans l’assemblée, certaines d’inspiration favorable, qui espéraient une instauration prochaine du revenu de base, d’autres plus défavorables, s’inquiétant des dérives de l’assistanat, ou de la capacité des finances publiques.
Aux seconds, Lionel Stoleru répondait par des considérations sur la nécessité de la solidarité dans notre société, alors qu’un million de personnes s’adressent aux Restos du Cœur, et la possibilité d’ajuster les postes budgétaires, complétée par les économies d’administration découlant de la simplicité de principe du compte fiscal.
“ Des réformes faites aussi bien par des gouvernements de droite que de gauche ”
Aux premiers, il rappelait que par nature on était sur une longue marche, et qu’il faudrait très vraisemblablement donner encore du « temps au temps ».
La question des positions des candidats à la magistrature suprême était évidemment abordée. Lionel Stoleru signalait que les intentions publiées à ce jour en vue de l’élection de 2017 n’étaient pas précises à l’égard du revenu de base ou simplement du RSA.
Il observait aussi que les réformes successives, à une bonne partie d’entre lesquelles il avait contribué, ont finalement été faites aussi bien par des gouvernements de droite que de gauche, avec la participation de personnalités issues des deux côtés.
Enfin, il indiquait qu’un rapport tout récent du Sénat, cosigné par des parlementaires de droite comme de gauche, fournissait une analyse détaillée du revenu de base, notait son adoption récente par la Finlande, et lui marquait sa faveur en en proposant une expérimentation en France.
Ainsi les candidats disposent d’une matière précise et constructive pour s’orienter au service d’une solidarité nationale efficace autant que nécessaire.